Le
libéralisme, une forme de théologie où le marché
est érigé en dieu tout puissant
Par Stéphane
Foucart 22 mars 2024
Des
chercheurs considèrent le libéralisme comme une forme
de pensée théologique. Le marché y fait figure
de dieu digne de foi et tout puissant, avec ses prophètes et
ses commandements.
Vers
la fin des années 1990, un des amis du théologien
Harvey Cox lui conseilla de lire la presse économique.
C’était, lui avait-il assuré, le meilleur moyen
de comprendre la marche du monde. Professeur à l’université
Harvard (Etats-Unis), Harvey Cox ne s’intéressait pas du
tout à ces histoires, et c’est avec une légère
appréhension – celle de ne rien comprendre – qu’il
s’exécuta. Il se mit à compulser quotidiennement
le Wall
Street Journal
et, chaque semaine, les pages économie et entreprises de Time
ou de Newsweek.
« Je
m’attendais à une terra incognita et je me suis au
contraire retrouvé au pays du déjà-vu,
a-t-il raconté quelques mois plus tard dans un article publié
par The
Atlantic.
Ces
pages ressemblaient étrangement à la Genèse,
à l’Epître aux Romains, ou à La
Cité de Dieu,
de saint Augustin. »
Derrière
le jargon et les mots de l’économie, on trouvait « les
éléments d’un grand récit sur le sens
profond de l’histoire humaine, les raisons pour lesquelles les
choses ont mal tourné, et les manières de rectifier la
situation : une mythologie des origines, des récits de
déchéance, une doctrine du péché et de la
rédemption », raconte-t-il.
Relever
les taux d’intérêt pour éviter l’inflation,
ne pas céder aux sirènes tentatrices de l’étatisme
ni aux vertiges de la planche à billets, ouvrir au marché
de nouveaux secteurs d’activité, pratiquer l’ascèse
sous forme d’austérité et de renoncement à
la protection sociale… la félicité, ensuite,
reviendra. Avec, au pinacle de cette « nouvelle
théologie », la figure du marché, dont
Harvey Cox dit qu’il faudrait l’écrire avec une
capitale initiale, « pour signifier à la fois le
mystère qui l’entoure et la révérence
qu’il inspire dans les milieux d’affaires ».
Le Marché, donc, incarné dans une diversité de
marchés, de nature, de taille et d’importance diverses.
« L’humeur
des dieux »
Institution-clé
du fonctionnement de nos sociétés, élément
central de l’analyse économique, le marché n’est
plus seulement, selon le théologien américain, le lieu
de la rencontre entre l’offre et la demande, le mécanisme
qui forme les prix et distribue la richesse produite dans la société.
Il devient une entité transcendante que l’on redoute,
dont on étudie les lois et dont on cherche à comprendre
et anticiper les humeurs.
« Autrefois,
les prophètes entraient en transe et informaient la populace
inquiète de l’humeur des dieux, de l’opportunité
d’entreprendre un voyage, de se marier ou de faire la guerre,
écrit Harvey Cox. Aujourd’hui,
les désirs versatiles du marché sont élucidés
par les bulletins quotidiens de Wall Street et des autres organes
sensoriels de la finance. Ainsi, nous pouvons savoir au jour le jour
si le marché est “inquiet”, “soulagé”,
“nerveux” ou parfois “exubérant”. »
A
la fin des années 1990, la mondialisation de l’économie
est déjà une réalité, qui se donne
notamment à voir à travers ses crises. En juillet 1997,
le gouvernement thaïlandais tente de contrer des attaques
spéculatives en dévaluant sa monnaie, et enclenche une
crise économique qui se propage à tout le Sud-Est
asiatique. Le Fonds monétaire international débloque
plusieurs dizaines de milliards de dollars en échange de
mesures de libéralisation des économies. Les pages
économiques des journaux s’emplissent de débats
ésotériques sur les déterminants de la
croissance, les politiques monétaires et les vertus
autorégulatrices du marché. Harvey Cox n’est
alors pas le seul théologien à percevoir dans ce
dernier le principe central d’une croyance qui irrigue les
milieux d’affaires et les élites politiques
occidentales. Un de ses pairs, David Loy, alors professeur à
l’université Bunkyo de Chigasaki (Japon), publie en 1997
un essai dans le Journal of the American Academy of Religion,
l’une des principales revues de la discipline, sobrement
intitulé : « La religion du Marché ».
