On a fait un cauchemar : et si les JO ne s’arrêtaient jamais ?

 

Comme les autres grands projets, les Jeux olympiques ne sont pas qu’un événement passager mais une manière d’exercer le pouvoir : sans vote, sans transparence sur les dépenses d’argent public, avec des promesses écologiques intenables. 

 

11 août 2024

 

Depuis le 27 juillet, tous les jours, des Canadiens, des Néerlandais, des Américains ou des Espagnols cheminent et pédalent le long du canal Saint-Denis. Ils rigolent, sourient aux passants, demandent leur chemin, écoutent de la musique, enroulent parfois un drapeau national autour de leur cou. Ils vont au Stade de France, et c’est joyeux.

Tous les jours, ils passent sous le pont de Stains, au niveau du métro Aimé-Césaire. Et chaque fois, ils longent les 43 blocs de béton crénelés déposés par les autorités pour empêcher que reviennent y camper les personnes évacuées le 17 juillet par la police pour « nettoyer » les berges avant le début de la fête.

C’est l’un des lieux les plus emblématiques de l’ambivalence olympique de l’été 2024. Les JO, c’est super. Mais pour qui et à quel prix ?

Les ONG Droit au logement et Utopia 56 installent des tentes place de la Bastille, à Paris, sous le regard curieux des touristes, le 6 août, pendant les Jeux olympiques de Paris 2024. Photo Névil Gagnepain / Mediapart

Les deux semaines de Jeux se sont écoulées sur un rythme constant de balancier entre la liesse et l’effroi. D’anciennes habitantes de Belleville s’émerveillent d’assister à une course cycliste dans leur quartier ; des personnes perdent des contrats avec Paris 2024, en lien probablement avec leur militantisme.

Les fan zones sont pleines de gens qui rient et pleurent ensemble devant les transmissions des épreuves ; 5 200 personnes ont été expulsées de squats et de campements de rue en Île-de-France en un an et envoyées en région sans solution de logement.

Les transports publics roulent bien et les agent·es d’accueil sont plebiscité·es pour leur bonne humeur ; les émissions de CO2 des Jeux olympiques de Paris (JOP), 1,58 million de tonnes au minimum, seront l’équivalent de ce que rejettent 150 000 personnes en France en un an.

Des athlètes couronné·es sont d’anciens enfants placés ou ont grandi dans des quartiers pauvres ; le prix des places pour la cérémonie de clôture des Jeux va de 250 à 1 600 euros – plus qu’un mois de salaire minimum.

C’est officiellement la trêve olympique, et la délégation ukrainienne a remporté deux médailles d’or (sabre et saut en hauteur), ainsi qu’une de bronze (lutte gréco-romaine), qui deviennent des symboles de résistance face à l’agression militaire russe ; les bombardements israéliens n’ont pas cessé à Gaza, visant une école transformée en refuge le 10 août, veille de la clôture des Jeux, tuant près de cent personnes selon un premier bilan.

La boxeuse camerounaise Cindy Ngamba remporte la première médaille (bronze) de l’équipe des réfugié·es ; l’athlète afghane de break dance Manizha Talash, « B-girl Talash » de son nom de danseuse, est disqualifiée par le Comité international olympique (CIO) pour avoir brandi une cape portant l’inscription « Libérez les femmes afghanes ».

Le département du 93 se réjouit de « la grande fête populaire » qu’ont été les JOP sur son territoire ; le mètre carré à l’achat dans le village olympique est le double de la moyenne départementale, annonçant une inévitable gentrification.

La vasque et sa flamme olympique en LED et vapeur d’eau flottant au-dessus des Tuileries émerveillent le public ; les enfants du quartier Pleyel à Saint-Denis vont subir les pots d’échappement de la voie vers l’autoroute construite collée à leur école pour les JOP.

Imaginaire collectif coupé en deux

Cette liste pourrait s’allonger encore et encore. Dans ces conditions, quelles conclusions en tirer sur la portée de l’événement ? Est-il capable de réparer les divisions et les haines qui ont nourri les scores record de l’extrême droite aux dernières élections, comme semblait le promettre la cérémonie d’ouverture ? La joie et le bonheur de vibrer ensemble face à une course peuvent-ils créer le désir durable d’un sort commun et la volonté de se traiter avec humanité et dignité ?

