Stéphanie Davilma pour « M Le magazine du Monde »

 

Famille, collaborateurs ou amis, chacun revendique l’héritage Pierre Cardin

Par Gaspard Dhellemmes  06 septembre 2024

 

EnquêteEmporté à 98 ans par le Covid-19, le 29 décembre 2020, Pierre Cardin n’a pas laissé derrière lui qu’une esthétique futuriste. L’empire du couturier, dont l’extraordinaire Palais Bulles, à Théoule-sur-Mer, est au cœur d’une guerre de succession opposant Rodrigo Basilicati-Cardin, petit-neveu du créateur et PDG de l’entreprise déterminé à relancer la marque, à ses nombreux cousins, désireux de vendre.

De la mer, le Palais Bulles ressemble à un vaisseau spatial échoué sur les roches de Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Ce dédale de bulles roses à hublots est l’œuvre de l’architecte hongrois Antti Lovag. Un disciple de l’architecture organique qui rêvait de bâtiments aux rondeurs réconfortantes, inspirés des maisons troglodytes ou du corps humain. Quand il a découvert le Palais Bulles, au début des années 1990, Pierre Cardin, dont la modestie n’était pas le trait de caractère principal, y a vu un hommage au « style Cardin ». Le couturier n’a-t-il pas connu le succès grâce à une « robe bulle » en mousseline et conçu de nombreux vêtements empruntant à l’esthétique de la conquête spatiale, Cosmocorps et Cosmobulles façon Star Trek et autres robes satellites ?

Il rachète le palais en 1992, le fait agrandir, puis le meuble à son goût, avec des assiettes de Picasso et des œufs en or sculptés par Lucio Fontana. Ce n’est peut-être pas un hasard : c’est ici, à l’intérieur de ce lieu idéal aux lignes si douces, que son clan a connu ses derniers moments de bonheur et d’unité. Le couturier, qui n’avait pas d’enfants mais une large famille, aimait rassembler quelques-uns de ses vingt et un neveux, nièces, petits-neveux et petites-nièces pour Ferragosto : cette fête du 15 août si importante pour les Italiens. Tous gardent le souvenir de baignades et de rires dans l’une des trois piscines de la propriété ou de longs déjeuners sur la terrasse à partager des salades caprese, dont Pierre Cardin raffolait…

« J’aimais bien mes cousins, mais, aujourd’hui, ils ont renoncé à se battre. » Regard au loin, comme aimanté par les flots, Rodrigo Basilicati-Cardin soupire longuement. Cet ingénieur italien de 53 ans, carrure de colosse et regard intense de crooneur vénitien, est le nouveau maître des lieux depuis le décès de son grand-oncle, le 29 décembre 2020. Il a aussi repris les rênes de la holding fondée par son parent, Pierre Cardin Evolution, qui emploie soixante-dix salariés en France et revendique un chiffre d’affaires annuel de plus de 600 millions d’euros réalisé dans plus de quatre-vingts pays.

 

Une forteresse assiégée

En ce mois d’août, un grand silence règne au sein d’un Palais Bulles écrasé par le soleil. Elles paraissent bien vides ces dix suites réparties sur 1 200 mètres carrés. Comme au temps de Pierre Cardin, des événements privés continuent de se dérouler dans ce lieu si atypique qui offre une vue stupéfiante sur la baie de Cannes. De grands raouts familiaux, en revanche, il n’est plus question. Le Palais Bulles est aujourd’hui une forteresse assiégée, au centre de la guerre de succession qui a éclaté dans la famille Cardin.

Elle oppose d’un côté Rodrigo Basilicati-Cardin, soutenu par son frère et sa sœur, qui souhaite relancer Pierre Cardin Evolution et revendique d’être le principal héritier du couturier. De l’autre, leurs dix-huit oncles, tantes, cousins et cousines qui sont déterminés à vendre une entreprise que Cardin évaluait de son vivant à 1 milliard d’euros, mais qui en vaudrait plutôt 200 millions de moins, selon les estimations les plus élevées. Un prix qui doit beaucoup au fabuleux patrimoine immobilier accumulé, dont le Palais Bulles est le joyau. La justice doit bientôt les départager en se prononçant sur la validité de plusieurs testaments retrouvés après la mort du couturier. Et une enquête pénale est en cours à la suite d’une plainte déposée contre Rodrigo Basilicati-Cardin pour « abus de faiblesse ».

 

Rodrigo Basilicati-Cardin, petit-neveu du couturier et PDG de Pierre Cardin Evolution, dans le Palais Bulles, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), le 13 août 2024. STÉPHANIE DAVILMA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Le Palais Bulles, dessiné par l’architecte hongrois Antti Lovag, à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes). STÉPHANIE DAVILMA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Une des trois piscines du Palais Bulles. STÉPHANIE DAVILMA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Ce dernier tente d’amener un peu d’ombre sur la terrasse en poussant une ingénieuse bulle coulissante. Ce jour-là, les flèches décochées par ses cousins ne semblent pas être sa préoccupation. Le PDG de Pierre Cardin Evolution a passé une partie de l’été à mettre au point, en partenariat avec l’Agence spatiale européenne, une « combinaison d’entraînement lunaire » censée habiller les astronautes Thomas Pesquet et Matthias Maurer. « J’imagine un vêtement qui régule la température du corps grâce à des pompes à chaleur miniaturisées, ça pourrait être une révolution », dit-il, des lueurs enfantines dans les yeux. Il semble un peu triste de redescendre sur terre. Et d’évoquer la rafale de procédures judiciaires lancées contre lui. « La maison Cardin marche très bien, il n’y a aucune raison de vendre, se ressaisit-il. Moi, je continue, car c’est ce que mon oncle a souhaité. »

