Pour les journalistes qui portent un voile, de plus en plus d’obstacles
De plus en plus de rédactions interdisent aux journalistes de porter un voile ou un foulard, et la commission de la carte de presse exige désormais des photos d’identité sans aucun signe religieux. Plusieurs associations dénoncent « des discriminations inacceptables ».
31 mai 2024
Une partie de la profession et plusieurs instances pointent régulièrement le manque de diversité dans la presse et lancent quelques initiatives pour corriger le tir. Des écoles de journalisme (avec des bourses, des prépas « égalité des chances »…) ou des rédactions tentent bien d’améliorer le processus de recrutement pour façonner une presse un peu plus en phase avec la société.
Mais combien de journalistes ont vu leurs candidatures refusées à cause de leur voile ? Combien ont dû le retirer pour exercer ce métier ou préféré renoncer ? Souvent, ce sont les rédactions comme les organisations professionnelles elles-mêmes qui font barrage.
© Photomontage Armel Baudet / Mediapart
« On sait qu’avec un voile, tout est plus compliqué, témoigne Nada, 26 ans, et ce métier, on ne l’aborde pas non plus de la même manière. » À l’école par exemple, « pas question de choisir la spécialité télé », raconte-t-elle. « Je savais que ce ne serait pas possible en France, je me suis tournée vers la presse écrite. »
Nada a travaillé un temps à La Provence où sa tenue ne « posait pas de problème » et cherche désormais un emploi. Elle a envoyé de nombreuses candidatures, refusées ou restées sans réponse. « C’est compliqué de savoir si on me refuse à cause de mon voile, quand ce n’est jamais dit, ni écrit. Je préfère ne pas le penser pour ne pas me victimiser », explique cette jeune femme, qui parle cinq langues et dont le rêve était de travailler à France 24.
Mais la chaîne du groupe France médias monde, qui compte des antennes arabophones, l’interdit. Gnamé, journaliste de 24 ans, a bien tenté de postuler pour l’émission « Pas 2 quartier », un programme montrant « le quotidien des quartiers populaires en France » et qui donne régulièrement la parole à des femmes portant le voile. « Lors de mon entretien, la direction m’a dit que ce n’était pas possible de porter le voile et m’a demandé si ça me dérangeait de le retirer. J’ai dit oui, et le processus s’est arrêté. »
« France médias monde est une entreprise chargée d’une mission de service public », ses salarié·es « doivent respecter une obligation de neutralité » et ne « pas manifester leurs convictions qu’elles soient religieuses et/ou politiques, à l’égard des usagers et de leurs collaborateurs », justifie le service des ressources humaines, règlement interne à l’appui. Selon nos informations pourtant, d’autres rédactions de ce même groupe comptent des journalistes qui portent un voile.
De plus en plus de rédactions interdisent le port du voile
Auprès de Mediapart, France Télévisions confirme appliquer cette même interdiction depuis la loi contre « le séparatisme » du 24 août 2021 confortant « le respect des principes de la République », mais reconnaît ne l’avoir pas encore inscrite dans son règlement intérieur.
Dans le secteur privé, c’est à la discrétion des directions de rédaction. Public Sénat par exemple, qui dépend de la Haute Assemblée et non de l’Arcom, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, a une vision moins restrictive, tout comme l’AFP ou certaines rédactions de presse écrite qui permettent aux journalistes de confession musulmane de porter ou non un voile, un turban ou un foulard. TF1, au contraire, inscrit l’interdiction noir sur blanc dans son règlement quand d’autres s’apprêtent à le faire.
Selon la dernière revue du Syndicat national des journalistes (SNJ) de Ouest-France, publiée le 2 mai dernier, la direction du quotidien régional, l’un des premiers employeurs de presse française, vient de décider de modifier son règlement intérieur. « Pour les salariés en contact avec la clientèle, il est interdit de porter sur le lieu de travail ou dans l’exercice de ses fonctions, des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses », écrit le syndicat. « Par clientèle, il faut comprendre public, puisque les journalistes sur le terrain sont bien concernés », précise-t-il aussi sans se positionner.
Outre ces interdictions, les journalistes qui portent un voile doivent désormais affronter un nouvel obstacle : depuis 2022, la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), composée d’employeurs et de syndicalistes et qui délivre les cartes de presse, a subitement refusé le port des signes religieux sur les photos d’identité.
Nouveau règlement pour les cartes de presse
Un an plus tôt, Manal, 25 ans, sollicite la commission pour obtenir cette carte professionnelle. Cette journaliste du média vidéo Loopsider la veut pour « le symbole », mais aussi pour tout ce qu’elle permet. Sans elle, les journalistes peuvent n’être pas accrédités sur certains événements officiels, être refoulés de certaines manifestations, ou ne pas pouvoir renégocier leur salaire. Mais après plusieurs mois d’attente, « rien n’arrive ».
« Quand j’ai appelé, on m’a dit qu’il y avait un souci avec ma photo et que je ne devais pas porter de signe religieux », se souvient la jeune femme, qui explique alors qu’aucun texte ne le mentionne et finit par obtenir sa carte.
