Basic-Fit, le modèle « low cost » appliqué au fitness

En dix ans, l’entreprise au sac à dos orange est devenue leader européenne des salles de sport, avec une stratégie économique agressive, qui reprend les grands principes de baisse de prix et de réduction des coûts, déjà éprouvés dans le transport aérien. Et qui transforme en profondeur le marché.

Clément Pouré

25juillet 2024

 

Sur la photo, Vincent Roger est tout sourire. Mercredi 24 janvier 2024 à Paris, avenue des Champs-Élysées, le délégué ministériel chargé de la grande cause nationale du sport inaugure en grande pompe la huit centième salle de Basic-Fit, leader en France des salles de sport. Le moment est fort, symbolique, même. L’occasion pour Basic-Fit d’annoncer son partenariat avec la grande cause nationale 2024, l’activité physique et sportive, à laquelle il contribue pour 1 million d’euros.

Inconnu en France aux débuts des années 2010, Basic-Fit s’est forgé en quinze ans l’image d’un acteur incontournable du sport, reconnu au sommet de l’État. La branche française, la plus importante du groupe numéro un des salles de sport en Europe, compte aujourd’hui 830 enseignes, affiche un chiffre d’affaires annuel de plus de 400 millions d’euros et revendique plus de 2 millions de membres. Un succès dopé par une stratégie low cost, que Mediapart décrit dans cette enquête en trois volets.

Comment s’explique le succès de la marque ? d’abord par son offre à bas prix (19,90 euros par mois) et par la promesse de rendre le sport accessible à toutes et tous. Teddy Riner comme parrain, le sac à dos parfois offert à l’inscription et devenu porte-étendard de la marque, le soutien à la grande cause nationale : tout est bon pour faire connaître l’enseigne. « Basic-Fit renvoie l’image d’une salle de sport accessible à toutes et tous, à la fois dans les prix comme dans la pratique », analyse Guillaume Vallet, professeur en sciences économiques à l’université Grenoble-Alpes et auteur de La Fabrique du muscle (éditions de l’Échappée, 2022). 

Amélie Oudéa-Castéra, ministre des sports, visite une salle Basic-Fit à Toulouse le 20 janvier 2023. © Photo Lydie Lecarpentier / REA

 

Quand on veut, on peut, et Basic-Fit est là pour aider. « C’est un exemple typique de capitalisme de vulnérabilité, reprend le chercheur, qui surfe à la fois sur une nouvelle mythologie du sport et du muscle, popularisée sur les réseaux sociaux, pour nous vendre une solution individuelle à nos insécurités. L’individu, face à des crises systémiques, est renvoyé à lui-même. »

Autrement dit, l’idéologie libérale appliquée aux salles de sport qui, précise le chercheur, se nourrit aussi du discours ambiant sur une prétendue crise de la masculinité. « On ne peut pas nier que c’est aussi une culture masculine, si ce n’est masculiniste. Les salles modernes, dont Basic-Fit est un porte-étendard, sacralisent le muscle. On installe les croyances qu’il faut être des hommes forts dans une société incertaine. Dans un sens, le muscle sert de référence, d’ancrage, d’outil identitaire. »

 

À l’assaut du marché français

L’Orange bleue (environ 400 salles en France), Fitness Park (270 salles) : à l’instar de Basic-Fit, plusieurs grandes enseignes misent sur une image accessible de la salle de fitness, afin de conquérir un secteur que les expert·es estiment en pleine expansion.

« Le marché français est en retard par rapport à ses voisins européens. Six mille salles de sport en France contre 12 000 au Royaume-Uni et 20 000 en Allemagne. Le taux de pénétration du marché [nombre de client·es rapporté à la population – ndlr] est aujourd’hui entre 8 % et 9 %, détaille Thierry Marquer, PDG du groupe l’Orange bleue. En adoptant une politique tarifaire très attractive au départ, avec des budgets de communication pharaoniques qui, en réalité, bénéficient à toute la profession, Basic-Fit a permis à beaucoup de pousser pour la première fois la porte d’une salle de fitness. »

Les moyens sont centraux dans cette nouvelle guerre économique. Historiquement dominé par des groupes familiaux et des acteurs indépendants, le marché des salles de sport s’est financiarisé avec l’entrée de fonds d’investissement dans le capital des grands acteurs du secteur. Basic-Fit France occupe une position unique. La filiale est l’émanation d’un mastodonte, Basic-Fit N.V., entreprise cotée en Bourse et basée à Amsterdam.

