On s’immerge, ou on émerge ?

La réalité virtuelle a des moyens proprement fantastiques pour offrir des sensations étourdissantes. Elle se déploie aujourd’hui toujours plus dans le champ culturel. Qui légitime son usage en affirmant qu’elle renouvelle l’accès à la culture, dont la démocratisation paraîtrait enfin possible. Ah ?

par Evelyne Pieiller 

 

 

Henriette Adriensence. – « Échange, hommage à Van Gogh pour le centenaire », 1990

© ADAGP, Paris, 2024 - Photographie : Atelier 80 - ADAGP images

 

Les tournesols remuent. Les corbeaux s’envolent. Le soleil tourne sur lui-même. Le tableau palpite. Pas un instant pour s’ennuyer. Flux de lumières qui bougent. On fonce à l’intérieur de la toile. Volutes affolantes. C’est magique. On a « plongé » dans Van Gogh. L’expérience immersive (1). Les chefs-d’œuvre (en virtuel) de l’artiste, du « Mozart de la peinture », prennent comme qui dirait vie. Et en plus, merveille, on ne se contente pas de vibrer, on peut s’exprimer, en peignant soi-même, tout inspiré. Et voir le résultat projeté en XXL. Comment résister ?

Une heure quinze de visite, cinq millions de spectateurs depuis le début, en 2017, de cette opération quasi mondiale. Marseille, c’est fini, mais des billets sont encore disponibles à Los Angeles. Et si l’empreinte carbone pose problème, on pourra, là sans problème, s’immerger plus à proximité. On a un choix à ne plus savoir où plonger : le casque de réalité virtuelle, l’audio spatialisé, le « vidéo mapping » ou les vidéos à 360 degrés ont proliféré pour nous envelopper. Paris, par exemple, est généreux en moments modernes. On avait déjà pu entrer au cœur des œuvres de Gustav Klimt (1,2 million de visiteurs) ou se fondre dans La Nuit étoilée de Van Gogh, valeur sûre décidément (1,3 million de visiteurs), tous deux en 2019, à l’Atelier des Lumières. Aujourd’hui, on peut se « connecter à son enfant intérieur », « vivre une expérience mémorable » dans la House of dreamers (au Carrousel du Louvre, jusqu’au 31 août), la première exposition immersive « dédiée aux rêveurs de tous âges (2», qui a déjà charmé Milan, Madrid et Rome. Ou se faire des frissons au Musée Grévin, qui se prête très logiquement à ces jeux de rôle high-tech, lors d’une rencontre tout ce qu’il y a de plus immersive avec les apaches de Paris — à partir du 30 août et de 18 ans (3).

Mais, plus chic, on peut aussi rencontrer jusqu’au 11 août au Musée d’Orsay de « jeunes artistes au destin incertain » — Claude Monet, Auguste Renoir, Paul Cézanne, Camille Pissarro, Edgar Degas (4)… Car ils sont là. En vrai, ou presque. Et nous aussi. Avec eux. Ensemble, ou presque, ce 15 avril 1874, 8 heures du soir, à Paris. « Dans l’ancien atelier du célèbre photographe Nadar », pour la soirée d’inauguration de la première exposition impressionniste. Période « faisant suite à deux conflits », comme dit sobrement la présentation sur le site du musée, « la guerre franco-allemande de 1870 puis une violente guerre civile ». C’est ce qui s’appelle avoir un point de vue particulier sur la Commune. Mais peu importe, on ne vient pas pour entendre parler politique, mais pour gambader dans le temps. Pour donner dans la « téléportation ». Pour approcher des peintres qui ont tout pour plaire : « révoltés », certes, mais à l’avenir splendidement bankable.

