Les derniers jours du Parti socialiste

 

16 août 2024

[Rentrée littéraire 2024]

 

Qu'est-ce que le réel ? Lacan en aura fait l'impensable quand les politistes l'auront circonscrit à une lecture philosophique et historique des événements. Même si pour Cormier, obscur et fictif professeur de philosophie de province, « le réel est plus grand que la réalité – bien plus effrayant qu'elle ». Taillevent et Frayère, deux loups ambitieux qui seront les personnages principaux de ce roman et les deux seuls disciples de Cormier, auraient peut-être bien fait de méditer cette sentence plus longuement.

 

A moins que ce ne soit une chausse-trappe, c'est l'un des fondement des Derniers jours du parti socialiste, le rapport entre la pensée, la politique et le réel : comment faire en sorte que, lorsque l'on pense le devenir d'une nation, on ne se contente pas de plaquer après coup les concepts idoines sur une réalité avérée mais qu'au contraire, on formule des postures idéologiques assez opérantes pour tordre l'avenir à leur joug. Fantasme ultime du stratège : penser le monde et le faire advenir tel qu'on l'a imaginé.

 

En explorateur se piquant d'être historien, voire ethnologue, le lecteur part à la rencontre d'une faune étrange, essentiellement parisienne et érudite qu'il observera sur un quart de siècle. Il y apprend que, pétris d'Histoire, du destin des grands hommes, les étudiants en sciences politiques, les petits maîtres qui grouillent dans les amphis ou les conventions des partis politiques se rêvent en Richelieu, en De Gaulle ou Napoléon. Hommes providentiels putatifs, ils sont « les enragés, les ambitieux, ceux qui veulent arrêter la roue du temps sur leur apparition cyclique et triomphale ». Pour justifier leurs ambitions, ils ont la conscience de leur rare sagacité, la conviction de nager quelques coudées au-dessus des autres faiseurs, qui sont peut-être plus brillants mais incomparablement moins pertinents.

 

Telle est en tout cas la théorie à laquelle se raccroche le terne Taillevent, médiocre rejeton d'une élite intellectuelle bien en place. Depuis les quartiers de Saint-Germain, Taillevent, le premier de nos loups, l'homme qui n'aura jamais dépassé les 17/20 dans ses dissertations, en concevra un désir de revanche qui le rendra candidat idéal à rédiger tous les manuels scolaires proposant des corrigés types. Elève parfait à vie. Professeur particulier pour les ingénues de Sainte Geneviève, c'est, plein de sa jeune sève, leur mère qu'il en profitera de sauter.

 

Taillevent aura croisé Cormier, l'obscur philosophe de province cité plus haut, un été où il l'aura enregistré durant des heures, récoltant ainsi ce qui constituera une « grande traversée » tout à fait monnayable à France culture et un premier sésame pour intervenir sur les plateaux télé à propos de ce grand homme dont on découvrira l'existence signifiante au moment de sa mort.

 

Avec ses airs de sémillant séminariste, austère mais discrètement iconoclaste, Taillevent sera ensuite repéré comme un de ces penseurs que l'on invite opportunément sur les plateaux pour causer philosophie avec panache et érudition. Un bon client. Raphaël Enthoven, la veine sentimentale en moins, se demanderont les lecteurs avides de romans à clés.

 

L'autre loup, disciple de Cormier, est Frayère, cet étudiant au visage rond, indécrottable provincial qui se sent mis au banc d'une France jacobine laquelle, à l'en croire, l'ignore bien plus encore qu'elle ne le méprise. du fin fond de son Bas-Maine, « entre l'Anjou bleuté et la Normandie verdâtre », Frayère a quadrillé sa jeunesse d'explorations à vélo et de troussages de filles de ferme, d'un job d'été aux abattoirs aussi : matérialité confondante de carcasses coupées selon une impeccable symétrie centrale, où le réel devient « comment je m'éviscère, comment je me décarcasse ».

 

Elève brillant de Cormier qu'il retrouve mort dans son appartement, « le visage déformé et violet, coincé entre le bac en faïence et la baignoire », Frayère s'élèvera petit à petit jusqu'à devenir un auteur à peu près reconnu et l'inventeur d'une philosophie du bocage qui se piquera de faire penser le peuple. Toute ressemblance avec un certain Michel Onfray n'est bien sûr qu'une coïncidence propre à l'alchimie étrange du cerveau du lecteur.

