“En même temps” : Show progressiste et État policier
Analyse : comment une société en pleine fascisation peut-elle se mettre en scène avec un spectacle qui glorifie la Révolution, “l’inclusion” et la “diversité” ?
Plus de 22 millions de français-es ont regardé la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris vendredi 26 juillet, un record depuis la coupe du monde. Le spectacle a été vu par plus d’un milliard de téléspectateurs sur la planète. C’est peu dire que cela a été un événement médiatique de masse, et que les appels au boycott lancés depuis des mois n’ont pas trouvé d’écho.
Du saucisson à la révolution
À la fin de ce spectacle de 4 heures, on sort lessivé et désorienté, le cerveau saturé par cette orgie d’images, de symboles parfois contradictoires, de clips de dessins animés et de parade mal filmée.
Et puis, on se rend compte que l’on vient d’assister à une gigantesque opération de pinkwashing et de leftwashing : la France vient de donner à l’humanité une image totalement contraire à ce qu’elle est réellement. Ouverte, tolérante, révolutionnaire et progressiste. C’est une publicité mensongère et criarde qui a été diffusée au monde hier soir.
En septembre 2023, une première cérémonie avait été organisée pour le mondial de rugby. On y voyait Jean Dujardin déguisé en boulanger avec un béret et son acolyte grimaçant qui imitait un coq français, de l’accordéon et des valses des années 30. Le tout dans un décor kitch de village de la France profonde imaginé par des producteurs parisiens. Ça sentait le camembert, le rouge qui tâche et un pays fantasmé jusqu’au ridicule. C’était une carte postale réactionnaire, le drapeau tricolore trempé dans du formol.
La cérémonie des Jeux Olympiques de Paris a pris le parti totalement inverse. Imaginée par un homme de théâtre, Thomas Jolly, et conseillée par l’excellent historien – quoique proche de Macron – Patrick Boucheron, elle se voulait un «contre-roman national», une antithèse du Puy du fou. Et c’était effectivement très différent du spectacle au goût saucisson donné 11 mois plus tôt. Y compris dans ses dimensions, puisqu’il s’agissait d’un spectacle dans la ville, sur plusieurs kilomètres, et non enfermé dans un stade.
Contresens
D’abord, il faut saluer la prestation héroïque des danseur-ses et sportif-ves qui ont assuré le spectacle malgré une pluie torrentielle. Danser, courir, réaliser de périlleuses acrobaties sur des bateaux détrempés et glissants était un immense défi, relevé par ces ouvrier-es du spectacle qui dénonçaient leurs conditions de travail il y a encore quelques jours.
Le premier problème était la place des athlètes. Les centaines de sportif-ves qui ont parfois traversé la planète ont été condamné-es à subir les averses sur leurs bateaux en agitant des drapeaux, face à des quais de Seine quasiment déserts. Rien ne mettait en valeur les équipes. Certains pays, les plus pauvres, n’avaient que de minuscules embarcations. Organiser un spectacle dans la rue, mais interdire tout accès sauf pour quelques privilégiés prêts à payer 2000 euros n’avait aucun sens. Un spectacle de rue ne peut qu’être vivant, lié à son public, et accessible à toutes et tous.
La cérémonie n’avait été pensée ni pour les athlètes, ni pour le public, mais pour la télévision. C’est d’ailleurs pour cela que les nombreux clips comportaient des publicités appuyées à la marque LVMH, du multimilliardaire et ami de Macron : Bernard Arnault. Histoire de rappeler qui est le patron.
Libéralisme progressiste
Dans le décors majestueux du Paris historique, c’était une succession de “tableaux” réussis et de scènes de mauvais goût, le tout enrobé dans un emballage progressiste. Aya Nakamura au garde-à-vous avec l’orchestre de la Garde Nationale, symbolisant une «réconciliation» entre les minorités et les militaires. Une caricature de Révolution française avec giclée rouge et Marie-Antoinette décapitée sur fond de Métal. La cantatrice noire Axelle Saint-Cirel qui chante la Marseillaise sur le toit du Grand Palais. Des drag queen qui parodient la Cène. Des statues de grandes militantes féministes qui surgissent. Les mots «sororité», «égalité», «inclusivité» ponctuant le spectacle… On passe d’un cavalier aux Minions, de Louise Michel à Louis Vuitton, de Jules Verne à Céline Dion.
C’est la gauche vue par l’élite culturelle parisienne. Le sang et la guillotine, c’est la révolution cliché, vue par la bourgeoisie. Quitte à proposer un grand spectacle émancipateur, la fresque pouvait évoquer les jacqueries, les nombreuses révolutions parisiennes, l’abolition de l’esclavage, les décolonisations, dénoncer la boucherie des deux guerres mondiales, montrer la Résistance, Mai 68…
Et quitte à casser les codes, autant aller plus loin. Seul Philippe Katerine, nu, déguisé en Dionysos bleu au milieu de nourriture en plastique, y est allé à fond. De quoi décoiffer et perturber les spectateurs du reste du monde, qui ignorent tout de ce poète chanteur vendéen déjanté.