« Dans la mesure où l’assemblée générale de la Commission a figé le format de la photo après la décision de vous délivrer la vôtre, nous vous laissons la possibilité cette année de conserver la photo que vous avez initialement choisie », écrit l’instance qui prévient qu’en 2022, elle devra, comme « tous les journalistes », respecter le format officiel retenu par l’assemblée générale. « La photographie d’identité produite doit répondre aux normes applicables aux photographies figurant sur les cartes nationales d’identité et les passeports », précise désormais l’article 17 de la commission.
Si j’avais encore une carte de presse, je vous la renverrais en confettis de plastique.
L’employeur de Manal et cofondateur du média vidéo Loopsider à la CCIJP
« Depuis, je n’ai plus jamais pu recevoir de carte de presse. Ils ne me la refusent pas officiellement mais me demandent à chaque fois une photo conforme », explique Manal qui, contrairement à d’autres, refuse de céder. Devant elle et la direction de Loopsider, la commission maintient sa décision expliquant que toutes les photos de carte de presse doivent désormais respecter ces normes.
Dans un mail envoyé en juin 2022, Johan Hufnagel, cofondateur et directeur de Loopsider, juge leur réponse « honteuse » et rappelle que de très nombreuses cartes ne sont pas aux normes. « Quant à votre règlement intérieur modifié en urgence l’an dernier, vous n’imaginez pas à quel point je le trouve infâme », ajoute l’ex-directeur de Libération.
« Nous savons, vous et moi, pertinemment pourquoi vous refusez d’accorder une carte de presse à une journaliste intègre, et déjà professionnelle. Nous savons que la CCIJP n’a jamais été une commission en phase avec son temps et avec les valeurs qu’elle est supposée représenter », écrit-il avant de conclure : « Si j’avais encore une carte de presse, je vous la renverrais en confettis de plastique. Si vous vous retrouvez avec une plainte pour discrimination, vous n’irez pas pleurer. » Manal, qui regrette de n’être soutenue par « aucun syndicat », a depuis déposé un recours devant la commission supérieure.
Auprès de Mediapart, Johan Hufnagel déplore une décision qui « lèse uniquement les femmes musulmanes ». « C’est se méprendre sur ce métier, faire croire qu’un ou une journaliste est objectif et qu’on se ressemble tous, ajoute-t-il. Au contraire, son foulard fait partie de son identité et il n’y a aucune raison de lui demander de le retirer. C’est croire qu’on effacerait son rapport à sa religion alors qu’on ne demande pas ça à un musulman, ou un journaliste chrétien ou juif. »
Sollicitée, la présidente de la CCIJP, Catherine Lozac’h, conteste toute discrimination et rappelle que « c’est une règle commune qui s’applique à tous de la même manière ». Comment expliquer que les règles aient changé après la demande de cette journaliste de Loopsider ? « Je suis désolée que Manal le ressente comme ça, mais ce n’est pas son cas qui nous a poussés à modifier le règlement. C’est une décision qui a été votée en assemblée générale après la possibilité d’obtenir sa carte de presse via un formulaire en ligne », explique la présidente.
En 2022, quand Nadiya Lazzouni demande elle aussi sa carte de presse, cette journaliste pour Le Média essuie le même refus. « J’ai renoncé à me battre car je n’avais pas l’énergie pour à l’époque, mais je compte bien entamer des recours », explique-t-elle, dénonçant un « règlement illégal puisque la carte professionnelle n’est pas un document officiel d’identité ».
D’autres journalistes qui portent un foulard, un turban ou un voile, disent quant à elles avoir accepté, « par contrainte ». « J’ai manifesté mon mécontentement mais m’y suis pliée avec regret car je n’avais pas le choix vis-à-vis de mon employeur », témoigne une salariée d’une grande rédaction de presse écrite. « J’ai longuement hésité puis j’ai accepté cette règle car je me dirige vers le journalisme sportif et je suis obligée de l’avoir pour m’accréditer aux événements que je dois couvrir », poursuit Gnamé.
Aujourd’hui journaliste pour le groupe So Press, cette jeune femme n’oublie pas cette journée du 9 février, lorsqu’elle poste un tweet avec la photo de sa carte de presse pour dire toute sa fierté. « J’avais simplement fait un montage pour ajouter une photo d’identité de moi portant un voile. En retour j’ai eu des messages de soutien et de félicitations mais aussi beaucoup d’insultes et de haine. »
Parmi toutes les réponses qu’elle reçoit, celle d’un membre de la CCIJP « ne passe pas ». Cet élu du SNJ lui reproche d’avoir « trafiqué » sa carte de presse d’origine pour y ajouter une autre photo et défend le règlement de la commission. « Posez-vous plutôt la question de pourquoi je ne peux pas avoir mon voile sur une carte professionnelle alors que je travaille avec », lui rétorque-t-elle.