 

Reste Grémond : « Rémond avec un G à gauche ». Grémond, l'apparatchik, celui qui occupe éternellement un bureau à l'entresol de la rue Solférino, qui se serait bien vu très haut mais, devant l'échec manifeste de cette ambition (il ratera deux fois l'ENA), revendiquera la gloire de l'ombre, où se fait, il ne peut en être que certain, la vraie politique. « le drame et le génie de Grémond, nous a dit l'un de ses proches, c'était d'aimer tellement les coups de billard à trois bandes qu'il a fini par préférer la bande au coup. »

 

A l'heure où le troisième millénaire devient réalité, le parti socialiste se pense au sein de la gauche plurielle, des trottinettes, des 35 heures, toujours plus loin du peuple pour lequel il a originellement souhaité une révolution et Grémond voit la nécessité d'ancrer sa politique sur des fondements moins évaporés. L'érection de la laïcité, ici considérée comme l'autre nom de l'islamophobie, comme valeur essentielle de la gauche républicaine sera son grand oeuvre. Les événements des vingt années suivantes, attentats compris, se chargeront de démontrer la nécessaire lecture du monde à cette lumière, il en est persuadé. Et si le cours de l'Histoire ne lui donne pas raison, il est alors résolu à modifier ce dernier. Elémentaire.

 

Voilà, vous avez les trois : Grémond, Frayère et Taillevent. le stratège, le philosophe des champs et celui des villes. Les derniers jours du Parti socialiste racontent les vraies-fausses circonstances qui auront vu ces hommes constituer la matrice du mouvement du 9 décembre, sorte de confrérie visant rien moins qu'à renverser un PS exsangue pour réinventer une véritable gauche et prendre le pouvoir en son nom. A sauver l'essence de la République, fût-ce en sacrifiant la démocratie.

 

Chutes et dérives sur un quart de siècle : le ministère de l'identité nationale de Sarkozy, les mollesses errantes d'Hollande, le dynamitage concomitant de la gauche et de la droite par Macron, dit « le chanoine », les collusions entre médias et politiques accréditant la déconnection des élites d'avec le reste de la France, ces années si proches et qui semblent pourtant déjà appartenir à l'Histoire tant les événements qui les hantent sont étrangers à l'époque qui est la nôtre, tant se sont rapidement délitées les raisons idéologiques qui fondaient le paysage politique français pour ne plus laisser que d'opportunes postures d'une stratégie à deux, trois, mille bandes, le cynisme d'ambitions égoïstes attisant les colères autour de clivages créés de toute pièce, tant n'a plus compté finalement, loin des révolutions et des idéaux – mais ont-ils jamais compté ? -, que le réel tel qu'il doit être vu si on tient à s'y payer une bonne tranche.

 

Les derniers jours du Parti socialiste sont, si l'on est friand de sciences politiques, de communication électorale et d'histoire politique de ces dernières décennies, de farce érudite aussi, un délice, juste assez long en bouche, complexe et fourmillant de notes piquantes pour nous faire sourire, frémir aussi, prendre un plaisir immense à réfléchir plus ou moins gaiement à ce qui n'en reste pas moins un naufrage manifeste.

 

A mesure que l'on se rapproche de l'époque contemporaine à l'écriture, 2023 donc, s'ouvre le champ d'une histoire fiction, assez dystopique pour qu'advienne ce que contient le programme des fictifs décembristes et assez cohérente avec tout ce qui précède pour que cette proposition romanesque apparaisse comme nécessaire conséquence des causes historiquement avérées l'ayant précédée. Un art subtil de la tangente ramenant l'invention au rang de prémonition, de prophétie dont on craint moins le statut autoréalisateur que la proximité avec celles de Cassandre : quand il est inutile et pourtant désespérément essentiel d'annoncer l'inéluctable, d'en souhaiter instamment la modification. Ironie tragique quand tu nous tiens…

 

La quatrième de couverture compare, modestement, le travail d'Aurélien Bellanger à celui De Balzac. Si je ne voulais pas risquer la surenchère, je dirais qu'il se rapproche davantage ici de celui d'un cardinal de Retz ou d'un Saint-Simon car il y a un propos philosophique et moral sous la faconde d'une critique politique et sociale. Ce sont d'ailleurs plus souvent les personnages De Stendhal qui sont convoqués que ceux de la Comédie humaine, ce qui convient mieux à mes affinités et met davantage à l'honneur l'humour et la délicieuse autodérision qui percent à chaque page.

