Droits des personnes LGBT+ : l’homophobie est devenue, dans le Sud global, un instrument d’opposition à l’Occident

 

Par Alexandre Aublanc (Casablanca, correspondance), Julien Bouissou, Victor Cariou (Accra, correspondance), Célia Cuordifede (Dakar, correspondance), Marion Dupont, Philippe Jacqué (Bruxelles, bureau européen), Marie Jégo, Faustine Vincent, Benoît Vitkine et Bruno Meyerfeld (Sao Paulo, correspondant) 29/06/2024

 

De Moscou à Dakar en passant par Brasilia, les gouvernements multiplient les mesures contre les droits des personnes LGBT+, mettant en avant une protection de leur identité contre des valeurs qui leur seraient imposées par les pays occidentaux.

 

A Paris, mais aussi à Amiens, Biarritz, Calais, Carcassonne, Laval, Lorient, Nîmes ou Tarbes, l’édition 2024 de la Pride aura une saveur particulière. Hasard du calendrier, le défilé de la Marche des fiertés de ces villes est en effet prévu le samedi 29 juin – soit la veille du premier tour des élections législatives. Le scrutin inquiète nombre d’associations et de militants LGBT+, qui voient par exemple dans l’agression homophobe menée par quatre militants d’ultradroite à Paris le 9 juin un signe avant-coureur de ce que pourrait vouloir dire une victoire de l’extrême droite pour la sécurité des personnes trans, queer et homosexuelles.

Si la situation française concernant les droits LGBT+ peut paraître préoccupante, le contexte international n’est pas moins alarmant. A l’échelle mondiale, la tendance pourrait même être à la régression : dans une synthèse portant sur l’année 2023, Amnesty International pointe particulièrement la multiplication en Afrique des lois ou projets de loi visant à persécuter les membres de la communauté LGBT+.

Assisterions-nous à un backlash à grande échelle, ce retour de bâton conservateur souvent observé après un progrès des droits des minorités ? L’adoption par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies en 2011 d’une résolution sur « les droits humains, l’orientation sexuelle et l’identité de genre » paraît aujourd’hui bien lointaine. « Il est certain que, depuis les années 2010, la multiplication des lois occidentales en faveur du mariage gay, les questionnements suscités par #metoo, mais aussi la plus grande visibilité donnée aux personnes trans ont suscité des réactions négatives de par le monde », constate Marie-Cécile Naves, directrice de l’Observatoire genre et géopolitique à l’Institut de relations internationales et stratégiques.

La politiste souligne notamment le rôle indirect des industries du divertissement et de la pop culture, aujourd’hui mondialisées, dans ce phénomène de rejet : « Tant que l’homosexualité et les droits LGBT+ restaient des thématiques peu discutées en dehors des cercles militants, ils étaient perçus comme des problématiques confinées à l’Occident. Mais avec l’élargissement et la diversification des canaux de diffusion des cultures féministes et LGBT+, ces questions deviennent plus visibles et touchent toutes les sphères de socialisation, jusqu’à être perçues par certains acteurs comme une menace culturelle venue de l’Ouest. »

 

« Perspective anticoloniale »

La manière dont, depuis 2018, la Chine s’en prend régulièrement aux chanteurs de K-pop sud-coréens jugés « efféminés » et porteurs de valeurs occidentales non asiatiques en est un exemple : la question LGBT+ semble aujourd’hui cristalliser le ressentiment à l’égard de l’Occident. Au point que le 16 mai, à Dakar, lors d’un échange consacré aux relations entre l’Afrique et l’Europe, le premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, a mis son interlocuteur – Jean-Luc Mélenchon – en garde : « Les velléités extérieures de nous imposer l’importation de modes de vie et de pensée contraires à nos valeurs risquent de constituer un nouveau casus belli. » Dans son viseur : les minorités LGBT+, largement considérées au Sénégal comme un « phénomène » de dépravation de la société occidentale. Devant un amphithéâtre acquis et un invité médusé, le chef du gouvernement ajoute alors que la défense de ces minorités peut, davantage que les divergences politiques, nourrir un « sentiment antioccidental dans beaucoup de parties du monde ».