Le récit des olympiades de 2024 est ambivalent. Le bon ne va pas sans le mauvais, le négatif a pour corollaire du positif. L’un ne peut pas être séparé de l’autre. Qu’est-ce que cela peut faire à un imaginaire collectif d’être à ce point coupé en deux ?

Qui écoute la complainte, la colère et les douleurs de celles et ceux qui ont été éjecté·es de la fête ?

Une situation peut être à la fois agréable et pourtant néfaste. On peut aimer boire du Coca-Cola ou de la vodka, cela n’empêche pas que ce soit mauvais pour la santé ; adorer voyager vers des pays lointains alors que les trajets en avion contribuent à la destruction du climat ; vouloir se baigner dans la Seine et échouer à la rendre propre malgré l’amour d’être dans l’eau. Les émotions, aussi fortes soient-elles, ne suffisent pas à façonner la réalité.

En 2015, les chercheurs Stefan Aykut et Amy Dahan parlaient de « schisme de réalité » pour décrire les négociations climat, car elles voulaient réduire les gaz à effet de serre sans s’attaquer à leurs principales émettrices, les industries fossiles. Elles avaient créé un théâtre de discours sans prise directe avec le problème à résoudre.

À sa manière, Paris 2024 aura été un schisme de réalité : il y a une dissociation entre le spectacle, excitant, prenant, populaire, et les conditions de sa fabrication, brutales, excluantes, coûteuses et injustes. C’est un déchirement sensible. Le sentiment d’une immense réussite s’entend dans les déclarations des organisateurs et des dirigeants politiques. La fierté et la joie s’expriment un peu partout, aux repas familiaux, entre collègues, avec ses voisins, sur les réseaux sociaux, dans les médias. Mais qui écoute la complainte, la colère et les douleurs de celles et ceux qui ont été éjecté·es de la fête ?

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Si le prix à payer en « nettoyage social », en élitisme commercial (le prix des billets, du merchandising et d’un séjour à Paris) et en destructions environnementales (climat, arbres coupés au parc Georges-Valbon, jardins ouvriers détruits à Aubervilliers et pollution de l’air à Saint-Denis), est considéré comme acceptable, le risque est d’abaisser les critères d’exigence démocratique, sociale et écologique pour la suite.

Car si un pouvoir peut décider un tel événement sans consulter la population, en cédant aux exigences d’une association croulant sous les accusations de corruption (le CIO), en engageant au moins 10 milliards d’euros sans transparence sur le coût final en argent public, et en multipliant les promesses écologiques intenables, alors pourquoi ne pas continuer ? Par exemple en prolongeant les exceptions créées par les lois olympiques : restriction du droit de manifestation, dérogation au droit de l’urbanisme, généralisation de la vidéosurveillance algorithmique, hausse des tarifs dans les transports, harcèlement des SDF, hélicoptères survolant les villes le soir, kilomètres de barrières pour canaliser les piétons et zones interdites au public.

Comme les autres grands projets – autoroutes, Grand Paris, lignes de train à grande vitesse (LGV) –, les Jeux olympiques ne sont pas qu’un événement passager mais une manière d’exercer le pouvoir : moins de pauvres dans les rues, plus de policiers partout, tout pour le spectacle et jamais le moment de rendre des comptes. Une façon particulière de gouverner, à coups d’exceptions et en contrevenant au respect de la souveraineté populaire.

Et si le pouvoir y prenait goût ? Et si la population s’y habituait ? À la façon du film Un jour sans fin, imaginons un instant des Jeux olympiques perpétuels, qui ne s’arrêteraient jamais. Un cauchemar démocratique.

 

Jade Lindgaard

 

Collé à partir de <https://www.mediapart.fr/journal/france/110824/fait-un-cauchemar-et-si-les-jo-ne-s-arretaient-jamais?utm_source=quotidienne-20240811-170337&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20240811-170337&M_BT=105146203464>