 

Autodérision et satire sont effectivement au coeur de l'écriture et c'est bien sur ce pied qu'il faut lire Les derniers jours du parti socialiste. Il n'empêche que ce roman convie avec suffisamment de brillant les discours nauséabonds d'une gauche décomplexée de toute responsabilité éthique pour que, malgré l'ironie manifeste, on soit stupéfait du poids de ces derniers, de la manière dont ils ont effectivement instillé leur jus dans les débats politiques de ces dernières années. Mithridatisation du discours par un adversaire bien plus intérieur que la bête immonde que l'on dépeint comme ennemi.

 

Alors, on veut bien rire de la farce, de la prétention outrancière des ces politologues qui se piquent de dire le monde, de circonscrire le réel de leurs concepts et de leur stratégie, mais on rit jaune de cette nuisance terrible qu'ont ces faiseurs de mots, aussi fictifs paraissent-ils. On se laisse emporter par l'ivresse et le brio de Bellanger éprouvant un vertige un peu nauséeux tout de même : A quoi peut-on croire alors puisque désormais, même la déconstruction peut être déconstruite et servir d'argument à un fascisme revenu, comme il se doit, de la gauche ?

 

Le roman reprend certains thèmes qui font l'actualité éditoriale de ces dernières années : la douloureuse remise en question du soixante-huitard blanc qui ne peut plus se dire universaliste pour fourrer qui il veut en toute impunité, mineurs compris, le scandale que représentent aux yeux de certains l'écriture inclusive, me too, l'intersectionnalité ou la revendication à étudier l'Histoire comme émanant toujours d'un point de vue. C'est drôle, c'est jubilatoire, magnifiquement caricaturé. Mais, comme dans le Voyant d'Etampes, le contre discours est très peu présent, à peine un peu moins insipide. C'est l'outrance des propos réactionnaires de Grémond, Frayère et Taillevent, leur statut de bulles putrides qu'on espère hors sol qui les dénoncent bien davantage que leur alternative qui, elle, reste falote, presque inexistante.

 

Et ce n'est pas vraiment une consolation que de se rassurer en pensant que, bien sûr, dans les hautes sphères de l'Etat, personne ne passe son temps à parler comme Bellanger l'imagine et que ces questions de philosophie politique ont certainement moins de place que le plus utilitariste des pragmatismes.

 

Ce réel effrayant, est-il plus pertinent de prétendre le domestiquer dans la théorie politique la plus provocatrice qui soit ou de le laisser advenir et de se contenter de recalibrer la taille de ses écopes ? Où se trouve la vanité de l'homme, son pouvoir sur le monde ? A partir en croisade ou à rire de ce projet en montrant la nature de l'adversaire qui ne serait que moulins ? Même divertie, je reste circonspecte, presque tétanisée par les enjeux que soulèvent, pas si innocemment que cela, ce roman.

 

J'avais laissé, je crois, Aurélien Bellanger sur l'Aménagement du territoire que j'avais trouvé brillant mais boursoufflé aussi des interminables raffinements d'une pensée qui ne saurait jamais aller à l'épure. Il faut ajouter que d'avoir en tête le débit rapide, haché et presque haletant, la voix pressée de Bellanger telle qu'elle venait m'agacer les oreilles le matin dans ses chroniques quotidiennes à la radio avait rendu désagréable la lecture de ce roman. Après une pause de près de dix ans, j'ai lu ici une autre tessiture, un autre débit. Toujours plein de mille préciosités et formules mais sans doute moins ronflant, moins contemplateur de ses effets, drôle avec plus de hauteur, plus efficace. Un régal d'intelligence, assez désespéré mais piquant en diable. Je vous le recommande !

 

28 août 2024

En remontant le fil de l'histoire du Mouvement du 9 décembre, double de papier du Printemps Républicain fondé en réaction aux attentats de 2015, Aurélien Bellanger sonde les dérives de mobilisations qui, au nom de la défense d'idéaux laïcs et républicains, auraient brouillé les frontières entre droite et gauche, voire enterré cette dernière en lui soustrayant l'idée même de progrès. Si ces mobilisations ne sont qu'une « version policée de la théorie du grand remplacement », comment ont-elles pu germer au sein même du Parti socialiste, parmi des républicains sincèrement positionnés à gauche ?