 

Basic-Fit fonde sa création de valeur sur l’exploitation maximale des personnes qui y travaillent.

Mounya Mehdaoui, de la Fédération générale du travail de Belgique

 

Présent en Belgique (214 salles), aux Pays-Bas (240 salles), en Espagne (199 salles) mais aussi en Allemagne ou au Luxembourg, le groupe revendique plus de 4 millions de membres à travers l’Europe. Pour le premier trimestre 2024, il affichait 284 millions d’euros de chiffre d’affaires (16 % de plus qu’au dernier trimestre 2023) et 104 ouvertures de salles. « En 2024, nous étendrons notre réseau à environ 1 575 clubs, précise Basic-Fit. Nous visons un chiffre d’affaires compris entre 1,2 et 1,25 milliard d’euros. »

Des moyens colossaux qui permettent à l’entreprise de saturer le marché en proposant des salles de sport sur tout le territoire. Déjà présent dans toutes les villes de plus de 30 000 habitant·es, Basic-Fit envisage aujourd’hui de s’implanter dans les communes de moindre taille. « On est passés d’un marché mixte, avec des modèles associatifs et des salles indépendantes, à un modèle entièrement néolibéral dominé par des grandes chaînes, pointe Guillaume Vallet. Ces entreprises profitent du désengagement de l’État et des collectivités du champ sportif. »

Dans un club de fitness Basic-Fit à Utrecht (Pays-Bas) en 2021. © Photo Piroschka van de Wouw / ANP via AFP

 

Le développement de Basic-Fit repose aussi sur une stratégie de réduction des coûts. Sa taille et sa puissance lui permettent évidemment des économies d’échelle ; en parallèle, l’entreprise rogne sur la masse salariale. En France, Basic-Fit limite au minimum le recours aux CDI, de manière à n’avoir jamais plus de un·e salarié·e présent·e sur un site. Les coachs qui y travaillent sont tous autoentrepreneurs et autoentrepreneuses ; plutôt que des contrats à temps plein, l’entreprise favorise les temps partiels et le recours à l’intérim.

« Basic-Fit fonde sa création de valeur sur l’exploitation maximale des personnes qui y travaillent », tranche Mounya Mehdaoui, qui coordonne l’action de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) dans l’entreprise. L’analyse du syndicat, qui s’appuie sur les documents financiers de la filiale belge, est claire : en moyenne, une heure de travail d’un·e salarié·e de Basic-Fit coûterait 28,34 euros et rapporterait 77,97 euros. Des bénéfices, estime la syndicaliste, rendus possibles par une politique salariale et managériale de réduction permanente des coûts.

Basic-Fit le dit à sa façon : « Le business model de Basic-Fit est fondé sur un rapport qualité-prix cohérent. L’entreprise propose des prix compétitifs grâce à une gestion rigoureuse de ses coûts, réagit-elle auprès de Mediapart. Pour maintenir ces tarifs attractifs et pouvoir ouvrir nos clubs plus de cent heures par semaine, il est essentiel de contrôler attentivement les dépenses. » Une stratégie qui précarise et met en danger les salarié·es, comme le montrent les prochains volets de notre enquête.

 

  La solitude des salariés de Basic-Fit

Effectifs réduits à une seule personne, conditions de travail difficiles, horaires décalés et sans pause… Dans les salles du leader du fitness, la réduction des coûts touche avant tout les agents d’accueil, qui forment l’écrasante majorité des employés de l’entreprise.

 

Dès son entretien d’embauche chez Basic-Fit, Camille* a trouvé les choses « un peu bizarres ». « Quand on m’a convoquée, on a fait ça dans une salle de sport, comme si l’entreprise n’avait pas de locaux pour réaliser les entretiens », nous raconte la quadragénaire au téléphone. L’entretien se passe bien. Camille est embauchée pour quelques semaines dans une salle d’Île-de-France.