CHRISTELLE
ENAULT
« Le
concept de religion est notoirement difficile à définir,
mais si nous adoptons une vision fonctionnaliste et que nous
entendons la religion comme ce qui nous fonde à comprendre ce
qu’est le monde et ce qu’est notre rôle dans le
monde, alors il devient évident que les religions
traditionnelles remplissent de moins en moins cette fonction, parce
qu’elles sont supplantées par d’autres systèmes
de croyances et de valeurs,
écrit-il. (…) Notre
système économique devrait aussi être compris
comme remplissant une fonction religieuse. La science économique,
comme discipline, est moins une science que la théologie de
cette religion. Son dieu, le Marché, est devenu un cercle
vicieux de production et de consommation toujours croissantes,
prétendant offrir un salut séculier. »
Des
théologiens qui flirtent avec l’anthropologie pour
critiquer le marché et l’économie néoclassique,
voilà qui était inattendu. Ces idées n’en
ont pas moins été abondamment discutées, une
décennie durant, dans cette communauté savante.
En 2007, Richard Foltz, professeur au département
d’études religieuses de l’université
Concordia, à Montréal, a résumé une
décennie de réflexions et de débats sur la
« religion du marché » dans la revue
Worldviews,
jugeant
qu’approcher l’économie et le consumérisme
par le prisme théologique était « à
la fois valide et potentiellement utile ».
Offensive papale
Le
pape François a-t-il lu ce texte ? Ces idées ont
en tout cas suffisamment infusé dans le microcosme théologique
pour qu’en 2013, dans sa première exhortation
apostolique (Evangelii
Gaudium
),
le pontifex
maximus
fustige
sans détour le « marché
divinisé » dont
les intérêts sont « transformés
en règles absolues ».
« Nous
ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la
main invisible du marché »,
ajoute-t-il.
Le
renversement historique est cocasse. Car la naissance de l’idée
moderne du marché, en Europe, au XVIIIe siècle,
est précisément le « fruit
du refus d’un ordre social fondé sur la loi divine »,
comme l’écrit l’historien Pierre Rosanvallon dans
un livre publié en 1979, Le Capitalisme
utopique. Histoire de l’idée de marché.
Il s’agit de « penser
l’institution autonome de la société sans
recourir à un quelconque garant extérieur, notamment
d’ordre religieux »,
et de penser le marché comme un opérateur capable
d’articuler les passions humaines – sans les réprimer
au nom de la morale des prêtres –, pour faire fonctionner
la société. Trois siècles plus tard, l’Eglise
prend sa revanche et accuse, à son tour, le marché
d’avoir échoué à faire fonctionner
harmonieusement la société, jusqu’à
remettre en cause l’habitabilité de la planète.
Aux
Etats-Unis, terre sainte du « marché libre »,
l’offensive papale contre la croyance dans les vertus du marché
n’est pas passée inaperçue. Dans leur dernier
livre (Le
Grand Mythe. Comment les industriels nous ont appris à
détester l’Etat et à vénérer le
libre marché,
traduit par Elise Roy, Les Liens qui libèrent, 704 pages,
29,90 euros), les historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik
Conway remarquent que Laudato
si
a été reçue avec une certaine hostilité :
non pour son propos sur la protection de la « maison
commune »,
mais pour sa remise en cause d’une certaine théologie du
marché. Pour avoir « exprimé
ses doutes quant à la capacité des mécanismes
de marché à relever les défis de notre temps »,
le souverain pontife « s’est
attiré les foudres de toutes les familles politiques, droite,
gauche et centre confondus »,
écrivent les deux historiens. Pour eux, c’est l’indice
que le « fondamentalisme
de marché »,
ainsi qu’ils le nomment, traverse aux Etats-Unis l’ensemble
du spectre politique et forme une croyance largement partagée
dans la société américaine.