 

« C'était la vraie gauche qui s'exprimait à travers lui. Non pas celle qui s'était vendue, à Créteil ou ailleurs, aux minorités, mais celle qui avait su demeurer universelle et s'élever au-dessus des intérêts particuliers – la gauche comme cathédrale. »

 

L'exercice est très particulier. La forme revendiquée est celle du roman, de l'histoire « contrefactuelle » dans laquelle le lecteur est mis en garde contre les parallèles avec toute personne réelle. Pourtant, les trajectoires des protagonistes ne laissent aucun doute sur l'identité de l'enseignant-chercheur socialiste Laurent Bouvet, des philosophes Raphaël Enthoven et Michel Onfray, de l'essayiste Caroline Fourest et même, pour les lecteurs les plus initiés, d'une ribambelle d'acteurs du débat allant de Philippe Val à la militante Rokhana Diallo en passant par le conseiller Patrick Buisson, le ministre Jean-Michel Blanquier ou les sociologues Gilles Kepel et Olivier Roy. Aurélien Bellanger connaît l'histoire politique et les arcanes du PS sur le bout des doigts ; il restitue brillamment les paniques culturelles contemporaines et le clivage opposant la gauche multiculturaliste protectrice des minorités et à celle qui s'alarme au contraire des communautarismes, du déclin des valeurs méritocratiques, de l' « islamogauchisme » ou de la « théorie du genre ».

 

Cette précision interroge forcément, surtout lorsque l'auteur est comparé à un « Houellebecq de gauche » ou qu'il se réfère lui-même à Balzac : qu'est-ce qui relève du roman dans ces pages ? Et bien, pas grand-chose. La quasi-entièreté de la chronologie du Mouvement du 9 décembre suit celle du Printemps Républicain pour ne s'en distancer que dans les pages finales qui envisagent un scénario alternatif dont je n'ai pas bien saisi l'intérêt à un point aussi tardif de la narration. Pour le reste, la fiction se limite aux intentions, stratégies et pensées intellectuelles ou intimes prêtées aux protagonistes suivant un procédé discutable qui m'a mise mal à l'aise. le double de Laurent Bouvet, par exemple, crève d'avoir échoué à faire carrière au Parti socialiste et manigance en permanence pour assoir son influence.

 

« Car si la droite et la gauche ont pu disparaître, à un moment, en France, c'est parce qu'un clivage plus opérant s'est dessiné entre ennemis et amis du Mouvement du 9 décembre – entre ceux qui pensent que l'islam a toute sa place en France et ceux qui pensent qu'il doit en être éradiqué. Si effrayante soit-elle, cette stratégie de la guerre de civilisation à outrance pourrait représenter l'héritage principal du Mouvement. »

 

J'ai donc lu ce texte plutôt comme une chronique historique doublée d'un essai selon lequel la liquidation idéologique du PS découlerait de l'hégémonie intellectuelle et des dérives islamophobes d'entrepreneurs politiques arc-boutés contre les revendications émancipatrices contemporaines. Si le contexte de panique culturelle doublée de clivages grandissants entre villes et campagnes et d'importation de luttes politiques étatsuniennes me semble bien brossé, je trouve qu'Aurélien Bellanger donne une importance démesurée aux chantres de l'insécurité culturelle. La crise des grands partis de gouvernement, l'émergence d'un clivage culturel orthogonal aux oppositions gauche-droite sociales, la montée des extrêmes-droites et les difficultés de faire société et de gouverner dans ce contexte sont loin d'être franco-françaises. Ces phénomènes traversent la plupart de nos démocraties libérales. En France, il me semble que c'est avant tout Emmanuel Macron qui a le plus contribué à activer le clivage culturel qui traverse non seulement le PS, mais les Républicains, avec pour effet de pulvériser ces deux formations et de limiter de plus en plus l'espace politique à une opposition binaire entre son camp et celui du RN. Les causes de la perte plus générale du vote populaire par les partis sociaux-démocrates au profit de la droite radicale ne sauraient être ramenées exclusivement à l'activisme des angoissés de la laïcité.

 

Les derniers jours du Parti socialiste me laisse donc sur un sentiment ambigu. J'ai été intéressée par ce texte et je partage personnellement les réserves de l'auteur à l'égard des mouvements décrits, mais l'ambiguïté du registre me semble problématique et j'ai été frustrée par le manque d'épaisseur romanesque de ce texte.

