Par une note de ses propres services, le gouvernement s'est déclaré intouchable

 

Au delà des refus d'Emmanuel Macron, un autre coup de force, bien plus grave, se déroule là où personne ne regarde. L'actuel gouvernement démissionnaire-démissionné gouverne sur le fondement d'une note de ses propres services, qui estime le gouvernement incensurable tout en lui attribuant d'importants pouvoirs de décision. Cela pourrait redéfinir le régime.

 

 

Billet de blog 29 août 2024

 

Le Secrétariat Général du Gouvernement, le SGG pour les intimes, est l'organe non-politique le plus important du pays. Ce sont les services administratifs de Matignon. Le SGG survit d'un président à l'autre, d'un gouvernement à l'autre, d'une majorité parlementaire à l'autre. 

Les services du SGG sont très puissants, de par leur centralité et leur permanence -  le précédent Secrétaire Général du Gouvernement, Marc Guillaume, était surnommé "Dieu" et sa parole sert d'évangile constitutionnel aux gouvernements - et à la fois impuissants parce qu'ils exécutent ce que leur demande le Premier ministre.

Suite aux élections législatives de 2024, il a été demandé au SGG une note sur ce que peut et ne peut pas faire un gouvernement démissionnaire-démissionné, "expédiant les affaires courantes". Cette note est (ou ).

Ce que dit la note du Secrétariat Général du Gouvernement

La note se lit facilement même pour les non-juristes, mais résumons-là. Il y a deux points primordiaux, commençons par le moins important.

Cette note définit trois types de "décisions" :

- Les décisions ordinaires

- Les décisions urgentes

- Et le reste (la note ne donne pas de nom, mais je vais appeler ça les décisions politiques)

Selon la note, un gouvernement démissionné peut prendre les décisions ordinaires et urgentes, mais pas les décisions politiques. Toute la question est donc : que se cache derrière chacune de ces catégories ? Ce que dit la note du SGG, c'est qu'il n’y a, si on regarde leur contenu sur le fond, que deux types de décisions, les décisions ordinaires et les décisions politiques... mais que plus le temps passe, plus les décisions politiques peuvent devenir des décisions urgentes, ce qui justifie qu'elles soient prises par le gouvernement.

Pour le dire autrement, plus un gouvernement démissionné reste longtemps aux "affaires courantes", plus ses pouvoirs s'accroissent, à tel point qu'il finit par avoir le droit de quasiment tout faire - tant qu'il est capable de justifier l'urgence motivant chaque décision. A la limite, ce premier point, considéré isolément, peut s'entendre. Cependant, c'est quand il est considéré en conjonction avec le deuxième que tout change.

Le second point tient en une phrase, glissée ni vu ni connu comme une évidence, page 6 : « Le Parlement est privé de la possibilité de renverser le Gouvernement (qui est déjà démissionnaire). »

En clair, un Gouvernement démissionnaire ne pourrait pas être renversé, parce que… “ce n'est plus un Gouvernement”. Cette interprétation est non seulement particulièrement surprenante, mais surtout extrêmement dangereuse.

Particulièrement surprenante parce qu'elle consiste à soutenir qu'un groupe de personnes qui aurait les pouvoirs, les moyens, les services, l'image publique, l'aspect, l'odeur, le goût d'un gouvernement, bref qui aurait tout d'un gouvernement, sauf le nom de gouvernement… ne serait pas un gouvernement. Elle consiste à soutenir que la France peut être gouvernée par un groupe de personnes qui n'est pas un gouvernement.

Extrêmement dangereuse, parce qu'elle peut amener à opérer un basculement complet de régime.

Les conséquences de ces appréciations : une menace fondamentale sur le régime français

Conjugué au premier point, cette interprétation signifie qu'un gouvernement d'affaires courantes aurait quasiment les mêmes pouvoirs qu'un vrai gouvernement, mais sans pouvoir être renversé. Cela consiste à enlever à l'Assemblée nationale sa fonction première dans notre régime. Ca peut permettre au président, celui là ou un autre, de changer la nature fondamentale du régime politique français, vers ce que le pays a connu de pire.

En effet, imaginons une seconde qu’on retienne effectivement cette interprétation. Dans ce cas, pas grand chose n'empêchera le président de la République, l'actuel ou un autre, de :

- nommer un Premier ministre,

- le laisser nommer son gouvernement,

- puis accepter immédiatement leur démission,

- les charger de la gestion des affaires courantes,

- et ne renommer personne.

Ce gouvernement démissionné pourra alors largement gouverner, sans être responsable devant personne à part le président de la République, et presque sans moyen d'action de la part du Parlement.

Le seul moyen d’empêcher cela serait alors la destitution du président de la République. D'une certaine manière, la censure aura été déplacée et transformée : alors qu’il faut aujourd'hui 50 % des députés pour censurer l'exécutif, il faudrait alors atteindre une barre plus élevée encore, celle de la destitution, soit 66 % des députés ET 66 % des sénateurs. Deux seuils qu'il sera certainement impossible d'atteindre un jour, quand on mesure déjà à quel point il est déjà très improbable de les atteindre dans la situation exceptionnelle actuelle.

Il ne faudrait pas ici faire l'erreur de penser qu'il serait là question d'un régime présidentiel : dans un régime présidentiel, d'une part, l'exécutif ne peut pas dissoudre la Chambre, et d'autre part, s'il ne trouve pas d'accord avec elle, il ne peut rien faire. Alors que dans le cas présent, nous serions en présence d'un exécutif intégralement irresponsable devant la Chambre, qui peut en plus menacer cette dernière de dissolution. L’exact inverse des excès des 3ème et 4ème Républiques.