Deux ans plus tard, elle y travaille toujours. Sans enthousiasme. « Dans ton contrat et ta fiche de paie, il y a marqué “agent d’accueil”, mais en fait, tu fais tout, décrit-elle. Que tu commences à 6 heures du mat’ ou que tu finisses à 22 heures, tu fais des journées de six ou sept heures sans pause [la loi impose une pause de vingt minutes toutes les six heures – ndlr], parce qu’il y a toujours un client qui a un problème avec son abonnement, un tuyau qui fuit ou du ménage à faire. »

Horaires perpétuellement changeants, journées sans réelle pause, fiche de poste à rallonge... Basic-Fit emploie plus de 3 500 personnes pour gérer ses 830 salles françaises. Clés de voûte de cette organisation, les agent·es d’accueil comme Camille représentent 90 % des salarié·es du groupe.

© Photo Marta Nascimento / REA

 

Affichant un objectif de retour sur capital investi de 30 % par salle, la recette Basic-Fit est la même dans toute l’Europe : réduire au minimum ses dépenses en personnel. « Les agent·es d’accueil de Basic-Fit travaillent la plupart du temps seul·es et doivent gérer, faire le ménage, accueillir, ouvrir et fermer seul·es de très grands espaces, avec les risques que cela engendre : risques d’agression du public, risque lié à l’isolement (malaise notamment) », détaille par écrit Charlotte Vanbesien, secrétaire générale de la fédération CGT de l’éducation, de la recherche et de la culture (Ferc-CGT), largement implantée dans l’entreprise (lire notre boîte noire)

 

Des « personnes à tout faire »

Mediapart a pu échanger avec une dizaine de salarié·es partout en France. Syndiqué·es ou non, tous et toutes décrivent le même quotidien sous pression. « Agent d’accueil, ça veut dire personne à tout faire », ironise Clara, qui travaille depuis trois ans dans une salle francilienne. « Tu dois t’occuper des inscriptions, faire le ménage des parties communes, de l’espace cardio, des machines, des poids libres, t’assurer que les bornes [de gel] désinfectant soient nickel, que les poubelles soient vides », égrène Vincent, un ancien salarié du Puy-de-Dôme.

Le contrat d’un autre employé, que Mediapart a pu consulter, présente une courte et vague liste de missions : assister les client·es dans la gestion des abonnements par informatique, assurer la propreté, l’entretien du club et la maintenance des équipements et matériels, proposer à la vente l’ensemble des produits existants ou à venir commercialisés par l’entreprise, et rendre compte au responsable du club.

« Ça a l’air de pas grand-chose de faire le ménage, mais les salles font plusieurs centaines de mètres carrés, parfois sur plusieurs étages, rappelle Camille. Et les poids que tu dois ranger peuvent peser jusqu’à 100 kilos. »

L’organisation du quotidien des salles, « spécialement conçue pour combiner le personnel, l’automatisation, la technologie et la centralisation afin d’offrir au marché le meilleur rapport qualité-prix », dixit l’entreprise, complexifie le travail des salarié·es. Basic-Fit limite en effet à quatre le nombre de CDI par site. « En général, il y a un contrat à douze heures, un contrat à vingt heures, un contrat à vingt-sept heures trente et un contrat à trente-cinq heures, détaille une source syndicale. En Île-de-France, il y a deux temps pleins car c’est le seul moyen pour la boîte d’embaucher. »

« Le seul CDI de trente-cinq heures fait office de référent sans être valorisé pour ça, souligne Charlotte Vanbesien. Les temps partiels servent de variables d’ajustement. Quand il y a des absent·es, on leur demande de dépasser leur quotité horaire, voire parfois on leur fait faire plus d’heures qu’un temps plein. » Des pratiques qui ont valu à Basic-Fit un rappel de l’inspection du travail en mars 2024 sur son usage, trop élevé, du nombre d’heures supplémentaires.

