Will Self : « Les Jeux de Londres ont été le terrible signe avant-coureur de l’isolationnisme qui a mené le pays au Brexit »

 

Will Self

 

Dans une tribune au « Monde », l’écrivain britannique Will Self déplore la gabegie qui a entouré les Jeux de Londres en 2012. L’événement n’a été utile qu’à une classe politique avide de se mettre en scène.

 

Une des expériences les plus formatrices de ma vie a été de visiter Montréal, au Québec, à l’âge de 16 ans, de louer un vélo et de passer un après-midi à me balader autour des infrastructures laissées à l’abandon après que ce grand festival international de course et de saut s’en est allé parasiter une autre ville. Oui, les Jeux olympiques (JO) n’avaient eu lieu qu’un an auparavant [en 1976], et pourtant, tous ces stades, salles de compétition, vélodromes, piscines et pistes de course étaient déjà tellement peu utilisés, voire carrément abandonnés, qu’ils avaient pris l’aspect d’étranges ruines modernistes.

Cette expérience m’a conforté dans une pensée qui m’a accompagné tout au long de ma vie d’adulte : tout ce qui est solide se dissout dans l’air, et toute idée que le progrès moral peut être accompli en construisant quelque chose se volatilise aussi.

Après Montréal, je suis allé voir les infrastructures olympiques de Los Angeles, Barcelone, Atlanta, Sydney, Vancouver, Athènes et, bien sûr, de ma ville natale, Londres. Oui, c’est vrai : certaines villes qui ont accueilli les Jeux s’en sont mieux sorties que d’autres, mais je doute que quiconque, mis à part les athlètes de saut à la perche ou les politiciens dont les carrières ont été opportunément propulsées, s’intéresse véritablement à l’« héritage » de ces Jeux.

Ardent critique des JO de 2012 à Londres, j’ai à l’époque dénoncé ce qui était une évidence pour tous : la ville a investi dans ces Jeux au détriment d’investissements dans des structures sportives destinées à tous les jeunes gens afin qu’ils puissent rester en forme. Les Jeux londoniens ont plus ou moins coïncidé avec la dernière ligne droite, sinistre, de la politique lancée sous le régime Thatcher de liquidation de toutes sortes d’actifs de l’Etat britannique.

 

Privatisation des biens publics

On parle souvent, évidemment, des logements construits par les municipalités, mais quantité de terrains de jeu appartenant à des établissements scolaires, de piscines, d’aires de jeu et de biens municipaux d’une manière générale ont été vendus pour une bouchée de pain, et ce avec un enthousiasme croissant, en particulier à Londres, pour atteindre, autour de l’année 2010, une forme d’apothéose.

Cette grande braderie répondait à l’impératif de privatiser les biens publics, qui a mené le Royaume-Uni à avoir des inégalités de revenus et de richesse en général bien plus importantes que la France, des services publics de moindre qualité, et une population qui, dans sa majorité – étant la plus obèse et la plus physiquement inactive d’Europe –, se montre plus rebondie que ces affreuses doudounes qu’elle ne quitte plus.

Si vous pensez que je ne suis qu’un vieux gaucho de plus qui pleure la fin d’un contrat social n’ayant jamais existé, détrompez-vous. Mieux, allez à Stratford, dans le quartier d’East London, visiter le parc olympique, mais aussi écoutez les immortels vers de Percy Shelley dans Ozymandias, qui ventriloque la voix immémoriale de la vanité pharaonique.

Ozymandias, pharaon éponyme du poème en question, adjure son auditoire de contempler les ruines éparses dans le désert : « Voyez mon œuvre, ô puissants, et désespérez ! »  » Si seulement le fanfaron pharaon de Londres – son maire, Boris Johnson – avait tenu compte de cet avertissement ! Hélas, il a été le plus grand chantre des Jeux – même si la candidature londonienne a été retenue avant son entrée en fonctions –, ayant bien compris que, à l’ère moderne, le pouvoir est largement devenu une affaire de geste, et que, pour poursuivre son ascension dans la hiérarchie britannique, les Jeux constituaient une perche bienvenue. Elle lui a permis de faire un grand saut, jusqu’à atteindre la loge de la souveraine de l’époque [Elizabeth II] et de son premier ministre, donnant ainsi l’impression d’être, lui aussi, taillé pour les plus hautes fonctions.

