Juillet 2024

Une fièvre d’ordre

 

Un footballeur noir insulte publiquement son entraîneur. Les réseaux sociaux s’enflamment, les antagonismes s’exacerbent, la France va au chaos. Heureusement, une professionnelle de la gestion de crise intervient pour soigner la fièvre et recadrer la nation. C’est une série télé à succès, subtile contribution du divertissement à la production de l’idéologie dominante.

par François Bégaudeau 

 

 

Aaron Johnson. – « It’s Always You » (C’est toujours toi), 2022 © Courtesy Aaron Johnson and Almine Rech, www.aaronjohnsonart.com

 

C’est inédit dans l’histoire de l’art et du marketing : la semaine même de son lancement, en mars 2024, une série télé fait l’objet d’un livre collectif. Une sorte de produit dérivé, un mug Star Wars mais avec valeur symbolique ajoutée. Car cette « étude » est doublement sérieuse : d’une part, elle mobilise des intellectuels aussi éminents qu’ils sont journaliste (Anne Sinclair), conseiller en communication (Stéphane Fouks), ex-secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail ou CFDT (Laurent Berger), mairesse (Johanna Rolland), ancien premier ministre (Jean-Marc Ayrault, qui nous fait l’honneur d’une postface). D’autre part, l’instigatrice du livre est la Fondation Jean-Jaurès, think tank du Parti socialiste (PS) dont les membres et collaborateurs se relaient sans discontinuer sur les plateaux télé, ce qui est un gage d’expertise.

En toute logique, le scénariste Éric Benzekri a placé au cœur de La Fièvre une experte qui livre des études, « études quanti » et « études quali », menées pour le compte de son cabinet de gestion de crise, et dont cette Samuelle (Nina Meurisse) tire force réflexions, dispensées à longueur de monologues et d’épisodes — La Fièvre n’est pas une série, c’est un PowerPoint.

Qu’on ne se méprenne pas : augmenter le chiffre de la boîte et incidemment son salaire n’intéresse pas Samuelle, qu’en vain son boss exhorte à se concentrer sur les dossiers les plus lucratifs. Le souci de Samuelle, esprit désintéressé, conscience éclairée, lectrice de Stefan Zweig davantage que de Jacques Séguéla, ce n’est pas sa carrière, c’est la société. La société, Samuelle l’a dans la peau, au point de la somatiser.

Car la société est malade, littéralement malade. Elle ne souffre pas de la paupérisation des classes inférieures, de la maltraitance des travailleurs, de l’hégémonie financière, du mal-logement, du démantèlement des protections sociales, dossiers trop terrestres pour une fiction qui plane dans les hautes sphères de la philosophie sondagière. Appréhendée ici comme un ensemble organique, comme un corps, la société est sujette à la fièvre. Samuelle est pareille au médecin héroïque qui s’expose au virus pour l’éradiquer.

Fiévreux, le corps national se démembre. Le mal, c’est la division. « France désagrégée, France archipel », s’alarme Samuelle, reprenant le « concept » du sondeur Jérôme Fourquet, auteur d’un article dans le livre collectif susmentionné. Circularité solidaire des émetteurs de pensée dominante : Fourquet valide La Fièvre, qui valide Fourquet.

En découle une sociologie politique strictement binaire : il y a ceux qui comme Samuelle veulent « faire société », et ceux qui veulent fragmenter la société. Ces derniers, malfaisants, malfaiteurs, on les connaît : ce sont « les extrêmes ». Or d’irréfutables chercheurs en physique ont établi que les extrêmes se rejoignent. Samuelle est donc scientifiquement fondée à renvoyer dos à dos l’influenceuse d’extrême droite Marie Kinsky et la militante décoloniale Kenza Chelbi, complices objectives dans leur volonté d’« allumer des incendies » pour, in fine, déclencher une guerre civile.

Cette prophétie ne tient pas du délire paranoïaque. Dans l’ultime épisode de l’unique saison à ce jour, le chef de l’État en personne, joué par Kad Merad, y appose son sceau royal en posant à Samuelle une question pétrie de gravité présidentielle : « On en est où ? Avant, juste avant, ou alors ça a déjà commencé la guerre civile ? » Si notre président a peur, c’est qu’il y a matière à crainte. Et urgence à regarder la saison 2.