En immersion à Orsay : la guide, Rose, converse avec Berthe Morisot. Les artistes devisent sur l’art tout en travaillant à leurs chevalets. Des échanges de courriers entre artistes ont inspiré le scénario. La critique se pâme. On prend un ascenseur virtuel : « Waouh, on a l’impression de monter ! », s’enthousiasme Beaux Arts Magazine (31 mars 2024). Entre une virée à Bougival, ses guinguettes, son petit blanc, et le feu d’artifice à admirer depuis les toits de Paris, « on adore ! » (5). Mais « l’effet le plus saisissant, le plus waouh » survient, d’après France Info (27 mars 2024), sur un balcon avec Monet au Havre, là où il a peint Impression, soleil levant. Un panorama sublime. Avec ces « quarante-cinq minutes de réalité virtuelle en déambulation », le directeur artistique d’Emissive Excurio, l’entreprise conceptrice du parcours, confie à la radio « avoir essayé de transmettre les émotions que pouvaient ressentir ces peintres, mais aussi leur audace, leur quête de sincérité et de vérité, et leur courage à se démarquer ». Pour la peinture à proprement parler, c’est autre chose : il y avait l’exposition conjointe, à Orsay également, Inventer l’impressionnisme qui s’est terminée le 14 juillet (6). Du classique. Rien de virtuel. « Notre objectif est aussi qu’à l’exposition nos visiteurs aient un frisson particulier en découvrant les vrais tableaux. »

« Aussi ». Oui. Bel objectif. L’immersif culturel aime souligner qu’il n’est pas frivole. Enfin, pas uniquement. Il se targue, comme à Orsay, de proposer une expérience qui « satisfait autant l’appétit de connaissances que de divertissement ». Il se prévaut de l’apport de conseillers scientifiques : il y a de la sensation, aucun doute, mais il y a, aussi, du fond. Toutânkhamon. L’expérience immersive pharaonique « promet d’offrir aux petits et grands un moment d’une magie exceptionnelle », mais se veut aussi « authentique, pédagogique et ludique » et « invite à la curiosité et à la connaissance » (7). À l’occasion du centenaire de la mort de Franz Kafka, la Foire du livre de Bruxelles ne nous invitait pas seulement à découvrir sur son site « la magie de la narration en faisant appel à tous [nos] sens », grâce à un artiste donnant le 5 avril 2024 « un aperçu de la genèse (…) de son approche de l’adaptation de la littérature en une expérience de réalité virtuelle ». Il s’agissait surtout de permettre « de voir à quel point l’écrivain austro-hongrois était pétri de valeurs européennes » (8). On y a échappé pour Arthur Rimbaud. Mais au Musée de Charleville-Mézières, un portrait en trois dimensions, boosté par l’intelligence artificielle, répond aux questions de ses admirateurs. En attendant, on peut, sinon vraiment voir leurs œuvres, du moins — et, attention, c’est une aventure — vivre une « éprouvante traversée d’un désert impitoyable » grâce aux orientalistes, les peintres Dominique Ingres, Eugène Delacroix, Jean-Léon Gérôme… « noms majeurs de l’expression européenne », à l’Atelier des Lumières (9). Et voilà comment l’immersif est instructif, mais sans peser, sans mots compliqués, en restant simple, en étant « vivant », bref, en se montrant sans snobisme. Magique.

Stratégie numérique oblige. Le ministère de la culture ne s’y trompe pas lorsqu’il entend promouvoir « ces nouveaux usages » qui « ouvrent la voie à des expériences culturelles toujours plus riches, à de nouveaux modes de valorisation de nos œuvres et de notre patrimoine et à un renouvellement de l’accès à la culture pour de nouveaux publics » (10). Le plan d’investissement France 2030 lance donc un appel à projets « Culture immersive et métavers » visant à développer la production et la diffusion d’expositions « au service de la démocratisation culturelle et de l’élargissement des publics ». Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) a ouvert un fonds d’aide à la création immersive, dont l’un des trois objectifs est de « réinventer le rapport au public ». Il a donc apporté son soutien financier à Un soir avec les impressionnistes, coproduit par Orsay et deux entreprises privées. La Réunion des musées nationaux (RMN) — Grand Palais, la Banque des territoires et Vinci Immobilier créent le Grand Palais Immersif, hébergé dans les locaux de l’Opéra Bastille.