Oui, le désastreux mandat de Boris Johnson a commencé par les désastreux JO de Londres – mais quand lui n’a fait que donner davantage de substance à sa propre insipidité, les Jeux, eux, se sont dissous dans l’air. Le gigantesque centre aquatique, conçu par l’architecte Zaha Hadid, est très peu utilisé, comme la plupart des autres enceintes – à l’exception du stade principal, qui, avant les Jeux déjà, était en passe d’être cédé à West Ham, club de football du championnat d’Angleterre, avec un coût considérable pour le contribuable britannique qui a financé sa construction. Comme pour tous les grands projets britanniques de ce genre, si l’on cherche à suivre la trace olympique dans les documents écrits, on se perd vite dans un bourbier de bureaucratie. Contentons-nous de dire que personne ne pense que les Jeux ont généré des profits d’aucune sorte, qu’ils soient culturels, sociaux ou simplement financiers.

 

Cavalcade consumériste effrénée

Outre cette ribambelle d’infrastructures quasiment à l’abandon, on s’est dit que ce grand événement allait « régénérer » ce quartier de l’est de Londres supposément déshérité. En réalité, les marais de Stratford constituaient une fascinante zone intermédiaire entre la ville et la campagne, d’une grande diversité écologique, et forment à présent une nouvelle zone néolibérale d’« espace planifié », avec un centre commercial géant planté au-dessus de la gare de Stratford International – une gare que les Français venant à Londres sont des milliers à traverser sans jamais sortir pour jeter ne serait-ce qu’un œil au site olympique.

Je suppute même que s’ils y accordent la moindre pensée, c’est uniquement pour hocher la tête de tristesse et songer – comme nous, Britanniques, songeons – que les Jeux ont été le terrible signe avant-coureur de l’isolationnisme qui, les années suivantes, a mené le pays au Brexit – et en a fait un acteur émasculé sur la scène mondiale.

La notion même de « Jeux olympiques modernes » est un oxymore : il n’est pas d’équivalence possible entre le rôle des Jeux dans la Grèce antique et cette cavalcade consumériste effrénée – une cavalcade, quoi qu’en disent les organisateurs, follement insoutenable et destructrice pour l’environnement. A chaque instant, les « idéaux olympiques », dont les organisateurs, les compétiteurs et les spectateurs se battent l’œil, sont trahis par la marchandisation instantanée de ces moments victorieux, transformés en autant d’occasions de vendre quelque chose à quelqu’un, quelque part dans le monde.

Et puis il y a toutes ces drogues, tous ces cris, ces coups, ces abus généraux qui vont de pair avec la culture de l’athlétisme de haut niveau – une culture qui a si peu à voir avec les idéaux de la paideia grecque [l’éducation civique et sportive en Grèce antique] que l’analogie est absurde. Dans le monde anglophone, le shibboleth [mot de passe] sur toutes les bonnes lèvres progressistes est : « On ne peut être ce que l’on ne peut voir. » Mais la vérité, c’est que seul un athlète au talent inné peut gagner une médaille olympique, car un phénotype donné doit se démarquer d’un génotype partagé par plus de huit milliards d’individus.

Dans l’année qui précède chacun de ces Jeux, des millions d’enfants dans le monde nourrissent le rêve de décrocher une médaille olympique – car, oui, c’est bien de cela qu’il s’agit véritablement. Le théoricien situationniste Guy Debord disait que le capitalisme spectaculaire se sert des grands événements sportifs annuels pour enfermer les gens dans un cycle, comme les saisons agricoles enfermaient les paysans dans un cycle avant l’industrialisation. Et Debord avait raison. Il était même prophétique puisque, si Internet et le Web étaient censés être des technologies libératrices et égalitaires qui allaient rendre l’esprit du temps – et donc l’exercice du pouvoir – ouvert à tous, la survivance des JO témoigne de la mesure dans laquelle les gens rejettent cette bénédiction et préfèrent rester vautrés sur leur canapé.

Montaigne disait de se méfier d’une personne qui prend le jeu trop au sérieux, car elle ne prend pas la vie suffisamment au sérieux. Ainsi faut-il se méfier de l’élite politique française, qui a choisi d’accueillir les JO en 2024, et ne prend pas la vie suffisamment au sérieux. Mais cela, nous le savions déjà, non ? Si ces hommes et ces femmes prenaient la vie au sérieux, pas simplement la leur, mais aussi celle de la planète et de ceux qui y habitent, ils n’auraient pas proposé d’organiser les JO d’hiver de 2030 dans les Alpes françaises, qui seront alors pratiquement dépourvues de… neige.

 

Traduit de l’anglais par Valentine Morizot

 

Will Self est un romancier et journaliste britannique, né à Londres en 1961. Il est notamment l’auteur de « Will » (Ed. de l’Olivier, 2021) et de « Requin » (Ed. de l’Olivier, 2017).