Savoirs
établis mis en doute
Pourquoi
des historiens des sciences s’intéressent-ils aux
croyances associées au marché ? Depuis une
décennie, Naomi Oreskes et Erik Conway enquêtent sur les
racines historiques et politiques de la remise en cause des grands
résultats issus des sciences environnementales. Dans leur
livre Les
Marchands de doute (Le
Pommier, 2012), les deux chercheurs se sont demandé pourquoi,
dans une société qui valorise tant la science,
certaines connaissances solidement établies sur le
réchauffement climatique, les effets délétères
des pesticides ou les liens entre santé et environnement
étaient systématiquement mises en doute, y compris par
des personnes pourvues d’une solide formation intellectuelle.
« Nous
sommes arrivés à la conclusion que la cause majeure de
ce déni était la prééminence du
“fondamentalisme de marché”,
dit Naomi Oreskes. C’est-à-dire
l’idée que les marchés sont fondamentalement bons
et que leur libre fonctionnement ne peut pas provoquer d’effets
délétères plus importants que ceux que
produirait l’action de l’Etat pour les réguler. »
Or,
la crise environnementale fracture la vision idéalisée
d’un marché omniscient et autorégulateur. Tout au
contraire : c’est le fonctionnement même des marchés
qui est la cause majeure de la dérive climatique et de la
détérioration de l’environnement.
Dans
leur dernier ouvrage, les deux historiens américains
poursuivent ce travail engagé voilà plus de dix ans, en
enquêtant sur les moyens mis en œuvre pour construire et
propager les croyances sur le marché tout au long du
XXe siècle. Soit, en somme, un nouveau chapitre de
l’histoire de l’affrontement entre science et religion
dans le monde occidental : l’astronomie de Galilée
et la biologie de Darwin se sont heurtées à la doctrine
de l’Eglise catholique pendant des siècles ; ce
sont désormais les sciences de l’environnement qui
s’affrontent à la théologie du marché.
L’approche
« fondamentaliste » décrite par Naomi
Oreskes et Erik Conway est-elle la seule explication à la
défiance vis-à-vis des sciences environnementales ?
La simple croyance dans les vertus du marché suffit-elle au
contraire à altérer notre perception collective des
résultats des sciences de l’environnement et à
euphémiser l’ampleur des périls de la crise
écologique ?
La
situation européenne offre des éléments de
réponse. Sur le Vieux Continent, nul « fondamentalisme
de marché » comme aux Etats-Unis : la
régulation est la norme plutôt que l’exception.
Mais, pour résoudre la crise climatique, ce sont des
mécanismes de marché qui sont fréquemment mis en
avant. Des nouveaux sont créés de toutes pièces
pour tenter de « corriger » les effets
indésirables du fonctionnement d’autres marchés.
Quoi que le marché ait fait, il peut le défaire.
Adam
Smith en prophète
L’économiste
Hélène Tordjman, chercheuse au Centre d’économie
de l’université Paris-Nord (Centre national de la
recherche scientifique, université Paris-XIII), a détaillé
ces nouveaux usages de la finance et des mécanismes de marché
dans un livre important (La
Croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie
marchande,
La Découverte, 2021) : créer de toutes pièces
un marché des émissions de gaz à effet de serre,
donner un prix aux services écosystémiques pour les
intégrer au fonctionnement des économies, créer
des instruments financiers pour valoriser le carbone séquestré
dans les forêts et compenser les émissions des autres
secteurs… Cette tendance, écrit l’économiste,
témoigne non seulement d’une « volonté
de maîtrise et d’instrumentalisation de toutes les formes
de vie »,
mais aussi d’une « foi
inébranlable dans les mécanismes de marché ».