«Satanique», « blasphématoire» et «dégénéré» ?
L’extrême droite mondiale s’étrangle. Elle dénonce un grand complot «woke», un spectacle «dégénéré», «sataniste» et même «pédophile».
Les anglo-saxons puritains sont épouvantés, ils ne comprennent rien aux références à la révolution française, à la présence de Drag Queen, ni au grand carnaval bordélique qu’ils viennent de voir. Ils cherchent du sens : ils imaginent un «cavalier de l’apocalypse» en voyant un cheval argenté sur la Seine, alors qu’il représente la déesse celte du fleuve.
Ils cherchent des symboles cachés. À tel point qu’on peut soupçonner le metteur en scène d’avoir volontairement semé des symboles pour piéger les cons dans son show. C’est réussi : la galaxie trumpiste s’est précipitée dedans, et voit dans le spectacle une annonce de l’apocalypse.
L’outrage absolu pour l’extrême droite est le détournement de la Cène version queer. Un “blasphème”. Sauf que l’image de cette fameuse tablée, représentant le dernier repas du Christ avec ses apôtres peinte par De Vinci, a déjà été détourné des centaines de fois par la culture populaire depuis des décennies sans que personne n’y retrouve rien à redire. Il n’y a rien ni de nouveau, ni de subversif.
Quant à nos fascistes bien français : les grands défenseurs de la «civilisation gréco-romaine» sont des incultes qui ne connaissent rien de leur propre histoire. L’imaginaire antique est truffé de dieux séducteurs, malicieux, grimaçant, buvant… Le dieu grec Priape est en érection permanente. Dionysos, dieu du vin et de la fête, est fréquemment représenté dans des orgies et s’accompagne souvent de satyres, ces personnages lubriques et délurés. Notre panthéon est rempli de symboliques phalliques. Philippe Katerine, entouré de victuailles, est une référence évidente à cet imaginaire grec, que l’extrême droite ne connaît donc pas. Qu’y a-t-il de plus “frenchie” qu’une bacchanale burlesque paraissant sortie d’une Bande dessinée ?
Ces grands défenseurs du christianisme et de la pureté enfantine ont pour symbole un homme affamé, torturé, à poil sur une croix, et montré à tous les bambins dès le plus jeune âge. Un homme qui aidait les pauvres, protégeait les prostituées et dénonçait le capitalisme. Difficile de fait plus «décadent».
Contrefaçon
Face aux larmes de l’extrême droite, la gauche s’enthousiasme. «Si ça énerve les fachos, c’est forcément bien». La gauche oublie instantanément le scandale que représentent ces jeux et ses propres appels à boycotter l’évènement.
Énerver l’extrême-droite n’est pas une ligne suffisante. La lecture purement morale empêche de voir la réalité politique. De même qu’une élection de Marine Le Pen ne serait pas une victoire féministe, que Kamala Harris n’est pas un symbole antiraciste, et que des soldats israéliens arborant des drapeaux LGBT ne sont pas des camarades. Le système récupère et neutralise certains symboles autrefois subversifs. Une cérémonie qui reprend les codes de la gauche morale dans un contexte pré-fasciste n’est pas bon signe.
Être «inclusif» et afficher les codes du libéralisme culturel alors qu’en même temps le pouvoir exclut les sportives voilées des épreuves et applique des lois racistes et liberticides est même, d’une certaine manière, plus grave qu’un régime qui joue franc jeu.
N’oublions pas, il s’en est fallu de très peu pour que ce soit Bardella qui parraine, en tant que Premier Ministre nommé par Macron, cette grande fête «inclusive».
Ainsi, ce spectacle donne au monde l’image d’une France qui n’existe pas, qui respecterait les minorités, valoriserait les fêtes queer et vivrait dans l’insouciance. C’est une immense contrefaçon orwellienne.
Ces JO ont été imposés à coups de matraques, d’expulsions de pauvres et d’exilé-es, d’étudiant-es délogé-es, de militarisation de l’espace. C’est un scandale environnemental, ce sont des mesures ultra-liberticides.
Une telle cérémonie est parfaitement compatible avec l’État policier. Le libéralisme moral n’est pas contradictoire avec le néofascisme, il en est même l’écran de fumée. À l’heure où sont écrite ces lignes, des écologistes viennent d’ailleurs d’être mis en garde à vue pour avoir tenté une action de dénonciation des JO.
La répression, elle, n’est pas un Spectacle.
Collé à partir de <https://contre-attaque.net/2024/07/27/en-meme-temps-show-progressiste-et-etat-policier/#comment-35436>