 

21 août 2024

Chronique vidéo :

 

On pourrait lire le dernier roman d'Aurélien Bellanger avec l'idée seule de démasquer les personnalités derrière ses personnages : Laurent Bouvert, l'un des fondateurs du Printemps Républicain sous les traits du machiavélique Grémond, Taillevent (Enthoven) et Frayère (Onfray

), Bouvard et Pécuchet modernes qui plus le temps passe, philosophent par mot-clé,… Les connaisseurs reconnaitront Philippe Val, un mélange entre Sophia Aram et Rachel Khan, Caroline Fourest, Richard Melka, Mimi Marchand, et ainsi de suite. Ceux qui n'ont ouvert le livre qu'avec le projet de participer à un jeu de correspondances seront forcément déçus : les pistes n'ont pas été suffisamment brouillées, les indices patiemment divulgués : tout simplement car jouer au jeu des devinettes n'est pas le but de Bellanger. Il l'écrivait lui-même sur le réseau social Instagram le 29 juin dernier, à l'entre-deux tours des législatives : « j'ai écrit un livre qui raconte comment une hérésie du Parti socialiste, le Printemps républicain, entouré d'un groupuscule d'intellectuels médiocres, aura rendu possible la victoire de l'extrême-droite en France en inventant des concepts comme celui de « tenaille identitaire », « d'arc républicain » ou « d'islamogauchisme ». Il faut voir comment le livre s'en charge, comment il démontre la manière dont une mouvance politique prétendant incarner la défense des valeurs républicaines se retrouve en proie à ses propres contradictions, au point de devenir le miroir satirique des excès qu'elle dénonce, tout en offrant une galerie de portraits révélateurs des ambiguïtés idéologiques de chacun.

Le roman raconte comment le destin politique de la France repose sur les épaules de trois hommes : Grémond, ancien socialiste qui se fantasme comme un homme de l'ombre, et deux philosophes, Taillevent et Frayère, le « clergyman » et le « gros abbé », qui vont impulser les thèmes identitaires de la société.

Plaisir du portrait

Le roman s'ouvre sur Grémond — qui comme nous le disions est l'un des fondateurs du printemps républicain, ici renommé le Mouvement du 9 décembre, caractérisée par une ligne vallsiste. Par ligne vallsiste, on entend une obsession de la laïcité, qui s'apparente plutôt à une profond rejet de l'islam : Bellanger avait pour intention, c'est ce qu'il explique sous la plume de son double l'écrivain Sauveterre à la fin du roman, de faire un anti Soumission, un livre qui n'irait pas dans le sens de la théorie du grand remplacement, mais au contraire, montrerait comment et pourquoi celle-ci est alimentée. Grémond incarne parfaitement l'ambiguïté d'une ambition sans colonne, qui se moule à l'air du temps et préfère la stratégie à la politique, « la République est un vaste organigramme plein d'opportunités à saisir » se persuade-t-il, ce qu'on appelle communément la « politique politicienne » . Ce qu'on remarque, c'est qu'il est décrit avec une certaine délectation, les coups bas, les tactiques, le machiavélisme, les petites anecdotes et inimitiés entre politiques intéressent autant le romancier que son personnage, à se demander finalement si les apparatchiks du PS ne sont pas des personnages balzaciens par excellence dans leur opportunisme. Ce qui peut manquer, dans son incarnation, c'est le personnel ¬– on est spectateur de quelques scènes assez savoureuses, comme quand Grémond récite les paroles d'un film en présence d'une étudiante qu'il a séduite, mais en général, le personnage est désincarné, hors-contexte, plus un être d'idées que de chair. En même temps, c'est peut-être aussi voulu puisqu'une des critiques qu'on fait le plus aux politiques, c'est d'être hors-sol.

Au contraire, la dyade qui suit est bien ancrée dans le réel : deux jouisseurs dans leur jeunesse, l'un des villes (Taillevent), adorant s'écouter parler : « Il aimait bien opposer les concepts deux à deux, dans la grande tradition classique. Les anaphores, les chiasmes, les prétéritions ne lui faisaient pas peur — […]. Tout sa philosophie ultérieure était là, comme une sous-branche de la rhétorique — comme la mise en scène la plus achevée de l'art oratoire » et l'autre des champs, défini par sa mauvaise humeur, constituante de sa pensée philosophique « sa bouderie médiatique permanente, tête penchée, yeux tristes, menton rentré et voix de gorge ». Les deux sont complémentaires et opposés (mais seulement en surface), Frayère serait la voix du peuple, de la paysannerie, de la province oubliée, quand Taillevent l'héritier des Lumières, d'un Paris cosmopolite et éclairé, mais se rejoignent en fin de compte dans la caricature qu'ils deviennent l'un et l'autre au fil du temps (même si Bellanger montre que cet aspect-là apparait dès leurs jeunes années).