« Paradoxalement,
nous comptons répondre aux destructions provoquées par
l’extension des marchés et le déferlement
technique par encore plus de marché et de technique »,
relève-t-elle.
Qu’il
s’agisse de laisser le marché à lui-même ou
d’étendre son emprise sur le monde naturel par la
création de marchés artificiels, la réponse
politique aux défis que rencontrent les sociétés
semble passer, d’une manière ou d’une autre, par
la croyance que le marché est investi de pouvoirs sans
limites, en particulier d’un pouvoir sur les lois de la nature.
« Lorsque
vous entendez sans arrêt des expressions comme la “main
invisible” ou la “sagesse du marché”, vous
comprenez que le marché est l’objet d’une
considération presque mystique,
dit Naomi Oreskes. Une
main invisible qui influe sur le cours des choses, on ne voit pas de
qui d’autre que Dieu lui-même elle pourrait être la
main ! »
Aucune
autre expression populaire que cette « main invisible du
marché » ne suggère avec tant de clarté
la manière dont les pouvoirs du marché sont
surinvestis. L’expression est supposée provenir des
Recherches
sur la nature et les causes de la richesse des nations,
le maître ouvrage d’Adam Smith publié en 1776,
le livre fondateur du libéralisme économique.
Philosophe, moraliste autant qu’économiste, Adam Smith
n’est pas n’importe qui. « Il
suffit de prononcer [son]
nom
dans les temples dévolus au Dieu Marché pour voir les
gens tomber à genoux de dévotion »,
s’amuse Harvey Cox dans son livre. The
Market as God consacre
pas moins de deux chapitres au grand penseur écossais, dont le
théologien américain se demande s’il est
plutôt le saint patron, le père fondateur ou un simple
prophète de la « religion du marché ».
Vu de France, cela peut sembler excessif. C’est moins le cas
aux Etats-Unis, où son culte est tel qu’au début
des années 1980 des membres de l’administration Reagan –
celle qui a lancé un mouvement historique de libéralisation
de l’économie – faisaient grand cas de leurs
précieuses cravates frappées à son effigie.
L’interprétation
– ou plutôt l’exégèse – de ses
écrits revêt donc une importance toute particulière.
Or, de « main invisible du marché », il
n’est aucunement question dans l’œuvre d’Adam
Smith. Dans une étude publiée en 2009 par la revue
L’Economie
politique,
l’économiste et historien de la pensée économique
Jean Dellemotte (université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
montre que, dans toute son œuvre, Smith n’utilise qu’à
trois reprises l’expression « main invisible »,
sans que celle-ci se réfère jamais à une
quelconque loi naturelle garantissant le fonctionnement harmonieux du
marché.
La
genèse d’une expression
C’est
même tout l’inverse. « Lorsqu’on
examine les contextes dans lesquels Smith utilise cette expression,
on constate que celle-ci n’explique rien et traduit au
contraire l’absence d’explication,
dit Jean Dellemotte. Lorsque
Smith écrit que les individus peuvent être
“conduits
par une main invisible”
à
accomplir certains actes plutôt que d’autres, il utilise
cette métaphore pour signifier une absence de philosophie, non
pour faire valoir une loi ou un théorème. »
Pour
l’économiste français, dont la thèse de
doctorat a porté sur Adam Smith et Thomas Hobbes, interpréter
la « main invisible » comme une représentation
des mécanismes de marché est ainsi « le
plus célèbre des lieux communs attribués à
Smith, qui, à force d’être répété,
est parvenu à échapper à toute discussion ou
examen sérieux ».