Des associations se mobilisent
Pour dénoncer ce nouveau règlement de la CCIJP, six associations – dont l’Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s (Ajar), l’Association des journalistes LGBTI (AJL), et Prenons la une (PLU) – dénoncent vendredi 31 mai dans une tribune « les discriminations inacceptables que subissent des journalistes dans l’obtention de la carte de presse ». Celles qui portent un voile mais aussi les personnes trans, contraintes d’inscrire leur nom de naissance à l’arrière de la carte.
Selon elles, au moins quatre journalistes n’ont pas pu obtenir de carte de presse avec une photo d’identité les représentant voilées. « Certaines ont fait le choix douloureux de se dévoiler pour l’obtenir, d’autres ne l’ont pas depuis plusieurs années. L’une d’entre elles a fait appel de la décision et nous la soutenons dans ses démarches pour obtenir justice », peut-on lire dans cette tribune.
Pour démontrer le caractère discriminatoire de cette décision, les associations disent avoir recensé « une quarantaine d’exemples de cartes de presse dont la photo ne correspond pas aux exigences de la photo d’identité (lunettes, photo de profil, fond non uni) ». Mediapart a par ailleurs comptabilisé près d’une trentaine de journalistes dans ses propres effectifs possédant une carte ne respectant pas les critères exigés. Sur certaines cartes, les photos ont plus de vingt ans d’ancienneté.
L’invocation opportuniste de cette soi-disant règle ne nous trompe pas sur son caractère islamophobe.
Six associations dénoncent le nouveau règlement de la CCIJP
« Je tombe des nues », commente la présidente de la CCIJP, qui assure que la commission a déjà contrôlé 20 000 cartes sur les 35 000 et exigé une « mise en conformité » à 400 journalistes. « Je vous assure que c’est un traitement que nous souhaitons égal et équitable », enchaîne Catherine Lozac’h qui s’appuie sur le rapport Brachard de 1935, dont sera issu le statut de journaliste professionnel. « La carte sera accordée avec une impartialité totale, hors de toute préoccupation politique, religieuse ou sociale, sans acception de personnes. Il ne saurait en être autrement », disait le texte de l’époque. « Il n’est pas question qu’il puisse en être autrement », dit-elle aujourd’hui.
« Selon un compte rendu de réunion que nous avons pu consulter, la CCIJP le justifie en affirmant que la commission est “assimilée à l’État”, répondant aux mêmes “exigences de neutralité” alors qu’elle défend dans le même temps son indépendance par rapport à l’État avec force », poursuivent les associations : « L’invocation opportuniste de cette soi-disant règle ne nous trompe pas sur son caractère islamophobe. »
Les associations dénoncent des « violences symboliques » pour les journalistes contraintes de présenter une photo d’elles « dévoilées », une mise en danger sur le terrain pour celles qui n’en ont pas et des préjudices parfois réels sur les salaires. Pour les pigistes par exemple, un accord collectif prévoit de calculer leur rémunération selon la date d’obtention de leur carte de presse.
Des syndicats absents
Mais leur tribune ne fait pas l’unanimité. Selon nos informations, le Syndicat national des journalistes (SNJ), la CFDT Pigiste et le SNJ-CGT ont tous refusé de signer. « On ne partage pas certains termes employés dans cette tribune, comme le mot “islamophobe”, et on regrette que ces associations n’aient pas cherché à dialoguer en amont avec la CCIJP », justifie Agnès Briançon du SNJ.
« J’estime qu’on a d’autres chats à fouetter à l’approche de notre congrès », estime quant à lui Emmanuel Vire de la CGT, qui juge cette initiative « très violente » à l’égard des commissaires. « Mon problème est surtout de faire en sorte que des femmes portant un voile puissent intégrer des rédactions. C’est plus important que de se concentrer sur ce bout de papier », ajoute-t-il.
En attendant, l’Ajar soutient Manal dans ses démarches et réfléchit à une possible action devant le tribunal administratif. Pour Slim Ben Achour, leur avocat, elle est bien victime « d’une discrimination liée à la liberté de conscience ». Une discrimination qui serait d’autant plus facile à prouver selon lui qu’il existe « une différence de traitement évident entre les journalistes portant le voile et les autres » ; celles et ceux qui, malgré ce règlement, bénéficient toujours d’une carte avec des photos ne respectant aucune norme.
Ces obstacles, ces débats, et maintenant ces recours, laissent un goût amer à certaines. « Je me dis que cette profession n’est pas prête à se remettre en cause et qu’elle ne représente pas véritablement la société si elle nous met autant de bâtons dans les roues », regrette Gnamé qui hésite à partir travailler à l’étranger : « C’est vraiment difficile de se sentir à sa place ici. »
« Pour les journalistes qui portent le foulard, il y a un soupçon permanent, des préjugés quotidiens et de plus en plus d’obstacles », dénonce Nadiya Lazzouni qui y voit la preuve supplémentaire d’une « islamophobie ambiante ». « Tout ça rend l’atmosphère irrespirable », juge Sara, 27 ans, précisant, elle aussi, « penser à quitter la France ».
Collé à partir de <https://www.mediapart.fr/journal/france/310524/pour-les-journalistes-qui-portent-un-voile-de-plus-en-plus-d-obstacles>