 

Forces de vente

Autre tâche dont doivent s’acquitter les agent·es d’accueil : mettre en avant, voire vendre l’offre de Basic-Fit. La chaîne communique largement sur son abonnement de base à 19,90 euros par mois, qui permet de fréquenter à volonté une seule salle de sport. Elle commercialise aussi d’autres options : les offres confort (24,99 euros), qui permet de fréquenter n’importe quelle salle, et premium (29,99 euros), qui permet notamment de venir à un cours accompagné d’une autre personne. L’accès illimité à des fontaines à « yanga », une boisson vendue par l’enseigne, coûte 5 euros de plus par mois.

« Tu n’as pas de prime à la vente mais on te pousse à proposer au maximum », reprend Vincent. Qu’importe si les agent·es d’accueil ne sont pas des commerciaux : l’entreprise en fait un critère de productivité, comme l’atteste le compte rendu d’un entretien entre un salarié et la direction de l’entreprise que nous avons pu consulter, où de « mauvaises performances yanga » lui sont reprochées. « Les employés de Basic-Fit ne sont pas engagés avec des missions ou des objectifs de vente, se défend l’entreprise. Occasionnellement, nous mettons en avant des produits ou des services spécifiques, en nous concentrant sur le service plutôt que sur la vente. »

« Quand je suis arrivée, témoigne une élue du comité social et économique (CSE) de l’entreprise, on recevait toutes les semaines des messages, via la messagerie interne, qui nous mettaient la pression. J’ai remarqué que cela ne rentrait pas dans le cadre de nos missions, et les pressions écrites se sont arrêtées. Cela n’empêche pas les managers de continuer à mettre la pression à l’oral. »

 

Des journées sans pause

Face à une charge de travail permanente, les salarié·es avec qui nous avons pu échanger font le même constat : impossible de prendre la moindre pause dans ces journées à rallonge.

« Pour tous les services inférieurs à six heures, il n’y a pas de pause, détaille un e-mail interne que nous avons pu consulter. Tout salarié travaillant au-delà de cette limite bénéficie d’un temps de pause rémunéré de trente minutes. Il est impératif que pendant cette pause les employés restent à la disposition de l’employeur et demeurent à l’intérieur des locaux du club. » Des pratiques légales, mais qui épuisent plusieurs salarié·es avec qui nous avons échangé.

« On est payés parce qu’on doit rester disponible, résume une employée. Même si tu es en train de manger dans les salles de pause, il faut que tu sois prêt à aller ouvrir à n’importe quel moment. »

 

Il y a de nombreux retards dans le paiement des indemnités de maladie, car il n’y a pas assez de personnel pour traiter les dossiers.

Le syndicat Ferc-CGT

 

Ce à quoi s’ajoute, selon les salarié·es avec qui nous avons échangé, un quotidien sous pression, soumis à un management injuste et à une surcharge de travail constante. « Des droits d’alerte ont été lancés par le CSE suite à des pratiques de management toxique, qui augmentent d’autant les risques psychosociaux et entraînent la multiplication des arrêts maladie », dénonce la Ferc-CGT. Le faible nombre de managers – environ 300 pour plus de 800 salles – et le faible effectif des équipes chargées des ressources humaines se répercutent directement sur le quotidien des salarié·es de l’entreprise.

« Il y a de nombreux retards dans le paiement des indemnités de maladie, car il n’y a pas assez de personnel pour traiter les dossiers, tacle aussi la CGT. Les informations et documents tels que les attestations de salaire envoyées à la CPAM [caisse primaire d’assurance-maladie – ndlr] sont souvent manquants, laissant les salarié·es avec des fiches de paie à zéro, sans ressources pour se nourrir ou payer les factures, ce qui constitue une situation urgente et critique. »

 

Agressions à répétition

Par ailleurs, selon nos informations, trente-neuf salles Basic-Fit étaient, jusqu’au début de l’année 2024, équipées de caméras surveillant directement les salles de pause. « C’est l’endroit où on se repose et où on se change », témoigne une salariée alarmée. Une pratique illégale, contraire au RGPD (règlement général de la protection des données), qui a entraîné au moins une plainte auprès de la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) et n’a pris fin qu’après une intervention des représentant·es du personnel en CSE.