D'ailleurs, même la 4ème République avait eu la présence d’esprit de chercher à se prémunir contre ce genre d’abus, en prévoyant que les gouvernements d’affaires courantes devaient être présidés par le président de l’Assemblée (qui, à l’époque, n’était pas inféodé à l’exécutif).

« Mais c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait! la vertu même a besoin de limites. Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête

le pouvoir » disait Montesquieu. Or cette note du SGG, c’est l’exécutif qui se fixe, seul, ses propres limites…

Le coup de force tranquille

Un exécutif qui se fixe ses propres limites - et estime au passage qu'il n'en a pas vraiment -, cela rappelle ce qu'ont fait aux Etats-Unis Georges W. Bush et son vice-président Dick Cheney après le 11 septembre 2001. Sur le fondement d'une théorie juridique, dite “théorie de l'exécutif unitaire”, qui tordait particulièrement la Constitution américaine, élaborée par des juristes zélés (devenus trumpistes depuis), Bush et Cheney se sont accordé la licence de faire ce qu’ils souhaitaient, ni plus ni moins, dans le cadre de leur "guerre contre la terreur" en Afghanistan. Comme le raconte l'excellent film Vice, cela a a donné Guantanamo, les assassinats, la torture, et des ondes de choc politiques que l'on ressent encore aujourd'hui.

Alors, quelle est la valeur juridique de cette note du SGG ? Sur bien des points, c’est le Conseil d’Etat qui finira par trancher. Mais pas sur celui de savoir si un gouvernement démissionné peut être censuré ou non. Sauf s'il se décide à prendre la compétence, ce qui est peu probable, même le Conseil constitutionnel n’est probablement pas compétent. Evidemment, sur une question aussi importante, on ne peut pas imaginer qu’il n’y ait personne de compétent pour trancher.

Or, s'il y a quelqu'un qui le pourrait, c'est l'actuelle Assemblée nationale.

Quelle(s) réponse(s) ?

En octobre 1962, le Sénat votait l’affichage du discours de son président, Gaston Monnerville, une longue et violente diatribe contre Charles de Gaulle, dans toutes les mairies de France. En juillet 1984, le Sénat vote une motion demandant au président de la République de mettre le projet de loi Savary au référendum, à une époque où la procédure n'existait pas dans la Constitution.

Les sénateurs ne se sont pas demandé s’ils avaient le droit, si la procédure existait, ou quoi que ce soit d'autre : ils ont constaté que ce n’était interdit nulle part, et ils l’ont fait. Et le Sénat est loin d'avoir la légitimité de l'Assemblée nationale.

Quand le 17 juin 1789, le Tiers État s’est déterminé en Assemblée Nationale, les députés n'ont demandé leur avis à personne. L’Assemblée nationale est l’institution souveraine en France. Elle fait ce qu’elle veut - dans la limite des textes certes, mais dans leur silence, ses mains sont libres.

Or il n’est écrit nulle part qu’il est interdit de voter la censure d’un gouvernement démissionné. Si l’Assemblée nationale le veut, elle le peut.

Ce ne devrait pas être nécessaire dans la mesure où l'article 14 du règlement de l'Assemblée nationale attribue au bureau les pouvoirs de régler les délibérations de l'Assemblée, mais si cela s'avérait nécessaire, elle peut également voter une modification de ce règlement afin de s'assurer que ce ne sera pas Braun-Pivet qui appréciera la recevabilité de la motion de censure.

Au pire, elle peut se contenter de voter une résolution condamnant le gouvernement démissionné et appelant à la cessation des non-ministres (les résolutions ne peuvent pas comporter d'injonctions au gouvernement... mais fort heureusement, ce gouvernement là n'en est plus un, tout démissionné qu'il est).

Est-ce utile ?

On pourra opposer qu'il ne sert à rien de censurer un gouvernement destitué, puisque la seule conséquence, aux termes de l'article 50 de la Constitution, est que la censure oblige le gouvernement à... donner sa démission au président de la République, chose qu'il a déjà fait.

On pourra y ajouter que, de toute façon, de manière générale, le président peut refuser la démission du gouvernement, ne pas l'accepter pendant longtemps (deux mois en 1962), l'accepter et laisser le gouvernement démissionné gérer les affaires courantes comme en ce moment, ou encore l'accepter pour... immédiatement renommer les mêmes (ce qui a également eu lieu en 1962).

De telle sorte qu'en vérité, même la censure ne semble pas bien utile. Ce n'est pas faux.

Cependant, ce serait sous-estimer la portée juridique de l'acte. Le gouvernement Attal prend chaque jour de nombreux actes réglementaires, qui peuvent être attaqués devant la justice administrative. Il n'est pas impossible que les juges administratifs qui auront à se prononcer estiment que la circonstance supplémentaire que ces actes aient été pris par un gouvernement censuré en plus d'être démissionnaire les entache plus encore.

Ce serait surtout en sous-estimer la portée politique. Le gouvernement Pompidou de 1962 reste, pour l'instant, le seul gouvernement censuré de l'histoire de la Vème République. Ce marqueur rappelle l'anormalité de ce qu'il s'est passé lors de cette crise qui a modifié le régime de la Vème République. Avec la censure de son gouvernement démissionnaire, il deviendrait encore plus explicitement intenable et inacceptable pour Emmanuel Macron de maintenir Gabriel Attal en poste et de ne pas, enfin, confier à une personnalité la tâche de constituer un gouvernement, comme cela a lieu dans tous les régimes parlementaires normaux.

 

François Malaussena

Conseiller politique à l'Assemblée nationale

 

 

Collé à partir de <https://blogs.mediapart.fr/francois-malaussena/blog/290824/par-une-note-de-ses-propres-services-le-gouvernement-sest-declare-intouchable>