Il semble entendu, comme l’affirme M. Bruno Monnier, président-fondateur du groupe privé Culturespaces, qu’il s’agit enfin d’« un modèle vertueux, qui permet l’accessibilité à la culture d’une catégorie sociale qui ne va pas au musée (11». Ladite catégorie sociale n’a d’ailleurs que l’embarras du choix. Culturespaces, ce sont l’Atelier des Lumières, à Paris ; les Carrières des Lumières, aux Baux-de-Provence ; le Hall des…, à New York ; le Théâtre des…, à Séoul ; le Bassin des…, à Bordeaux ; et, toujours sous une déclinaison lumineuse de la marque, à Hambourg, Amsterdam, Jeju, Dortmund. On en parle moins, mais l’immersif « enculturé » rapporte. Surtout au privé. Culturespaces, propriété d’Engie et de M. Monnier, a été vendu en 2022 à deux sociétés de capital investissement, dotées ensemble d’un actif de plus d’un milliard d’euros, et peu portées sur les paris déraisonnables. Il est vrai qu’une exposition « physique » coûte plus que l’immatériel, même immersif… C’est donc là une affaire impeccablement satisfaisante : elle est rentable dans tous les domaines. Côté démocratisation culturelle ou taux de fréquentation. Côté modernité technologique ou bon usage du patrimoine. Sur fond d’accords public-privé à toujours mieux développer.

Évidemment, on n’en est pas tout à fait à la première version de l’immersif. Autrefois, le metteur en scène Robert Hossein proposait ce qu’il appelait des « grands spectacles », refusant de les appeler des « pièces ». Il recourait à la pyrotechnie, une grosse sonorisation, des projections, afin, déjà, d’« immerger » le public, qui fut même parfois appelé à voter, lors de procès fameux, notamment celui de Marie-Antoinette (1993) — il vota majoritairement pour l’exil. Le texte était écrit par André Castelot, très sensiblement de droite, et Alain Decaux, un temps ministre pendant la présidence de François Mitterrand, vulgarisateurs médiatiques de moments historiques. Ces spectacles, très populaires, étaient souvent critiqués par la presse et les spécialistes : démagogie, manipulation des émotions et savoir biaisé. On célèbre, au contraire, l’immersion 2.0.

Se laisser envahir par le jaune tournesol, se déplacer parmi des figures célèbres animées, croire qu’on participe à une aventure ou qu’on s’approprie une expérience artistique dûment estampillée : pourquoi bouder son plaisir ? Mais il n’est pas certain que ce soit là un « accès » véritable à la « culture ». Et même plus vraisemblable que ce soit un nouveau marché. Il y a un appétit de savoir, concernant en particulier les beaux-arts. Mais la démocratisation culturelle ne passe pas par l’émotion téléguidée, l’abasourdissement devant la prouesse technique, le leurre d’une prétendue « expérience » qui ressemble beaucoup à ce que jadis on nommait « consommation ». Vanter le choc des sensations spectaculaires, qui tiennent à distance l’étonnement devant l’œuvre menant aux questions et à la mise en perspective, relève de la célébration de la passivité. Qu’on nous la vende comme émancipatrice, ça, oui, c’est magique.

 

Evelyne Pieiller

 

(1Van Gogh. L’expérience immersive, Exposition Van Gogh

(2Cf. le site de l’exposition.

(3Apaches de Paris Immersion dans un bar au cœur des gangs de la Belle Époque,

(4Un soir avec les impressionnistes. Paris 1874. Expédition immersive en réalité virtuelle, Un soir avec les impressionnistes

(5) Malika Bauwens, « Faut-il faire l’expérience immersive du musée d’Orsay, “Un soir avec les impressionnistes” ? On a testé ! », Beaux Arts Magazine, Paris, 31 mars 2024.

(6Catalogue de l’exposition Paris 1874. Inventer l’impressionnisme, RMN — Grand Palais — Musée d’Orsay, Paris, 2024, 288 pages, 250 illustrations, 45 euros.

(7Toutânkhamon. L’expérience immersive pharaonique,

(8Kafka adapté en réalité virtuelle,

(9Site de l’exposition Les Orientalistes. Ingres, Delacroix, Gérôme….

(10) Ministère de la culture, « Politiques culturelles : la stratégie numérique du ministère de la culture. Pour un numérique culturel responsable et durable », Paris, juin 2024.

(11Club Innovation & Culture, 24 janvier 2022

 

Collé à partir de <https://www.monde-diplomatique.fr/2024/08/PIEILLER/67331>