En 2023, selon des documents internes que Mediapart a consultés, la direction recensait 352 arrêts de travail. Et pour le mois de décembre 2023, la majorité étaient directement liés à des agressions sur le lieu de travail. En mars 2024, 10 des 44 accidents du travail décomptés par la direction étaient dus à des agressions, et 35 % des 34 accidents du travail en avril.

« Le constat d’une insécurité est très largement partagé, note Charlotte Vanbesien. On pourrait parler de problèmes structurels. La fermeture effectuée par un·e seul·e salarié·e, isolé·e, entraîne de fait une situation de vulnérabilité qui autorise sans aucun doute des passages à l’acte et des agressions physiques. »

 

Heureusement, de tels incidents restent rares au vu du nombre de clubs, de salariés et de membres que nous recevons quotidiennement.

La direction de Basic-Fit

 

Plusieurs salarié·s ont bien voulu raconter à Mediapart les agressions subies. « Je me suis fait agresser par un client qui avait des impayés, témoigne Vincent. Il a forcé la porte pour les personnes à mobilité réduite, il m’a étranglé, il m’a chopé par le tee-shirt, il m’a menacé, insulté dans tous les sens… » 

« J’ai été étranglée par un client et ma collègue s’est fait taper dessus, détaille une autre salariée. C’est la conséquence de l’organisation du travail qui fait qu’on est souvent seul sur le site au moment de la fermeture de salle. » En 2022, une autre salariée d’Île-de-France a été agressée après avoir refusé l’entrée à une personne non inscrite, comme le confirment son témoignage et une plainte consultée par Mediapart.

« Nous déplorons vivement les incidents vécus par nos collègues qui vont à l’encontre des valeurs que nous prônons, répond Basic-Fit, sans donner de chiffres précis concernant les agressions. Heureusement, de tels incidents restent rares au vu du nombre de clubs, de salariés et de membres que nous recevons quotidiennement. »

L’entreprise précise déployer des doublons ou des agents de sécurité dans certains « clubs identifiés ». Ces dernières années, elle a aussi investi 61 millions d’euros dans un système de vidéosurveillance algorithmique déjà installé dans 200 clubs en France. Des technologies jugées particulièrement intrusives par les associations de défense des libertés publiques.




Chez Basic-Fit, des salariés poussés vers la sortie

 

Depuis plusieurs mois, les licenciements se multiplient dans les salles tandis que se développe le recours à l’intérim. Avec de moins en moins de managers et des entraîneurs indépendants qui sous-louent leurs créneaux, la pression s’accentue à tous les niveaux du groupe.

 

La forme est cordiale. Le fond plus direct. « Hello la team, écrit Rédouane Zekkri, « Chief Operating Officer » (responsable d’exploitation) de Basic-Fit dans un mail adressé au top management de l’entreprise. Je souhaite prendre le temps de vous donner plus d’informations par rapport à la mesure qui vous a été communiquée récemment sur la manière dont nous devons gérer les retards d’ouverture de clubs. »

La mesure en question, en vigueur depuis le début de l’année : le licenciement, presque automatique, des salarié·es de l’entreprise ayant accumulé trois retards. « Pour le premier avertissement, il faut expliquer les choses, détaille le mail envoyé par Rédouane Zekkri. On doit leur faire comprendre que nous devons avoir des procédures en place pour éviter les abus et les impacts négatifs répétitifs. […] Lors du second incident, on refait la même chose que ci-dessus. Au troisième incident, l’entretien se déroulant avec la présence du RH terrain et on lance une procédure d’EPL [entretien préalable de licenciement – ndlr]. Si un collègue est en période d’EPL et arrive encore en retard, [...] il est clair que cette personne doit être écartée de l’entreprise. »

Dans un club de fitness Basic-Fit à Utrecht (Pays-Bas) en 2021. © Photo Piroschka van de Wouw / ANP via AFP

 

Que se passe-t-il à Basic-Fit ? Courant mars, comme nous l’ont confirmé plusieurs sources, la directrice France du groupe, Susanne de Schepper, était doucement poussée vers la sortie – malgré plusieurs tentatives, nous n’avons pas réussi à la joindre – avant d’être remplacée par Rédouane Zekkri. Un retour au bercail pour ce Belge « qui dope l’expansion de Basic-Fit », selon le journal belge L’Écho, et qui a déjà dirigé Basic-Fit France entre 2017 et 2019. 