 

« Des sanctions pour ceux qui attisent les braises des deux côtés »

Qui s’étonne de la présence de Samuelle dans un salon de l’Élysée n’a regardé La Fièvre que d’un œil mi-fermé de salarié exsangue. Il lui a échappé que notre Aristote de la communication passe son temps avec des gens de pouvoir. Ses clients sont des banquiers en quête de bonne réputation, un patron de club de foot passionné et dandy tendance Benjamin Biolay, mais aussi, mais surtout, le ministre de l’intérieur, personnage on ne peut plus sympathique. Avec lui, Samuelle partage un diagnostic — « Le débat public est toxique, c’est radicalité contre radicalité, le ministre l’a très bien compris » —, mais aussi une préoccupation centrale, exclusive de toute autre : le maintien de l’ordre. Lorsque la communicante demande « des sanctions pour ceux qui attisent les braises des deux côtés », le « premier flic de France » la suit. Lorsqu’elle préconise un couvre-feu en Île-de-France, il s’exécute, et se satisfait trois scènes plus tard de l’efficacité de cette mesure d’exception : la nuit a été calme, fait-il savoir à Samuelle, qui esquisse alors un sourire soulagé. La banlieue se tient. La société tient.

Samuelle ne veut pas la justice, ni l’égalité, elle veut l’ordre. Elle souhaite que rien ne change, sauf si c’est pour ressusciter la France d’antan : celle de SOS Racisme, où Benzekri s’est activé dans son jeune temps ; celle aussi des années 1990, quand Lionel Jospin gouvernait et que le peuple entonnait I Will Survive d’une seule voix. Le combat de Samuelle est un combat pour la survie — de la nation. L’enjeu est « existentiel », dit-elle, consciente ou non de reconduire un terme central de l’eschatologie zemmourienne.

La conservation de l’existant comme finalité structurante et suffisante définit le centrisme. Samuelle est au centre de la série et du jeu politique, à équidistance de Marie et Kenza, ces deux « hystériques ». Elle pourrait contresigner les propos de son cher ministre : « Je suis le centre raisonnable devant les identitaires des deux côtés. » Il apparaît à nouveau que le centre n’est pas une position politique parmi d’autres positions, qu’il s’agirait de combattre argument contre argument, mais la seule position rationnelle, la seule position décemment possible. Tout le reste n’est que pathologie, radicalité, déviance, ressentiment. Tout le reste, c’est Marie la droitière et Kenza la gauchiste barbotant dans ce que Samuelle appelle l’« espace pulsionnel ».

Le syntagme complet est « espace pulsionnel identitaire », par lequel l’universaliste Samuelle met dans le même sac les « identitaires des deux côtés » : décoloniaux et nationalistes, coupables à parts égales de racialiser les débats et d’ainsi saboter de l’intérieur l’idéal républicain.

On aura reconnu deux embrouilles récurrentes de la rhétorique droitière contemporaine : 1) confusion entre racisés et racistes, entre ceux qui subissent le racisme et ceux qui le prodiguent ; 2) flou artistique soigneusement entretenu entre subir le racisme et prétendre le subir. Dans La Fièvre, nul acte raciste. La dénonciation du racisme n’engage que ceux qui la profèrent, à savoir la bande à Kenza, que ses manigances groupusculaires décrédibilisent. En somme, on est censé les croire sur parole, et le scénariste fait tout pour qu’on ne les croie pas. « Tissu de mensonges », dit Samuelle de l’enquête d’un quotidien sur le racisme au sein du foot français. En vérité elle nous le dit, raisonnable et objective, cet article exagère. Il est exagéré de dire que le racisme existe en France, patrie des droits de l’homme et des colonies civilisatrices.

La Fièvre ne partage pas seulement avec les chroniqueurs de CNews la tutelle du groupe audiovisuel Bolloré — Canal Plus est le diffuseur. Elle reprend à son compte les trois temps de leur falsification préférée. Temps 1 : je réduis la gauche à son pan « indigène » ou « wokiste ». Cette série qui prétend prendre le pouls du pays ne mentionne ni le mouvement contre la réforme des retraites, ni l’ébullition écologiste, ni la floraison féministe. Tout ça, Benzekri ne connaît pas, ne veut pas connaître. Temps 2 : confondant habilement thermomètre et température, je présente les « indigènes » comme des producteurs de racisme. D’un trait de scénario, j’envoie l’ombrageuse Chelbi, parfois flanquée de gardes du corps sapés de cuir noir façon Black Panthers, souffler à l’oreille de Fodé — le gentil footballeur subsaharien qui ne demande qu’à taper dans le ballon loin des influences toxiques — que le coup de tête qu’il a administré à son entraîneur blanc était une réponse au racisme systémique qu’il subit. Dès lors, temps 3, je peux affirmer que la gauche est devenue identitaire — ce qui achève de justifier mon passage à droite. Encore une minute, et je suggérerai que si racisme il y a, c’est le racisme anti-Blancs. Et de fait, la seule saillie raciste narrée par la série est l’insulte dont Fodé a assorti son coup de tête : « sale toubab ».

Et la droite ? Comparée à la raide Chelbi, la blonde vénitienne Kinsky est lumineuse, solaire. Jolie, déjà — les traits d’Ana Girardot. Talentueuse, assurément — ses performances théâtrales captivent. Courageuse, aussi, lorsqu’elle fend un troupeau de militants décoloniaux, bavant de haine jusqu’à lui cracher dessus — et que voit-on alors à l’écran sinon une Blanche molestée par des Noirs ?