 

Matvey, 23 ans, est queer et vit à Kazan, au Tatarstan, où il a grandi. Ses parents ignorent son orientation sexuelle. « J’essaie encore de surmonter des préjugés envers moi-même. » MARY GELMAN

 

Par ce discours, « il décide de lier la perspective décoloniale, ou plutôt anticoloniale, à la question des minorités sexuelles », observe Aminata Cécile Mbaye, professeure à l’université d’Utrecht (Pays-Bas) et autrice d’une thèse, Les Discours sur l’homosexualité au Sénégal (AVM Edition, 2018). Pourtant héritée de la colonisation, « l’homophobie est aujourd’hui devenue une revendication culturelle d’opposition à l’Occident », note-t-elle.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés « Dès qu’un Africain prend position sur l’homosexualité, l’affrontement symbolique avec le Nord se réveille »

Au Sénégal, Ousmane Sonko est loin d’être le précurseur de cette rhétorique consistant à présenter l’homosexualité comme une pratique culturelle occidentale plutôt que comme un droit humain universel. « Avant lui, dès les années 1980, des organisations islamiques, dont Jamra [très conservatrice et influente], accusaient ce qu’elles appelaient “le phénomène de l’homosexualité” d’être importé de l’Occident », souligne Aminata Cécile Mbaye. Plus récemment, en 2021, sous l’impulsion du collectif And samm jikko yi (« ensemble pour la sauvegarde des valeurs », en wolof) regroupant plusieurs associations islamiques, onze députés ont déposé une proposition de loi pour durcir la pénalisation de l’homosexualité, déjà réprimée par une loi punissant les actes dits « contre-nature avec un individu de son sexe » (jusqu’à cinq ans de prison). Leur revendication : « veiller au respect des valeurs traditionnelles » et lutter contre une « perversion de la société sénégalaise » prétendument importée de l’Occident. Ceux-là mêmes avaient lancé un mouvement de désolidarisation de l’écrivain Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du Goncourt 2021, accusé de faire l’apologie de l’homosexualité dans un précédent ouvrage. Sa « surmédiatisation occidentale » était jugée « suspecte », selon le leader de Jamra.

 

Marie-Cécile Naves note elle aussi que l’accusation de néocolonialisme revient de plus en plus souvent en matière de droits LGBT+. « L’invitation occidentale à la tolérance et à mettre fin aux persécutions est perçue chez ces acteurs comme une propagande ou un prosélytisme visant à diffuser l’homosexualité partout dans le monde et à pervertir leur société avec des valeurs exogènes », relève la politiste : de la même manière que les pratiques sexuelles qui lui sont associées sont soupçonnées d’infecter le corps humain, l’homosexualité infecterait le corps social comme une maladie ou un poison et constituerait ainsi une menace pour les identités et les cultures locales.

 

Pression des islamistes

Au Maroc, où l’homosexualité est depuis 1962 passible de prison, c’est avec l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (PJD), en 2011, que le discours anti-LGBT+ a pris des allures de manifeste contre les valeurs supposées de l’Occident. En 2016, Abdelilah Benkirane, alors chef du gouvernement, avait ouvertement accusé l’Europe de vouloir « obliger tous les pays à adopter la cause » des homosexuels. Un an après, son ministre des droits de l’homme, Mustapha Ramid, avait qualifié ces derniers de « détritus », arguant que l’homosexualité est « un crime » au Maroc, alors que dans les pays occidentaux, c’est « un droit pour lequel on organise des fêtes ».

En 2014, le film L’Armée du salut (adaptation du livre éponyme paru en 2006), dans lequel l’écrivain et réalisateur Abdellah Taïa, ouvertement homosexuel, raconte la trajectoire d’un jeune gay à Casablanca, avait à son tour soulevé l’ire des islamistes. Attajdid, le journal du PJD, avait dénoncé une œuvre « financée par l’Occident » pour « provoquer les forces conservatrices du pays ». Même après son départ du gouvernement, en 2021, la formation islamiste, qui fonde toute son idéologie sur le logiciel coranique, n’a cessé de dénoncer les prétendues « déviances » illustrées, selon elle, par les pays occidentaux. Ce conservatisme assumé du PJD rejoint la position de la majorité des Marocains, qui se déclarent opposés à la légalisation de l’homosexualité, et plus largement aux relations sexuelles hors mariage. Selon un sondage publié en juin par le réseau de recherche Arab Barometer, quatre Marocains interrogés sur dix disaient soutenir un système juridique régi par la loi islamique.