La satire

La caricature est l'un des principaux motifs du roman : à la fois avec la scène centrale qui est celle du repas avant les attentats de Charlie Hebdo, qui a tout d'une relecture de la Cène, avec Charb dans la peau du Christ, dans une attitude tristement sacrificielle, et le personnage de Revêche (Philippe Val) dans celle de Judas, qui offre à la rédaction un baiser de la mort. Ce qui pourrait, si on file la métaphore comparer la création qui s'ensuivit du Mouvement du 9 décembre à la création du christianisme, (du moins, dans la tête de ses créateurs : une nouvelle religion, celle de la laïcité). Bien sûr, d'une manière caricaturale : mais avec ses apôtres qui prêchent la bonne parole, et se serve de la mort/résurrection du journal satirique comme d'un moyen de régenter la vie commune.

La satire se retrouve aussi dans sa forme-même : celle bien sûr des personnes caricaturées, Bellanger utilise plusieurs procédés, de la parodie à la juxtaposition qui oppose souvent ce que préconisent ou reprochent les protagonistes, et ce qu'ils font eux, dans leur vie personnelle. Dès le début du roman, par exemple, le personnage de Grémond est croqué dans sa capacité à voir la paille dans l'oeil du voisin au lieu de la poutre dans le sien : « il avait entendu parler, par différents collègues, de la question délicate des mariages religieux sans cérémonie civile que contractaient certains étudiants musulmans pour pouvoir légitimer leur union et entretenir des relations sexuelles. Grémond venait lui d'épouser, civilement, une banquière bien plus riche que lui mais suffisamment cultivée et assez affranchie pour choisir un mari socialiste ». L'ironie comme un humour à bas-bruits, feutré, qui par le sous-entendu montre la sécheresse d'un homme prêt à se marier par intérêt, incapable de faire preuve d'empathie, et donc, pour reprendre la métaphore christique, de ne pas jeter la pierre à ses semblables.

On peut citer aussi les surnoms un peu grandiloquents donnés aux protagonistes, « le cardinal de Solférino » pour Grémond, « le Chanoine » pour Macron, qui donnent comme nous disions plus tôt une portée balzacienne ou stendhalienne à ses Sorel ou Rastignac de pacotille. C'est sans compter la narration-même qui pourrait ressembler à la caricature d'un article de Mediapart par exemple. Début qui commence sur un nous et un on indéfinissables : qui veut retracer les faits, et ressemblerait à une entreprise journalistique : « Nous apporterons d'ailleurs la preuve de la proximité », il est fait mention de « clé USB » ou de « documents » retrouvés.

Ambiguïté du point de vue ?

Bellanger est souvent comparé à Houellebecq, il a d'ailleurs écrit un texte sur lui, pour l'éloigner de son image d'indécrottable cynique. Et ce qui m'a marqué, dans le texte, dans leur ressemblance — et peut-être ici encore plus encore, car Houellebecq a tendance à choisir des héros qui lui ressemblent — c'est dans l'ambigüité du point de vue. Comme lorsqu'on lit Houellebecq, il est difficile de savoir où se situe Bellanger, ce qu'il pense de ses personnages. Difficile de voir où se situe la narration, on remarque par exemple l'utilisation de l'italique quand est évoqué la « droitisation de la vie politique française », dès le début du roman, qui pourrait se retrouver sous la plume d'un auteur de droite qui remettrait cela en doute, même si le livre, en vérité, prouve plutôt que la vie politique est depuis longtemps de droite. Plus les pages passent, plus on s'approche de la raillerie, mais il arrive, à certains moments, que la narration se décolle du personnage pour donner une vision de la France qu'il est difficile à situer : je pense par exemple à ce passage que j'ai oublié de noter, évidemment, où il me semble que Grémond parle du TER, de comment le paysage et la population change, comparant celle de banlieues à une vieille France sage, les femmes voilées apparentées à celles d'hier avec leur fichu, et plus loin, les villages vidés de leurs habitants, l'église trônant seule en face d'un kébab. On ne sait plus qui parle à ce moment, si ce sont vraiment les pensées et divagations de Grémond ou une inquiétude réelle chez Bellanger, qui l'apparenterait vraiment alors à son modèle.

