Arrestation du fondateur de Telegram et menaces sur les messageries sécurisées

 

L’étau continue de se resserrer sur les échanges numériques protégés et la liberté d’expression

 

 

L’application Telegram est utilisée par près d’un milliard de personnes dans le monde et permet de communiquer de façon relativement sécurisée grâce au chiffrement de messages. Telegram permet aussi de communiquer des informations sur des canaux pouvant toucher une large audience sans risque de censure. Cette application, qui n’est pas la meilleure en terme de chiffrement, est couramment utilisée pour communiquer, y compris par de nombreux dirigeants, à commencer par Macron lui-même.

Pourtant, le fondateur de Telegram, Pavel Durov, a été arrêté en France le 25 août 2024, alors qu’il descendait de l’avion à l’aéroport du Bourget, puis a été placé en garde à vue. Cette interpellation du PDG d’une plateforme aussi importante est une première mondiale : la France est donc pionnière dans les offensives contre les applications chiffrées. Pavel Durov est visé par une enquête «sur le manque de modération de sa plateforme», et sa garde à vue a été prolongée dimanche soir.

 

Telegram : une application qui dérange

Pavel Durov, né en Russie, parle français et avait obtenu la nationalité française en 2021. Il séjourne régulièrement dans notre pays. Les autorités macronistes arrêtent donc par surprise le créateur d’une application qui est utilisée jusqu’au sommet de l’État, et qui a été naturalisé il y a seulement trois ans. Que signifie ce coup de pression ?

Avant de fonder Telegram, Pavel Durov a d’abord crée le réseau Vkontakte, l’équivalent de Facebook en Russie. Pour autant, le chef d’entreprise aujourd’hui âgé de 39 ans s’est très tôt engagé contre Poutine. Il a pris parti pour les grandes manifestations contre le régime russe en 2011 et 2012, il a refusé à plusieurs reprises de coopérer avec le FSB, la police politique russe, et a été expulsé du pays en 2014. Aujourd’hui exilé, il n’est plus le bienvenu dans son pays d’origine.

En 2018, il est à nouveau menacé par les autorités russes qui ont tenté, sans succès, de bloquer Telegram. En 2020, un grand soulèvement populaire a lieu en Biélorussie, dictature soumise à Poutine. Telegram y joue un rôle crucial : «Ce qui réunit tous les protestataires, ce ne sont ni des partis, ni des leaders politiques, ni des organisations traditionnelles. Ce sont des chaînes Telegram qui assurent la coordination du mouvement» estime alors Franak Viačorka, spécialiste biélorusse des médias numériques. Sans Telegram, l’opposition n’aurait pas pu communiquer aussi largement, et encore moins appeler à manifester.

En 2018, Telegram est l’un des réseaux les plus utilisés lors d’une révolte en Iran, notamment pour relayer des appels à manifester. Le régime parvient alors à rendre inaccessible l’application dans le pays. Un an plus tard, quand un soulèvement éclate à Hong Kong contre la dictature chinoise, les manifestants utilisent Telegram pour échapper à la surveillance et coordonner leurs actions. La Chine organise alors une attaque informatique concertée pour paralyser le serveur de Telegram. En 2020, le régime thaïlandais bloque Telegram pour empêcher des manifestations. En 2022, c’est le gouvernement autoritaire d’Azerbaïdjan qui impose des restrictions contre les réseaux sociaux, dont Telegram.

 

Une arrestation hypocrite

En arrêtant le fondateur de cette application, la France s’inscrit dans le pas d’États hautement liberticides. Partout dans le monde ces dernières années, l’application a permis de contourner la censure et de faciliter la propagation d’informations dissidentes et d’appel à des rassemblements. Et souvent, les autorités ont tenté de l’entraver. Mais le culte de la «liberté absolue» pronée par Pavel Durov a aussi ses côtés sombres : Telegram est le refuge de groupes néo-nazis, de mafias, de réseaux pédocriminels ou fondamentalistes religieux.

C’est sur cette base que la justice française veut poursuive Pavel Duroc : l’absence de modération des contenus sur Telegram et sa réticence à coopérer avec les forces de l’ordre sur des questions telles que le terrorisme et l’exploitation sexuelle d’enfants. C’est une posture hypocrite. D’autres réseaux hébergent du contenu tout aussi criminel et dangereux, mais ne sont pas menacés pour la simple raison qu’ils collaborent avec la police et obéissent aux autorités qui le leur demandent.