 

Les islamistes ne sont pas les seuls à nourrir ce jeu d’opposition entre le Maroc et l’Occident, dans lequel la défense des valeurs islamiques tient lieu de repoussoir au prétendu « libéralisme » de l’Europe en matière de mœurs. En 2016, Hamid Chabat, le secrétaire général du Parti de l’Istiqlal, la plus ancienne formation politique du royaume chérifien, avait dénoncé « la guerre contre l’islam » menée par les militants de la cause homosexuelle au Maroc et à l’étranger.

L’instrumentalisation présumée de l’homosexualité par l’Occident fait irruption jusque dans le sport. En 2018, une partie de la presse marocaine, dont le quotidien Al Ahdath Al Maghribia, l’un des plus forts tirages du pays, avait critiqué la venue d’une commission de la FIFA chargée des droits de l’homme, alors que le Maroc s’était porté candidat à l’organisation de la Coupe du monde de football 2026. Les journaux avaient pointé le rôle du « lobby américain », accusé d’utiliser « le dossier de l’homosexualité comme carte de pression sur le Maroc », les Etats-Unis étant eux aussi, à l’époque, sur les rangs pour accueillir la compétition.

 

Sanctions internationales

Plus encore, le fait que des institutions internationales conditionnent certaines aides au respect des droits des personnes LGBT+ exaspère de nombreux pays africains. Au Ghana, pays d’Afrique de l’Ouest qui criminalise les relations homosexuelles depuis 1961, la législation a été durcie en février. Adoptée à la quasi-unanimité au Parlement, la loi dite « des droits sexuels humains et des valeurs de la famille » prévoit notamment des peines allant de trois à dix ans d’emprisonnement pour toute personne identifiée comme membre ou défendant les droits de la communauté LGBT+. Ce texte vise, selon Sam Nartey George, député de l’opposition et principal soutien de la loi, « à stopper l’assaut de certaines forces occidentales qui tentent de changer la culture ghanéenne et ce que le Ghana représente ».

Or, moins d’une semaine après le vote au Parlement, le débat a pris un tournant économique inattendu. Le 4 mars, Mohammed Amin Adam, ministre des finances, alerte sur le risque financier qu’une telle loi ferait courir au pays : selon un document officiel, le Ghana perdrait en effet les aides accordées par la Banque mondiale, soit 3,8 milliards de dollars (3,56 milliards d’euros) en quatre à cinq ans.

L’intervention du ministre n’a pas manqué de faire réagir au sein de la sphère politique, mais aussi religieuse. Au lendemain de l’annonce, l’imam cheikh Armiyawo Shaibu, porte-parole du grand imam du Ghana, déclarait dans une interview au média JoyNews que « le fait que le gouvernement permette aux pays occidentaux (…) d’influencer sa décision sur le projet de loi est une insulte à la démocratie ghanéenne (…). Cela fait de notre indépendance un non-sens total ».

Ce cas de figure a un précédent célèbre : l’Ouganda, où le durcissement de la loi contre l’homosexualité, l’une des plus répressives au monde, a entraîné la suspension des financements de la Banque mondiale. Trois mois après l’adoption, en mai 2023, d’un texte qui prévoit de lourdes peines pour les personnes ayant des relations homosexuelles et faisant la « promotion » de l’homosexualité, l’institution de Washington avait annoncé qu’aucun nouveau financement public pour l’Ouganda « ne serait soumis à son conseil d’administration », jusqu’à ce que « l’efficacité de nouvelles mesures soit testée ».

Interrogée par Le Monde sur ce qu’elle entend par ces « nouvelles mesures », la Banque mondiale n’a donné aucun éclaircissement. Elle cherche par tous les moyens à éviter que les bénéficiaires de ses projets en Ouganda, par exemple dans la santé ou l’éducation, ne soient victimes de discriminations ou de menaces. Selon elle, la nouvelle loi « complique l’accès aux soins médicaux vitaux et le dépistage de maladies », tout en n’étant pas conforme à « ses valeurs d’inclusion et de non-discrimination ». La loi a été qualifiée par le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, de « probablement la pire au monde en son genre ».