Rien que par le choix de personnages détestables, on pourrait avoir l'impression d'un livre qui brille par l'absence de son auteur : mais il est en réalité partout : lorsqu'apparait le premier dialogue, après plus de cent pages, on assiste à une grande discussion métaphysique et un peu plaquée, comme si l'auteur avait régurgité telles quelles les recherches scientifiques ou ses connaissances philosophiques. Je dirais que ses dialogues sont peut-être son principal défaut. Philosophe de formation, Bellanger peut avoir le défaut de ne pas assez moudre ce que j'ai envie d'appeler ses « belles grandes théories », au lieu de les distiller, de bien les fondre, il les place dans la bouche de ses personnages dans des répliques qui perdent alors leur crédibilité ou leur fluidité. Les dialogues deviennent des débats d'idées philosophiques, et les personnages, des archétypes.

Un autre petit défaut que j'ai remarqué, c'était que beaucoup de phrases commençaient par « c'est ». le problème que ce genre de tics engendre, c'est une rigidité syntaxique, la construction des phrases peut se ressembler à certains moments, manquer de variété. Mais même malgré les petites redondances dans le propos (Grémond et son côté provocateur ou tacticien, Frayère et la manière dont s'est fondé son athéisme), on y trouve son compte, on aime ses envolées, ses embardées, j'avais, je ne sais pas pourquoi, l'image d'un Bellanger besogneux et fastidieux à lire, et pas du tout, c'est très plaisant, et pour moi, c'est immanquablement l'un des grands livres de la rentrée.

 

 

Dernier argument pour vous donner envie de le lire : il suffit de lire l'interview qu'a donnée Enthoven à L Express : tellement dans l'esprit du personnage de Taillevent que ça ne peut que faire sourire les lecteurs du roman. Il semble ne pas comprendre le concept de fictionnalisation, et surtout, on a la quasi certitude qu'il n'a pas lu le roman, ou alors seulement parcouru celles sur son personnage : plutôt que de se remettre en question face à son portrait, il préfère s'appesantir sur des détails chronologiques ; ou quand le sage montre la lune, le sot regarde le doigt.

 

Pour résumer, deux questions pour savoir si je le recommande : est-ce qu'il survivrait à une seconde lecture ? Oui, et elle serait même, je pense supérieure à la première. Et est-ce que je me suis sentie merdeuse, en tant qu'autrice, en le lisant ? Assurément. Donc, c'est un bon livre, et je vous le recommande.

 

 

31 août 2024

Lecteur assidu (et enthousiaste) d'Aurélien Bellanger, je me suis procuré son nouveau roman le jour de sa sortie ou peu s'en faut. J'avais hâte, après l'austère Vingtième Siècle, de retrouver la verve, le lyrisme, les rebondissements épiques et cette façon bien à lui de mêler la réalité historique et la fiction, que peu d'écrivains réussissent (Houellebecq, évidemment, et comme contre-exemple Éric Reinhardt, qui, dans son Comédies françaises, tombait à plat malgré une tentative de copie carbone de la démarche bellangiste).

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Quelques exemples de ce que j'avais apprécié chez Aurélien Bellanger :

L'évolution inattendue et vertigineuse de Pascal Ertanger, double romanesque de Xavier Niel dans La Théorie de l'information,

La quête d'un trésor à la fin de L'Aménagement du territoire, très « club des cinq » selon l'auteur lui-même,

Autre « trésor » révélé dans le Grand Paris – le meilleur roman de Bellanger à mon (humble) avis,

L'accrobranches réjouissant qui termine le Continent de la douceur,

La scène spectaculaire sur le yacht du magnat de la télévision dans téléréalité,

Et même dans le Vingtième Siècle, où la BNF est le théâtre d'une découverte, après les dérives gauchistes de l'un des personnages…

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Mais dans les Derniers jours du Parti socialiste, le mélange ne prend pas ! Et les pirouettes finales en forme de mise en abyme trop facile et maladroite ne sont ni drôles ni utiles au propos. le double de Bellanger, Sauveterre, connaît une destinée caricaturale à tous égards, tandis que la description d'Emmanuel Macron, dont certains journaux se sont fait les gorges chaudes, reste lacunaire et très peu convaincante à mes yeux.