D’où
est donc venue l’expression « main invisible du
marché » ? Jean Dellemotte estime qu’elle
dérive peut-être de l’interprétation de la
pensée de Smith par un historien et philosophe français,
Elie Halévy (1870-1937), dont les travaux ont été
diffusés dans les milieux académiques anglo-saxons. Au
début du XXe siècle, Halévy a reformulé
la « main invisible », sous les termes
d’« harmonie
spontanée des égoïsmes » ou
d’« identité
naturelle des intérêts ».
« Il
assimilait la “main invisible” à l’idée
selon laquelle la libre concurrence entre les intérêts
privés conduirait nécessairement à un résultat
bénéfique pour la collectivité,
explique M. Dellemotte. Cela
a évidemment contribué à dépeindre Smith
sinon comme un apologue du marché, du moins comme un
précurseur du néolibéralisme. »
Grâce
à l’indexation et à la numérisation
systématique de centaines de milliers de sources disponibles
(romans, essais, revues scientifiques et périodiques divers,
journaux, etc.), Google permet de suivre dans le temps la fréquence
à laquelle l’expression « main invisible du
marché » apparaît dans la langue écrite.
En anglais, « invisible
hand of the market »
n’apparaît
que tardivement dans ce corpus : ce n’est que vers 1950
que l’expression commence à être utilisée…
soit près de 175 ans après la publication de
Recherches
sur la nature et les causes de la richesse des nations.
Sa fréquence d’usage croît sans faiblir, au moins
dans la langue anglaise écrite. L’expression y est en
moyenne quarante-cinq fois plus fréquente dans les textes
publiés en 2020 que dans ceux qui ont été
publiés en 1960. De façon plus surprenante encore,
la formule apparaît et se propage de la même manière
ou presque en français,
en allemand,
en espagnol
et en italien :
apparition au début des années 1960, augmentation
rapide de fréquence jusque dans les années 2000, puis
baisse d’usage plus ou moins marquée.
Miroir
du monde
La
« main invisible du marché » prend ainsi
son envol dans les lexiques vers les années 1950, au moment où
l’école de Chicago – du nom du courant de pensée
fondé par les membres du département d’économie
de l’université de Chicago – commence à
déployer son influence sur le monde académique, les
institutions internationales, les acteurs économiques et les
responsables politiques.
Pour
les tenants de l’école de Chicago et leurs emblématiques
représentants ou inspirateurs, comme Friedrich Hayek (Prix de
la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel
en 1974), Milton Friedman (primé du même titre
en 1976) ou encore George Stigler, lauréat en 1982,
il faut moins d’Etat, des banques centrales indépendantes,
et surtout des marchés libres – dont le fonctionnement
peu ou pas régulé permet d’atteindre l’optimum
économique. A ce programme, que l’on qualifie
aujourd’hui de néolibéral, est venue s’ajouter,
dans les années 1950, une révolution mathématique
qui allait transformer profondément la finance et l’idée
que ses acteurs se font du marché.
« En 1954,
deux mathématiciens et économistes, Gérard
Debreu et Kenneth Arrow, publient un résultat qui sera
considéré comme une sorte de prodige et qui, en moins
de vingt ans, fut à l’origine de la mise en place
des marchés de produits dérivés sur toutes les
places financières,
raconte le mathématicien Nicolas Bouleau, professeur émérite
à l’Ecole des ponts ParisTech, l’un des pionniers
des mathématiques financières. Ils
montrent que l’on peut trouver un équilibre général
sur un marché incluant des biens dits “contingents”,
c’est-à-dire des biens virtuels, dépendants de
l’état du monde dans le futur. »
Philosophiquement,
la portée de ce résultat est considérable
puisque, comme l’explique Nicolas Bouleau, « le
monde entier, non seulement présent, mais aussi à
venir, peut d’une certaine manière être mis en
marché ».