 

Ingérence

Signe des temps : contrairement à ce qui s’était passé en 2014, lorsque l’Ouganda avait abandonné le durcissement de sa législation contre les homosexuels pour éviter le report d’un prêt de 90 millions de dollars, le pays n’a cette fois pas cédé aux pressions. La Cour constitutionnelle a refusé d’annuler la législation en avril, à l’exception de quatre dispositions. Dans une tribune publiée par The Conversation en novembre 2023, le chercheur norvégien Jon Harald Sande Lie voit dans cette nouvelle attitude la conséquence de l’émergence de nouveaux donateurs comme la Russie, les pays du Golfe, la Chine ou le secteur privé, qui remplacent les bailleurs de fonds occidentaux, marquant le passage à « une ère où les rivalités géopolitiques sont plus importantes sur le continent africain ».

 

Alisa, tatare et lesbienne, vit à Kazan, en Russie. Elle a grandi dans une famille musulmane très pratiquante avec laquelle elle ne peut pas parler ouvertement de son orientation. « C’est une période effrayante, mais je refuse de vivre dans la peur. » MARY GELMAN

 

En mettant la pression sur le pays, la Banque mondiale s’expose par ailleurs aux critiques d’ingérence, que, pourtant, ses statuts lui interdisent. « Il est regrettable que la Banque mondiale et d’autres tentent de faire pression pour que nous abandonnions notre foi, notre culture, nos principes et notre souveraineté, en utilisant l’argent », a estimé le président ougandais, Yoweri Museveni. Alors que l’Ouganda est l’un des pays les plus pauvres de la planète, la suspension de l’aide au développement a des conséquences importantes. Dans les mois qui ont suivi l’adoption de la loi anti-homosexuels, l’assèchement des capitaux étrangers a précipité la dévaluation du shilling ougandais, contraignant la banque centrale du pays à légèrement relever, en mars, ses taux d’intérêt directeurs. « L’adoption de la loi anti-homosexuels a été mal accueillie par les donateurs et les partenaires du pays, ce qui complique sa situation financière », a commenté le Fonds monétaire international. L’administration américaine a aussi retiré l’Ouganda de l’accord commercial de l’African Growth and Opportunity Act.

Lire aussi | Ouganda : inquiétude internationale à la suite d’une décision confirmant une loi anti-LGBT+

Les Européens, de leur côté, sont confrontés au même dilemme que la Banque mondiale. « La Commission s’engage pleinement à respecter l’Etat de droit, les droits de l’homme, la justice et les valeurs », réaffirme-t-on à Bruxelles. Et dans ce cadre, « les droits des LGBT+ sont des droits de l’homme. L’UE s’est engagée à protéger les personnes LGBT+ et à les aider à renforcer leur capacité à mieux faire valoir leurs droits ».

 

 

Entre l’UE et ses Etats membres, l’Europe a versé quelque 78 milliards d’euros d’aide publique au développement en 2023, selon l’OCDE. A ce titre, le bloc communautaire est le premier donateur mondial. Dans l’ensemble de ses instruments, au niveau européen ou au niveau national, le respect des droits des LGBT+ est donc une condition pour obtenir les prêts et les dons de la part des pays européens. « C’est même assez haut dans les priorités », confie un diplomate à Bruxelles.

Mais si la Commission a le pouvoir de suspendre les conventions de financement si les pays partenaires manquent à leurs obligations en matière de respect des droits de l’homme, elle n’est pas favorable à ce type de suspension. « Il y a la manière de faire passer les messages, décrypte un diplomate européen chargé notamment des relations avec l’Afrique. La Banque mondiale a réagi en dénonçant la loi ougandaise contre l’homosexualité en interrompant l’aide qu’elle apportait au pays. Ce type de dénonciation est aujourd’hui, au mieux, contre-productive. »

 

L’UE manie la carotte et le baton

« Pour s’assurer du respect des valeurs universelles, les Européens se sont longuement interrogés sur la réaction la plus efficace et la plus utile, analyse une autre source diplomatique. Il y a quelques années, en 2014, quand l’Ouganda avait adopté sa première législation homophobe, cela avait suscité des levées de boucliers dans le monde occidental, et certains pays, comme les Pays-Bas, avaient interrompu leur aide au développement. Depuis, le rapport de force s’est inversé, ce type de réaction ne fonctionne plus et l’UE a opté pour un dialogue discret, direct, à huis clos. »

Dès lors, plus question de multiplier les communiqués de la Commission dénonçant ces pratiques. « Nous les laissons aux ONG, dont c’est le boulot. Nous, nous nous concentrons sur la diplomatie en coulisse. » De manière discrète, « l’UE mène un dialogue politique avec les pays partenaires pour lutter contre la discrimination à l’égard des LGBT+ et éradiquer la criminalisation des comportements homosexuels », précise un fonctionnaire européen.