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De quoi s'agit-il, au fond ? de disserter sur la laïcité et les évolutions politiques qui en résultent, dissertation illustrée par les propos de trois principaux personnages, deux philosophes et une éminence grise de la politique, qu'on reconnaît trop facilement. Et de poser la question : l'attachement à la laïcité mènerait-il droit au fascisme ? Je n'ai, pour ma part, guère compris la thèse de Bellanger, et me sens incapable de répondre à la question après pourtant près de 500 pages de développements assez ennuyeux, voire confus.

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Cruelle déception. Au point que je pourrais reprendre la formulation de l'auteur dans l'avertissement imprimé au verso de la page de titre, que je cite presque intégralement :

« L'ouvrage que vous avez entre les mains relève ainsi de l'histoire contrefactuelle. Si le lecteur retrouve ou croit reconnaître, cependant, certaines personnes réelles, il devra se résoudre à les traiter comme les protagonistes d'une histoire parallèle. »

À mon tour d'être « contrefactuel » : et si Gallimard avait refusé le livre de Bellanger, qui l'aurait alors proposé au Seuil ? Car mon opinion, qui vaut ce qu'elle vaut, est que Bellanger aurait mieux fait d'écrire un essai, classique et argumenté. Certes, un tel livre aurait été moins attrayant… quoique ! Au moins, le propos aurait-il été plus clair. La forme romanesque et, disons-le, « fantaisiste » ne lui convient guère. Faire parler des personnages proches du réel, en outre, contribue à opacifier la démonstration.

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À noter pour finir que Bellanger trouve le moyen, dans une interview au Nouvel Obs, de lancer une pique à Houellebecq (dont il a été un admirateur) en estimant que depuis La Possibilité d'une île, ce n'est plus un grand romancier. Il ne faudrait pas que, « depuis » les Derniers jours du Parti socialiste, Aurélien Bellanger ne soit plus (lui non plus) un grand romancier. Quel dommage ce serait ! Autre allusion à Houellebecq dans ces Derniers jours, quand Bellanger croit utile d'insister lourdement sur le parallèle entre Soumission et son propre roman, comme si nous ne l'avions pas remarqué, pourtant visible comme le nez au milieu du visage, et qui, bis repetita, ne se conclut pas à l'avantage de Sauveterre-Bellanger.

 

24 août 2024

Je ne cacherai pas qu'une joie malsaine, la "Schadenfreude" des allemands, m'avait saisi lorsque j'ai téléchargé "Les derniers jours du Parti Socialiste" sur ma liseuse.

Enfin après toutes ces années de combat, ici et ailleurs, surgissait le texte qui allait définitivement régler son compte au Printemps Républicain et ses affiliés.

 

Disons le, c'est raté.

 

Le premier sujet est celui du style. Aurelien Bellanger s'inspire, voir plus, de Houellebecq, mais n'est pas un bon écrivain qui veut.

Le premier (long) chapitre sur Bouvet fait mal aux yeux. Les suivants sur Onfray et Enthoven font mal au cerveau.

 

On finit par s'habituer à ce Houellebecquisme raté mais on ne prend jamais de plaisir. Et les boursouflures intellectuelles que l'auteur se croit obligé de rajouter à tout moment ne contribue pas à améliorer la situation.

 

Je ne vais pas discuter des questions religieuso-historiques qui encombrent le livre mais rester sur sa partie politique qui a mon sens a mal capté le sujet. Il manque un personnage clef de l'affaire, l'incarnation politique du sujet, Manuel Valls (qu'il ait jamais été vraiment convaincu ou n'ait fait que récupérer). Et en loupant ce personnage clef on loupe forcément la dialectique qui s'est créée entre lui et Macron dans les années finissantes du hollandisme. L'approche qui est faite de Macron dans la partie finale du livre comme une espèce de sous Mitterrand avant et après sa réélection de 2022 passe complètement à côté du sujet des années 2014-2017.

Il y a quelques assez bons chapitres aux deux tiers du livre avant de repartir dans de la mauvaise politique (Onfray

 devenant Zemmour laisse totalement perplexe) mais c'est trop peu.

Je crains qu'il n'y aura pas de nouvel ouvrage sur ce sujet du Printemps Républicain qui aura tant consommé nos énergies militantes voici une dizaine d'années, regrettons juste cette tentative ratée.

 

 

Collé à partir de <https://www.babelio.com/livres/Bellanger-Les-derniers-jours-du-Parti-socialiste/1669890#!>