L’une
des conséquences pratiques du théorème
d’Arrow-Debreu a aussi été de rendre inutiles les
calculs de risque que les investisseurs devaient faire avant
d’investir dans tel ou tel actif : « Désormais,
les seules sources pertinentes en matière de risque sont les
avis des acteurs de marché,
ajoute M. Bouleau. C’est
un peu comme si on calculait la prime d’assurance d’un
automobiliste non en fonction d’un calcul des risques réels
d’accident, mais en mettant aux enchères le montant
de la prime d’assurance. »
Ainsi,
non seulement le monde entier, présent et futur, peut être
mis en marché, mais le marché lui-même devient,
aux yeux de ses acteurs, une sorte de miroir du monde. « Au
point que certains lui vouent un véritable culte,
écrit Nicolas Bouleau dans son livre Le
Mensonge de la finance (Ed.
de l’Atelier, 2018).
Le marché devient une sorte de divinité juste et
pacifique, douée de dons calculatoires mystérieux. »
Comme
ne cesse de le dénoncer le mathématicien, c’est
une illusion dangereuse : l’image du monde que renvoient
les marchés financiers aux élites économiques
et politiques est trompeuse. « Aujourd’hui,
nous avons deux rationalités non compatibles qui s’affrontent,
dit-il. Celle
des marchés et celle du monde physique. Et si c’est la
rationalité des marchés qui l’emporte, nous
allons au-devant de graves déconvenues. »
La
toute-puissante croissance
La
foi dans les vertus du marché n’est qu’une des
nombreuses croyances qui traversent le champ économique –
à commencer par les croyances collectives dans la valeur de la
marchandise, de la monnaie, des métaux précieux –
et qui ont fait l’objet de nombreux travaux, de longue date. En
particulier ceux de Marcel Mauss (1872-1950), l’un des pères
de l’anthropologie française, ou de l’économiste
et historien austro-hongrois Karl Polanyi (1886-1964). Son œuvre
majeure, La
Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques
de notre temps
(traduit par Maurice Angeno et Catherine Malamoud, 1944), est, au
sortir de la seconde guerre mondiale, la première grande
analyse critique des conséquences sociales, politiques et,
dans une certaine mesure, environnementales de la capture par le
marché de l’ensemble des processus sociaux.
Le
travail des théoriciens et des praticiens de l’économie
est lui-même partiellement fondé sur un ensemble de
croyances, comme l’ont montré le sociologue français
Frédéric Lebaron (La
Crise de la croyance économique,
Ed. du Croquant, 2010) ou encore l’économiste américain
Robert H. Nelson (Economics
as
Religion.
From
Samuelson
to Chicago and Beyond,
Penn State University Press, 2001).
Pour
l’économiste Eloi Laurent (Observatoire français
des conjonctures économiques, Sciences Po), auteur d’Economie
pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes
(La Découverte,
2023), la croyance dans le marché n’est toutefois pas le
déterminant majeur du fonctionnement des économies
libérales. « La
croyance fondamentale est plutôt la nécessité de
la croissance, telle qu’elle a été gravée
dans le marbre international en 1944 avec la conférence
de Bretton Woods »,
dit le chercheur, auteur de nombreux ouvrages sur les représentations
du monde véhiculées par l’économie
néoclassique et sa vulgate. « Si
l’on reste dans ce cadre, que l’on soit dans un système
de marché libre ou non, la finalité sera toujours la
croissance »,
précise-t-il.
Daniel
Cohen, de l’Ecole normale supérieure de Paris,
prématurément disparu en 2023, pensait lui aussi
que la nécessité de la croissance est la foi qui
surplombe toutes les autres dans le champ de l’économie.
Elle est « la
religion du monde moderne »,
« l’élixir
qui apaise les conflits, la promesse d’un progrès
indéfini »,
écrivait-il en 2015 (Le
monde est clos et le désir infini,
Albin Michel). Harvey Cox ne dit pas vraiment autre chose :
« Voici
le premier des commandements du Marché :
“Il
n’y en a jamais assez !” »
Stéphane
Foucart