Quelquefois, ce sont même les dirigeants avec qui les Européens sont en contact qui exigent de la discrétion. « Vu la sensibilité de leur opinion publique, souvent de plus en plus conservatrice, ils nous conjurent de ne pas évoquer le sujet publiquement, afin d’éviter que les oppositions s’en saisissent », relate un spécialiste de l’aide au développement.

 

 

L’UE manie la carotte et le bâton. « L’aide financière est allouée sur la base des progrès réalisés par les pays tiers, notamment en matière de démocratie ou de droits de l’homme », rappelle-t-on à la Commission. Si un pays respecte ses engagements, il pourra compter sur davantage d’aides européennes. En cas de dérapage, l’Europe dispose de mesures plus négatives, sans aller jusqu’à suspendre l’aide. « Un pays risque par exemple de subir une résolution du Parlement européen, non contraignante, mais qui donne néanmoins une mauvaise publicité… Il y a également des possibilités de saisir les instances du Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève… », énumère une source.

Couper les aides, comme la Banque mondiale le propose, peut avoir des effets indésirables. « Dans le cas des LGBT+, la fin de l’aide pèse souvent sur les politiques de santé, sur les politiques de sensibilisation aux risques liés à la diffusion du VIH, par exemple. Notre principe, c’est donc de ne pas nuire », reprend cette source bruxelloise, qui conclut : « De manière générale, nous tentons toujours de trouver une porte de sortie. »

 

Thème de campagne

Au-delà de l’attribution des aides au développement, les conditions d’adhésion à l’Union européenne – un sujet sur lequel les Etats membres ne sont, à l’heure actuelle, pas prêts à négocier – font elles aussi polémique. En Géorgie notamment, une bonne partie de la population, conservatrice et pieuse, perçoit la question des droits des minorités sexuelles comme une forme d’ultimatum commandé par l’Union européenne à ses nouveaux membres.

« Les Européens veulent obliger les Géorgiens à adopter le mariage homosexuel pour pouvoir entrer dans l’UE », confiait ainsi au Monde Tamar Khorgouani, une sexagénaire rencontrée le 17 mai à Tbilissi dans le cadre de la Journée de la pureté de la famille, un rassemblement organisé par l’Eglise orthodoxe en opposition à la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Dans le cortège, les manifestants faisaient savoir que « la famille, c’est un papa et une maman ».

L’idée que l’Europe cherche à imposer le mariage gay est martelée par le Rêve géorgien, le parti au pouvoir en Géorgie, et par sa meilleure alliée, l’Eglise orthodoxe, qui est aussi « l’institution jugée la plus fiable du pays », selon un rapport publié en 2021 par la Fondation Carnegie. Au nom de la défense des « valeurs traditionnelles géorgiennes », ces deux alliés s’opposent au modèle sociétal que l’Union européenne cherche, selon eux, à imposer aux Etats candidats à l’adhésion, dont la Géorgie. L’argument fait mouche parmi la population.

Le Parlement de Tbilissi a adopté en première lecture, jeudi 27 juin, un projet de loi sur la « protection des valeurs familiales et des mineurs », ainsi que des amendements à dix-huit lois, destinés à priver les minorités sexuelles de leurs droits. Cette nouvelle loi interdit le mariage entre personnes de même sexe, l’adoption d’un enfant par les personnes non hétérosexuelles et par « ceux qui s’identifient comme différents de leur sexe », ainsi que les opérations chirurgicales pour changer de genre.

Il bannit également les rassemblements publics « visant à promouvoir les relations homosexuelles et l’identification d’une personne à un genre différent », la diffusion d’informations sur le sujet, assimilée à de la « propagande LGBT », et toute référence ou image positive des relations entre personnes de même sexe dans les médias, les films et à l’école. Les contrevenants se verront infliger des amendes jusqu’à 5 000 laris (environ 1 660 euros), une somme colossale dans ce pays du Caucase où le salaire mensuel moyen est de 1 300 laris. En cas de violation répétée, ils seront poursuivis au pénal.

 

Yulia et Kris chez elles, à Saint-Pétersbourg (Russie), en novembre 2022.