 

« Plan social déguisé »

Depuis son retour, l’heure est au grand ménage. « Beaucoup de ces licenciements et autres mises à pied conservatoires ont lieu pour des motifs mineurs, comme des retards de pointage de quelques minutes liés à la lenteur du système informatique de pointage, alors que l’agent·e est arrivé·e sur son lieu de travail à l’heure. Beaucoup de salarié·es et ancien·nes salarié·es prennent contact avec la CGT suite à ce genre d’histoires. Ils et elles sont dans l’incompréhension totale », pointe Charlotte Vanbesien, secrétaire générale de la fédération CGT de l’éducation, de la recherche et de la culture, Ferc-CGT. « Il y a des dizaines d’EPL chaque mois. Mais la direction ne veut pas donner de chiffres », glisse une autre source syndicale. 

Écrémage des effectifs ? Remise au pas des salarié·es vu·es comme insuffisamment professionnel·les ? Sollicitée par Mediapart, la direction de Basic-Fit n’a pas répondu en détail sur le nombre de licenciements enregistrés ces derniers mois. « Concernant les retards ou les absences, nous disposons d'une procédure claire en trois étapes à l’issue de laquelle une décision finale est ensuite prise. Nous tenons compte des circonstances individuelles et des raisons du retard, et les employés ont la possibilité de faire appel de la décision », indique l’entreprise, qui précise avoir mis en place une prime « d’assiduité de présence mensuelle » de 150 euros par mois.

« On constate assez nettement la volonté de faire disparaître les contrats les plus anciens, dénonce Charlotte Vanbesien, plus avantageux en termes de rémunération et de conditions de travail, tels que les animateurs et animatrices rythmiques, les responsables de club, les contrats de plus de six ou sept ans, qui comprenaient des conditions telles que la majoration du travail le dimanche… À ce titre, on peut parler de plan social déguisé. »

Basic-Fit expérimente l’autonomie sans reconnaissance des qualifications et sans le salaire qui devrait aller avec.

Charlotte Vanbesien (CGT)

Cette vague de licenciements s’accompagne d’un projet de restructuration voulu de longue date par la direction de Basic-Fit : remplacer les responsables de salle, chargé·es d’un site en particulier, par des responsables de secteur chargé·es de plusieurs salles.

« On passerait de trois cents managers à une centaine », souffle une source interne. « Nous avons centralisé certaines fonctions comme la planification, ce qui a entraîné une augmentation des responsabilités au siège et une réorganisation des postes opérationnels », détaille Basic-Fit. Cette réduction progressive du management de proximité, que l’entreprise assure effectuer « sans suppression de poste », lui permettrait de faire des économies en concentrant les tâches managériales dans des équipes de plus en plus réduites.

« Basic-Fit expérimente l’autonomie sans reconnaissance des qualifications et sans le salaire qui devrait aller avec, la flexibilité totale, le non-respect des droits sociaux, en attribuant de plus en plus de salles à ses managers, qui se retrouvent surchargés de travail et exposés aux risques de burn-out », détaille Charlotte Vanbesien. 

 

Des coachs autoentrepreneurs

La politique de redressement de l’entreprise est en cohérence avec ses choix passés. Alors que de nombreuses salles, comme celles de la chaîne française l’Orange bleue, salarient leurs coachs sportifs, Basic-Fit a fait le choix de l’ubérisation. Les coachs présent·es dans leurs salles sont toutes et tous indépendants.

« Depuis 2016, nous avons mis en place des partenariats avec des sociétés de coaching, explique Basic-Fit. Ces partenariats sont basés sur un loyer payé par la société de coaching en échange de l’accès et de l’utilisation de nos clubs et installations. » Ceux qu’on appelle « head coachs », c’est-à-dire les gérants de sociétés de coaching, ont ensuite toute liberté pour louer à leur tour ce droit de coaching dans les salles Basic-Fit.