L’opposition entre Samuelle la pompière et Marie l’incendiaire qui vertèbre tout le scénario apparaît alors pour ce qu’elle est : un jeu de miroirs. Dans l’une se réfléchit l’autre. L’une comme l’autre exigent que Fodé s’excuse publiquement pour son acte que « rien ne justifie ». Un temps collaboratrices dans la boîte de com, l’une comme l’autre ont pour principale source un mur d’écrans et utilisent les réseaux sociaux pour capter et aiguiller « l’opinion » : l’une comme l’autre parlent de « l’opinion » et dépolitisent la politique en la psychologisant ; l’une comme l’autre parlent de guerre civile, et on sait qu’en politique un lexique commun vaut convergence de vues.

Concédons que, sur le port d’armes, les deux ex-amies, et peut-être ex-amantes, divergent. Marie prône le droit à l’autodéfense, Samuelle veut maintenir aux forces de l’ordre le monopole de la violence légale, aussi certain qu’elle préfère la démocratie représentative à l’incontrôlable démocratie directe que Marie brandit comme une menace. Ce qu’à la tribune son ami ministre de l’intérieur résumera d’une formule digne d’un Clemenceau des grands soirs : « La police ou les milices. » Reste qu’entre Marie l’extrême droitière et Samuelle l’extrême centriste le désaccord est superficiel. Il tient du hiatus technique, du désaccord de gouvernance, du débat sur les moyens et non sur les fins : tous armés, ou seulement les flics. Police « citoyenne » ou professionnelle. Mais police. Désir de police. Fiévreuse pulsion de supprimer le désordre, de supprimer toute opposition politique. Toute politique.

Il est du reste assez étrange que Benzekri, que certains témoins âgés ont connu de gauche, ait trouvé judicieux d’installer au cœur de sa série l’un des derniers débats que la réaction et la sphère médiatique acquise à ses axiomes n’ont pas osé imposer dans l’espace public français. Marine Le Pen n’a pas encore inscrit dans l’agenda la libéralisation du port d’armes ? La Fièvre le fait à sa place. Pour l’approuver ? Quand même pas. La gauche de droite n’en est tout de même pas encore là. Mais ça commence toujours comme ça. On commence par dire que l’extrême droite pose de bonnes questions et apporte de mauvaises réponses. Puis on dit qu’elle pose de bonnes questions. Puis on dit qu’il ne faut pas lui abandonner des thèmes comme la nation, la sécurité, l’immigration, qu’on s’empresse donc de porter en étendard. Puis on l’intègre à l’« arc républicain » en même temps qu’on en éjecte la gauche.

 

Inventer un personnage repoussoir, en conformité à ses désirs

Benzekri pourra toujours arguer qu’il a voulu explorer fictionnellement l’hypothèse du port d’armes généralisé afin de désamorcer cette bombe : il demeurera qu’il l’a mise à l’ordre du jour, ouvrant sur la question la « fenêtre d’Overton » (ou le champ du dicible). Son inconscient a parlé. Marie Kinski n’est pas seulement le double maléfique de Samuelle. Elle est un lapsus. Benzekri croit croquer un monstre, il profile un horizon, un débouché, une issue. Il croit inventer un personnage repoussoir, une incarnation du pire, il la façonne en conformité à ses désirs. Marie la prophétesse n’est pas un danger, elle est un recours. Elle est notre sauveuse. Ce que Benzekri croit faire : alerter contre l’extrême droite. Ce qu’il fait : appeler l’extrême droite.

La fièvre du titre n’est pas celle de la société, c’est celle de Samuelle. C’est elle qui s’échauffe, elle qui devient folle — et du reste se réfugie parfois dans une clinique psy. Elle qui est en voie de radicalisation. Cette fausse raisonnable n’a pas contracté la fièvre à force de redouter la victoire des idées sulfureuses de Marie, mais à force de la désirer.

« Enseignements politiques d’une série », c’est le sous-titre de l’« étude » de la Fondation Jean-Jaurès, laquelle, cumulée à maintes interviews et autres matinales de France Inter, a participé à l’exceptionnelle visibilité médiatique de La Fièvre. Et en effet la série est lourde — très lourde — d’enseignements politiques. Prétendant identifier des symptômes, elle est un parfait symptôme. Lancée trois mois avant qu’Emmanuel Macron, en un acte manqué très réussi, tente de précipiter l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national sous couvert de le combattre, elle documente à merveille les fantasmes autoritaires de notre bourgeoisie, et l’actuelle vigueur de sa vieille tentation fasciste.

 

François Bégaudeau

Écrivain.

 

Collé à partir de <https://www.monde-diplomatique.fr/2024/07/BEGAUDEAU/67161>