 

 Yulia est militante et créatrice du service en ligne « Psyche for Help » : « Je me souviens de la vague de panique qui a suivi le vote de la loi contre la “propagande” des relations sexuelles non traditionnelles. Les dernières organisations LGBTQ + ont fermé leurs portes, leurs organisateurs ont fui à l’étranger et à partir de ce moment-là, plus rien n’a été pareil. » MARY GELMAN

L’homophobie s’annonce même comme le thème phare de la campagne du Rêve géorgien pour les élections législatives prévues le 26 octobre. L’essentiel pour le parti conservateur et son fondateur, Bidzina Ivanichvili, le milliardaire prorusse qui tire les ficelles du pays, est de parvenir à mobiliser l’électorat conservateur, de façon à se maintenir au pouvoir pour un quatrième mandat. Et de compromettre le rapprochement avec l’Union européenne, six mois après que Bruxelles a octroyé le statut de candidat officiel à la Géorgie.

 

Propagande médiatique

Erigée comme un enjeu majeur de civilisation, la question des droits des LGBT+ s’est globalisée, les conservateurs géorgiens n’hésitant pas à s’allier à des traditionalistes américains, hongrois, russes pour défendre les valeurs familiales et ramener les minorités sexuelles à la clandestinité. Invité à s’exprimer à la tribune de la Conservative Political Action Conference, une réunion de conservateurs américains qui s’est tenue en Hongrie le 25 avril, le premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, s’est alarmé de la « perte d’identité des individus » aux Etats-Unis et en Europe, surtout, où, « selon des études sociologiques, environ 20 % des personnes âgées de 18 à 25 ans se déclarent LGBT+ ».

Le sujet des minorités sexuelles se heurte en effet au conservatisme de la société géorgienne, très paternaliste et qui n’a guère connu de révolution sociétale majeure, ni pendant la période passée sous le joug soviétique (1921-1991) ni après. Largement favorables à l’entrée dans l’Union européenne, les Géorgiens révèrent l’Eglise orthodoxe, rétrograde et aux ordres de Moscou, à laquelle ils se fient plus que tout. Un conservatisme religieux soigneusement entretenu par le parti au pouvoir, lequel, en 2017, a fait modifier la définition du mariage dans la Constitution. Celle-ci est passée d’une union de conjoints ayant « des droits égaux et un libre arbitre » à « une union entre un homme et une femme ».

A la stigmatisation des minorités sexuelles s’ajoutent aussi les mille et une fausses nouvelles véhiculées par les réseaux sociaux et par les chaînes d’information progouvernementales et prorusses. Le 22 mai, Georgui Kardava, un présentateur de la chaîne de télévision pro-Kremlin Alt-Info, a affirmé que le Bundestag, en Allemagne, venait de dépénaliser la diffusion de documents visuels à caractère pédopornographique, pointant le danger couru par les mineurs dans l’Occident dépravé. Dans l’espace postsoviétique, les homosexuels sont souvent assimilés à des pédophiles et à des auteurs d’inceste. « La Russie jette constamment de l’huile sur le feu, notamment sur les réseaux sociaux », abonde une source diplomatique.

De fait, la Russie occupe une place à part dans ce tableau, non seulement pour l’ancienneté et la virulence du discours anti-LGBT+ qui y a cours, mais surtout pour l’utilisation précoce de ce sujet comme instrument de politique étrangère.

L’apparition du thème dans le discours public remonte au début des années 2010, avec le retour de Vladimir Poutine à la présidence, et plus encore à l’après-2014, au début de la guerre en Ukraine et de la confrontation avec l’Occident. A l’époque, le choix n’a rien d’évident : si l’on se fie aux sondages, la société russe est alors en train d’évoluer vers une plus grande acceptation de l’homosexualité et des homosexuels. En 2003, signe parmi d’autres, la Russie a envoyé le groupe t.A.T.u. à l’Eurovision – un duo qui fonde son identité sur le lesbianisme supposé de ses membres.

 

Soutien de l’Eglise orthodoxe

L’avant-poste de la propagande d’Etat sur le sujet est la télévision, lieu de toutes les outrances. A longueur de talk-shows ou d’émissions d’actualité, les intervenants mélangent allègrement homosexualité et pédophilie et le moindre cours d’éducation sexuelle en Europe est présenté comme une incitation faite aux enfants à changer de sexe. Le député Alexeï Jouravlev peut affirmer très sérieusement, en 2022, que « le Danemark a ouvert des bordels pour les zoophiles où l’on peut violer des tortues ». Un an plus tôt, le chef du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev, également ancien directeur du FSB, évoquait déjà dans une interview « certains endroits [en Occident] où le mariage avec des animaux est légalisé ».