« C’est un système pyramidal, on paye un loyer mensuel au head coach qui paye un loyer à Basic-Fit, c’est lui qui choisit ou non de mettre un terme à ton contrat et qui fixe le prix », détaille Arthur, coach indépendant qui travaille dans le Sud-Ouest. « Il appartient à l’entreprise partenaire de gérer son organisation comme elle l’entend », pointe de son côté le service communication de Basic-Fit, qui précise au passage ne pas utiliser ces partenariats « comme un modèle de revenu ».

En cas d’arrêts maladie ou de surplus d’activité, l’entreprise a par ailleurs depuis longtemps recours à l’intérim. Ces derniers mois, plusieurs sources internes pointent le développement massif du recours aux « siders », du nom de l’application Side.

« Au début, j’étais en CDD pour remplacer quelqu’un qui était malade, détaille un salarié du sud de la France, mais maintenant je suis en intérim. J’ai plus aucun droit, on peut se séparer de moi en un clin d’œil. Je suis payé le 15 du mois et je n’ai plus accès aux outils internes de la boîte. » Une pratique « structurelle », selon la CGT. « Le travail temporaire est utilisé comme solution provisoire pour assurer l’ouverture de nos clubs », se défend Basic-Fit.

 

Des économies sur la sécurité et le bâti

Les salarié·es s’inquiètent aussi d’un autre projet de l’entreprise : ouvrir une centaine de clubs vingt-quatre heures sur vingt-quatre d’ici à la fin de l’été, en ayant recours à des agents de sécurité à la place des agents d’accueil entre 22 heures et 6 heures du matin.

Basic-Fit économise, aussi, sur le bâti. Plusieurs salarié·es avec qui nous avons pu échanger décrivent des bâtiments vétustes, où la température dépasse 30 degrés en été. « Il y a eu aussi plusieurs cas où nos élu·es et mandaté·es CGT ont eu à intervenir pour faire remonter ou baisser les températures dans les salles, et adapter les tenues fournies par la direction », confirme la CGT. En mars, le CSE ouvrait une enquête pour une fuite de monoxyde à Saverdun (Ariège) et un autre incident dans le sud de la France. « Nous tenons à préciser que les deux employés concernés sont aujourd’hui totalement rétablis et se portent bien », précise auprès de Mediapart Basic-Fit.

Salarié dans le sud de la France, Thomas subit encore les conséquences de ce que l’entreprise qualifie « d’incidents ». « La salle où je travaille a été ouverte fin 2023, après un an de travaux, raconte le trentenaire. Dès le début, on a signalé des problèmes de fuites dans la salle. » Début décembre, le local de pause et l’entrée sont régulièrement inondés. « En janvier, on a eu plusieurs problèmes avec la clim qui ne fonctionnait plus, le chauffage qui marchait mal, des problèmes d’internet. »

 

Les choses empirent. Début mars, à l’initiative de la copropriété, une intervention est prévue sur les canalisations de Basic-Fit et d’une entreprise voisine, dans le même bâtiment. Une coupure d’eau est prévue. « Le jour où on est arrivés, les plombiers qui faisaient l’intervention étaient étonnés de nous voir. » L’intervention nécessite en effet l’utilisation d’une résine dont l’étiquette, qui affiche en grand le mot danger, détaille les risques liés à ses vapeurs toxiques. Une nouvelle fois, comme le confirment des documents consultés par Mediapart, le responsable direct de Thomas demande la fermeture de la salle. « La salle est restée ouverte. Quand je suis arrivé le lendemain, l’odeur était très forte, l’air chargé de poussière. »

À 15 heures, Thomas s’évanouit dans la salle de pause avant qu’un coach, dont nous avons pu consulter le témoignage écrit envoyé à l’inspection du travail, le trouve inconscient. « Je ne sais pas exactement combien de temps je suis resté inconscient. J’aurais pu mourir. Aujourd’hui, je vais au travail à reculons. J’ai développé de l’asthme. Je ne peux plus faire de sport, j’ai pris 8 kilos en deux mois. Si je parle trop longtemps, je m’essouffle. » Deux attestations médicales lient directement la maladie nouvelle de Thomas à l’exposition aux produits toxiques. Le prix du low cost à la Basic-Fit.


Clément Pouré



Collé à partir de <https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/220724/la-solitude-des-salaries-de-basic-fit>