« Maintenir les cinq anneaux sur la tour Eiffel dit beaucoup de la façon dont la culture a été instrumentalisée durant les JO »

 

Avant le début des Jeux olympiques, le mariage de l’art et du sport avait été annoncé gagnant-gagnant, mais c’est le sport qui a surtout tiré son épingle du jeu. Quant au monde de la création, les musées en tête, il s’est senti obligé d’en être, parce qu’on lui reproche depuis des décennies de ne pas attirer un public populaire, analyse, dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».

 

Les Jeux olympiques (JO) furent enthousiasmants, historiques même, les stades furent pleins, les couacs rares. La bonne vibration se poursuit avec les Jeux paralympiques jusqu’au 8 septembre. Après avoir qualifié les grincheux de « peine-à-jouir » – ils ne l’avaient pas épargnée, il est vrai –, Anne Hidalgo entend désormais étirer sa bonne séquence le plus longtemps possible.

Comme la maire (socialiste) de Paris aura sans doute du mal à ce que sa ville ressemble éternellement au décor propret de la série Emily in Paris, elle a eu une idée : les anneaux olympiques accrochés sur la tour Eiffel vont y rester. Même si le monument métallique dépend de la municipalité, il n’est pas sûr qu’Anne Hidalgo ait le droit de décider seule sans tenir compte du code du patrimoine, donc de l’Etat, voire des héritiers, d’autant que les anneaux sont une marque et leur affichage une forme de publicité. Les critiques n’ont du reste pas attendu longtemps, sur la Toile, sous la forme d’une pétition, de la part de la ministre démissionnaire, Rachida Dati, ou venant des héritiers de Gustave Eiffel.

Cet exemple dit beaucoup de la façon dont la culture est instrumentalisée pendant ces Jeux. Des sportifs dans l’arène, le public dans les gradins, le monde entier devant son téléviseur furent épatés par la manière dont les monuments et les musées ont servi de décor et ont magnifié les compétitions. Mais à l’intérieur des sites exposant de l’art, comme le Louvre, ce n’était pas la fête.

 

Séduire un public qui a la tête ailleurs

La plupart des musées parisiens ont connu une baisse de fréquentation de l’ordre de 25 % à 50 % pendant les JO. Le château de Versailles a fait le plein en extérieur pour les épreuves d’équitation et de pentathlon moderne, mais a vu le nombre de visiteurs chuter de 25 % dans les salles. La raison est d’une grande banalité. Les amoureux de la culture, Français comme étrangers, ont fui Paris – il eût été masochiste de se déplacer à une période où tout est plus cher et compliqué. Inversement, les passionnés de sport et de messes collectives, venus à Paris du monde entier, n’avaient pas vraiment la tête à la culture, voire s’en contrefichaient. C’est comme ça depuis des décennies. A Londres en 2012 et à Rio en 2016, ce fut catastrophique pour les lieux culturels.

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Les musées et les monuments les plus prestigieux, « instagrammés » comme jamais, ont l’espoir de se refaire dans les mois qui viennent. Rappelons tout de même que, au printemps, le Comité international olympique (CIO), la Ville de Paris et le ministère de la culture vantaient, non sans lyrisme, un mariage gagnant-gagnant du sport et des arts. Personne n’y croyait, mais il fallait feindre d’y croire. C’était même amusant ou pathétique : en public, des patrons de musée ont manié les poncifs éculés sur les liens entre art et sport ; en privé, ils avaient des mots durs sur la séquence.

Persuadé d’une catastrophe annoncée, le centre d’art du Jeu de paume, place de la Concorde, a fermé ses portes pendant quatre mois, entre mai et septembre. D’autres ont transformé le moment délicat en coup gagnant en louant leurs espaces pour des activités liées aux JO, comme le Musée de l’homme ou le Théâtre de Chaillot. Mais pour les autres…

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On peut comprendre que la plupart des quatorze musées de la Ville de Paris soient enrôlés sous la bannière olympique, confirmant au passage un phénomène qui vaut pour toute la France, à savoir l’intervention toujours plus dense des maires sur la programmation des lieux culturels qu’ils financent. Plus surprenants sont les centaines de lieux dans la France entière qui, en toute liberté, ont organisé quelque 1 500 expositions, événements ou animations au croisement de l’art et du sport, cherchant à séduire un public qui a la tête ailleurs. La basilique du Sacré-Cœur a même réservé une chapelle aux sportifs durant l’été.

 

Intérêt artistique discutable

Pourquoi vouloir « en être » ? Sans doute pour participer à la fête, ne pas louper quelque chose. Une autre raison de cette adhésion collective renvoie à une culpabilité bien ancrée du monde culturel : le personnel politique ne se prive pas de lui rappeler, année après année, qu’il n’attire pas le public populaire. Le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) le disait à sa façon : « Le théâtre et la culture auront gagné quand leur public sera le même que celui des stades de foot. » C’est ainsi que la culture a été sommée de s’ouvrir au sport pendant ces JO, alors que, toute l’année, on ne demande pas au public qui remplit les stades de football de s’ouvrir à l’art.

Cette profusion de l’offre culturelle autour du sport renvoie à une tendance depuis quelques années. Le ministère de la culture comme des élus locaux multiplient les labels, rendez-vous, fêtes culturelles aux programmes à rallonge, qui leur profitent largement, mais dont l’intérêt artistique est discutable ou nul.

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Dans un autre registre, l’audacieuse et triomphale cérémonie d’ouverture des JO sur la Seine fut aussi exemplaire de la façon dont la culture a été vampirisée. Rappelons que la parade nautique créée par Thomas Jolly a demandé de tels moyens de sécurité que le Festival d’Avignon, plus grand rendez-vous de théâtre au monde, a été contraint d’ouvrir une semaine plus tôt, ce qui l’a fragilisé. Il y eut d’autres dommages collatéraux.

On a pu entendre aussi que les différents tableaux du ballet nautique ont constitué une belle vitrine pour ce qu’on appelle le « spectacle vivant », soit la création contemporaine dans le théâtre, la danse ou la musique. C’est vrai. Comme il est vrai que cette vitrine a coûté autour de 120 millions d’euros, soit trois fois le prix des cérémonies d’ouverture et de clôture de Londres 2012, selon les économistes Robert Baade et Victor Matheson (Le Monde du 12 juillet).

Rappelons surtout que, derrière cette vitrine, le spectacle vivant est dans un très sale état. Deux études de l’Association des professionnels de l’administration du spectacle, en mars et en juin, estiment qu’un quart des représentations de pièces de théâtre pourraient être supprimées dans les dix mois qui viennent, par rapport à 2023. Cela n’a rien à voir, ce ne sont pas les mêmes budgets, dira-t-on. C’est le même pays.

 

Michel Guerrin

Rédacteur en chef au « Monde »