A chaque campagne électorale, des clips rivalisent d’ingéniosité pour décrire un pays confronté au danger de la submersion venue de l’Occident « dégénéré », qui ne trouve son salut que dans les « valeurs traditionnelles ». Au passage, cette stratégie a permis au Kremlin d’affermir son alliance avec l’Eglise orthodoxe, fidèle soutien du pouvoir.

Cette stratégie prend un caractère offensif lorsque les agences de Moscou à l’étranger s’en emparent. Le thème devient un incontournable des conférences et des rencontres organisées par l’Institut de la démocratie et de la coopération, de Natalia Narotchnitskaïa, basé à Paris, ou par les différentes structures « conservatrices » parrainées par l’ancien patron des chemins de fer russes Vladimir Iakounine, l’un des agents d’influence du Kremlin à l’étranger.

L’Europe n’est pas la seule visée. En 2015 et 2016, des congrès des familles sont organisés à Chisinau, en Moldavie, et à Tbilissi, en Géorgie. Ces événements ouvertement homophobes s’appuient sur les formations prorusses locales et les réseaux de l’Eglise orthodoxe.

C’est finalement dans un second temps que vont s’accumuler les lois répressives visant les personnes LGBT+ en Russie même. Si une première législation contre la « propagande LGBT+ », censée « protéger » les mineurs, est adoptée en 2012, celle-ci est renforcée fin 2022, après l’invasion de l’Ukraine. Le texte, qui interdit la « propagande » des « relations sexuelles non traditionnelles » – soit les relations homosexuelles, mais aussi la pédophilie –, entraîne le retrait des rayons et des catalogues de dizaines de livres et de films.

 

Poutine pourfendeur du « wokisme »

La guerre en Ukraine provoque un durcissement législatif, mais aussi rhétorique. La lutte contre les LGBT+ est présentée comme un élément du « conflit civilisationnel » entre la Russie et l’Occident, dont le terrain ukrainien ne serait qu’une expression. Les homosexuels et les personnes transgenres sont qualifiés par des députés de « traîtres » ou de « menaces à la sécurité nationale ». En septembre 2022, Vladimir Poutine évoque un Occident « sataniste ».

Au cours de l’année 2023, les transitions de genre sont interdites, et un hypothétique « mouvement international LGBT+ », aux contours flous, est interdit par la Cour suprême, entraînant la fermeture des dernières associations encore actives dans le soutien aux homosexuels. La sphère intime, jusque-là épargnée, est touchée à son tour : des clubs gay sont attaqués par la police ; des individus sont poursuivis pour « propagande homosexuelle » pour des annonces sur des sites de rencontre ; des hauts fonctionnaires sont victimes d’outing.

L’offensive paraît largement réussie pour la Russie, qui a réussi à s’imposer comme une référence pour une partie de l’opinion mondiale. Moscou a d’ores et déjà entrepris de renouveler son discours en l’élargissant. Vladimir Poutine a donné des indications dans son discours devant le club de réflexion Valdaï, dès septembre 2021, en se présentant en garant mondial d’un « conservatisme modéré ». Détournant Martin Luther King (« Mon rêve est qu’un jour mes quatre enfants vivront dans un pays où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur leur personnalité »), il se pose en pourfendeur de la discrimination positive, de la cancel culture ou du « wokisme ».

Pourtant, contrairement à ce qu’en dit publiquement Vladimir Poutine, en matière de droits LGBT+, « ce n’est pas “l’Occident” versus “le reste du monde” », avance Marie-Cécile Naves. La chercheuse commence par souligner que ces mêmes questions sont souvent instrumentalisées pour discréditer un adversaire politique au sein d’un contexte national identique, ou encore dans le cadre de rivalités régionales avec lesquelles l’Occident n’a peu ou rien à voir – comme l’a montré la réception contrastée du film Barbie au Qatar et en Arabie saoudite.