Les contenus haineux pullulent sur X, des attentats sont revendiqués sur Facebook et, pourtant, leurs dirigeants ne sont pas arrêtés. L’hypocrisie atteint son apogée puisque Macron reçoit régulièrement Elon Musk ou Marc Zuckerberg tout en faisant arrêter Durov. Où sont la cohérence et la logique ? Instagram possédé par Mark Zuckerberg, X racheté par Elon Musk et les autres grands réseaux pratiquent une censure éhontée, et n’hésitent pas à balancer des informations demandées lors d’enquêtes.

Ce qui est reproché à Telegram est donc son caractère incontrôlable plus que le contenu qu’il héberge. Cette arrestation ressemble fort à une offensive contre les correspondances privées et les libertés numériques.

 

En finir avec les échanges sécurisés

Une autre messagerie chiffrée est menacée : Signal. Plus efficace et recommandable que Telegram, elle agace profondément les polices du monde entier qui, pour le moment, n’arrivent pas à la percer, car cette messagerie est chiffrée de bout en bout et collaborative.

Le Parlement Européen a lancé un débat spécifique sur ce sujet pour faire interdire ce chiffrement. Les dirigeants de Signal ont annoncé qu’ils se retireraient d’Europe plutôt que d’accepter la fin du chiffrement des conversations, ce qui mettrait en danger de nombreux opposants et livrerait des informations aux forces de répression. Ce serait comme discuter politique directement sous les yeux des services de renseignement.

Pour le moment, à défaut de réussir à pénétrer les mystères de Signal, la police l’utilise comme un élément à charge. Alors que des millions de personne utilisent cette messagerie, les autorités estiment que sa seule installation est suspecte. Dans le cadre d’enquêtes contre des militants, l’application Signal est brandie comme une «preuve» de culpabilité. La justice estime que protéger ses échanges, c’est forcément avoir quelque chose à cacher, et donc forcément des infractions. Dans le cadre d’une procédure anti-terroriste visant des militant-es arrêté-es le 8 décembre 2020, l’un des seuls éléments qui restait dans le dossier était l’utilisation de Signal.

De même pour la messagerie sécurisée ProtonMail : sur demande de la police anti-terroriste, la plate-forme avait dû fournir l’adresse IP de militants écologistes, ce qui avait conduit à 20 arrestations et trois perquisitions en 2020.

 

L’asphyxie programmée des canaux d’expression libre

Au-delà des messageries chiffrées, ce sont tous les canaux qui échappent au contrôle de l’État et des grands propriétaires de médias qui sont visés. En juillet 2023, juste après la grande révolte provoquée par l’assassinat de Nahel, Emmanuel Macron déclarait aux maires reçus à l’Élysée qu’il envisageait de «couper» les réseaux sociaux en cas de nouveaux épisodes de révolte. Il proposait : «On a pu le voir, quand les choses s’emballent pour un moment, se dire : on se met peut-être en situation de les réguler ou de les couper».

Au même moment, l’application Snapchat a collaboré avec les autorités pour étouffer la révolte. «Nous avons travaillé conjointement avec le ministère de l’Intérieur et les différentes autorités pour endiguer le plus rapidement possible les dérapages» expliquait la responsable de la plate-forme devant les députés durant l’été 2023, et affirmait même avoir utilisé des influenceurs rémunérés pour appeler au calme, tout en censurant des images d’affrontements et en mettant en avant des vidéos critiquant les émeutes.

En Kanaky, cette année, la France a été le premier pays occidental où un réseau social, TikTok, a été totalement coupé sur un territoire. Un précédent très grave dont nous n’avons pas pris la mesure.

En août 2023, le commissaire européen Thierry Breton, grand patron, ancien ministre et proche de Macron, annonçait que les réseaux sociaux doivent être forcés d’effacer immédiatement «les contenus qui appellent à la révolte», sous peine d’être tout simplement coupés sur le territoire. Il s’agissait d’une mesure baptisée le «Digital Services Act», qui est désormais en vigueur.

 

Dans un pays où la moindre expression de rue est réprimée militairement, où les médias sont presque totalement contrôlés par une poignée de milliardaires et où un président se permet même de piétiner les résultats d’une élections, l’arrestation du fondateur de Telegram est ainsi un bien mauvais signal pour la liberté d’expression et la protection des échanges. Un de plus.

 

 

Collé à partir de <https://contre-attaque.net/2024/08/26/arrestation-du-fondateur-de-telegram-et-menaces-sur-les-messageries-securisees/>