Surtout, courants pro- et anti-LGBT+ coexistent au sein même des pays occidentaux, rappelle la politiste : « La droite américaine trumpiste et les groupes évangélistes font bien sûr partie de l’internationale anti-LGBT+. Dans quasiment tous les pays, des acteurs conservateurs cherchent à protéger un ensemble de valeurs “traditionnelles” mythifiées, idéalisées, pour conjurer des évolutions sociales qui, à certains égards, ont semblé inéluctables étant donné leur visibilité accrue. »

 

Le cas brésilien

Les alliances passées dans le cadre de cette croisade ne recoupent pas forcément une prétendue opposition entre l’Occident et le reste du monde. Ainsi, pour mener à bien son offensive au niveau international contre l’extension des droits pour les personnes LGBT+, l’avortement ou la notion de genre, l’ex-président brésilien Jair Bolsonaro n’a pas hésité, durant son mandat, à s’aligner en diverses occasions sur les pays les plus conservateurs, voire rétrogrades, en la matière. Une politique pilotée par le ministre des affaires étrangères de l’époque, Ernesto Araujo, trumpiste enthousiaste, climatosceptique assumé, complotiste notoire et catholique ultraconservateur, épaulé par Damares Alves, ministre de la femme, de la famille et des droits de l’homme, pasteure évangélique ultraradicale et antiavortement de l’Eglise quadrangulaire.

Son gouvernement a ainsi tenté de faire disparaître la mention d’« égalité de genre » des textes internationaux, remplacée par « égalité entre l’homme et la femme ». La notion de « genre » a été bannie de tous les communiqués du ministère des affaires étrangères, qui a systématiquement aligné sa diplomatie sur un axe ultraconservateur et anti-LGBT+ mené par Donald Trump et Viktor Orban. Ce dernier a été érigé en « frère » par Jair Bolsonaro, en février 2022, lors d’une visite à Budapest. « Nous communions avec beaucoup d’emphase dans la défense de la famille. Une famille bien structurée rend la société saine », déclarait alors le président brésilien.

 

Au Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le Brésil a également joint sa voix à celle de pays musulmans autoritaires et très conservateurs. En 2019, il votait en faveur d’un texte porté par le Pakistan proposant le retrait de l’éducation sexuelle d’une résolution et s’est joint à l’Afghanistan, à Bahreïn, à l’Egypte, au Qatar, à l’Arabie saoudite et à la Somalie. Dans ses discours annuels à l’Assemblée générale de l’ONU, Jair Bolsonaro mentionnait systématiquement la défense de la famille traditionnelle, « fondement de la civilisation ». « L’idéologie a envahi nos foyers pour s’attaquer à la cellule de base de toute société saine, la famille. Ils tentent également de détruire l’innocence de nos enfants en pervertissant jusqu’à leur identité la plus fondamentale et élémentaire, la biologie », disait-il, en septembre 2019, à la tribune des Nations unies.

 

Sujet intime

Mais pourquoi la rhétorique anti-LGBT+ fonctionne-t-elle si bien pour discréditer un ennemi ? « Les questions d’homosexualité ou de transidentité sont envisagées comme des atteintes à la masculinité traditionnelle, et donc à tout ce qui lui est associé : la force, la puissance, le pouvoir, la respectabilité », analyse Marie-Cécile Naves. Valoriser des masculinités alternatives revient alors à faire preuve de faiblesse – un engrenage perçu comme pouvant mener à la décadence.

Surtout, par leur caractère profondément intime, ces questions touchent tout un chacun et permettent donc de mobiliser largement. « Quelles que soient la croyance ou la sensibilité politique d’un individu, les questions de sexualité et de genre se prêtent plus que toutes autres considérations à de vives réactions, car chacun les ressent dans sa propre chair, souligne la chercheuse. Lorsque l’on y touche, des composantes de sa propre identité que l’on pensait acquises et immuables chancellent. Les fantasmes et les peurs que cela peut susciter – peur de pratiques corporelles et sexuelles nouvelles, peur de la fin de la différenciation des sexes, peur d’une société dans l’impossibilité de se reproduire et confrontée à sa propre disparition – n’en sont que plus faciles à réactiver à des fins politiques. »

Une chose est sûre, aux yeux de la politiste : la géopolitique ne peut plus ignorer les sujets que l’on nommait autrefois « de société ». « Des questions comme celles du féminisme, des droits LGBT+ ou encore du droit à l’avortement ont des impacts sur l’économie, sur l’éducation, sur les politiques publiques, sur la santé. Nous ne pouvons plus en faire l’impasse : tout s’entrecroise », conclut-elle.