 

Machine à cash

La réalité est sans doute plus embrouillée. Elle tient beaucoup aux ambivalences de Pierre Cardin, cet homme réputé dur et secret. Et qui a toujours affiché l’individualisme orgueilleux du self-made-man. Car Pierre Cardin a d’abord été Pietro Cardini, le petit dernier d’une famille d’agriculteurs italiens exilés en France, ruinés par l’arrivée au pouvoir de Mussolini. Après une enfance à se faire traiter de « macaroni » par ses camarades d’école, il s’installe à Paris à la fin de la seconde guerre mondiale. Un passage chez Paquin et Schiaparelli et il rejoint Christian Dior, assiste à la naissance de sa collection culte New Look, avant de lancer sa propre maison de couture, en 1950.

A l’instar d’André Courrèges et de Paco Rabanne, il impose une esthétique futuriste inspirée du pop art : robes cibles, pantalons à ellipses, manteaux trapézoïdaux. A partir de la fin des années 1960, son nom est partout. Il crée sa gamme unisexe Cosmocorps, dessine les costumes de scène des Beattles, fait la une du Time en 1974, avant d’être le premier Français à présenter ses collections de haute couture à Pékin et à Shanghaï, en 1979.

 

Pierre Cardin, en 1957, au 118, rue du Faubourg-Saint-Honoré. ROLAND DE VASSAL

 

Pierre Cardin sait dessiner, coudre, mais il sait aussi compter. « Il est à lui seul Yves Saint Laurent, Pierre Bergé et la première d’atelier », aime répéter Jean Paul Gaultier, qui a fait ses débuts au sein de la maison Cardin. Il met au point une fabuleuse machine à cash en inventant le système des licences, ces contrats confiant la fabrication de produits à des entreprises extérieures en échange de royalties pour l’utilisation de son nom. Le mécanisme en fait un pionnier : l’un des premiers créateurs de haute couture à investir le champ du prêt-à-porter, à partir de 1959, avec un défilé dans le magasin Printemps du boulevard Haussmann.

 

Des amours tumultueuses

Il transforme surtout Pierre Cardin en un homme riche, qui réinvestit tout ce qu’il gagne dans la pierre. Par le biais de son entreprise, il acquiert une vingtaine de châteaux et de manoirs, dont le fameux château de Lacoste (Vaucluse), qui a appartenu au marquis de Sade, le palais de Casanova, à Venise, deux immeubles entiers à Paris, avenue Marigny et rue Royale, ainsi que le restaurant Maxim’s… Cardin achète, entreprend de vastes chantiers de rénovation, puis se lasse et revend, avec une mauvaise humeur d’enfant jetant ses jouets.

 

Jeanne Moreau et Pierre Cardin lors d’une croisière en Grèce, en juin 1962. KEYSTONE-FRANCE / GAMMA-KEYSTONE

 

Sa vie privée n’est pas moins tumultueuse. Son grand amour s’appelle André Oliver, rencontré en 1952. C’est avec lui qu’il a fondé sa maison de mode. « Mon double en matière de créativité », dit-il de lui. Mais la quarantaine passée, alors que grandit en lui le désir d’être père, il croise l’actrice Jeanne Moreau. « Jeanne tombe follement amoureuse de l’homme. Elle le poursuit jusqu’à ce qu’il succombe », racontent Jean-Pascal Hesse et Pierre Pelegry dans leur livre (Pierre Cardin Mode Mythe Modernité, Flammarion, 2022). Ils se séparent quatre ans plus tard, mais restent amis.

Les années passent, son alter ego André Oliver décède en 1993. Au cours de ces numéros d’autosatisfaction auxquels il habitue ses interlocuteurs, Pierre Cardin continue à se vanter d’avoir créé « la plus grande maison de couture du monde ». C’est de moins en moins vrai. Ses créations sont devenues plus répétitives, moins inspirées. Chemises, draps, eau minérale, réveille-matin, chauffe-mug et même des boîtes de sardines… Le système de licences a popularisé son nom mais a aussi dévalorisé sa marque. Cardin continue à dessiner tous les jours, mais ses ambitions se déplacent vers le champ culturel : il se rêve en producteur. Financer des spectacles ou des expositions au Festival Pierre Cardin de Lacoste, à l’Espace Cardin, dans les jardins des Champs Elysées, ou chez Maxim’s l’intéresse davantage que de préparer des défilés.

 

Le « maestro » à la tête d’un royaume

Il n’a pas eu d’enfants avec Jeanne Moreau. Mais, en 1995, à 72 ans, il rencontre celui qui pourrait bien être son fils spirituel. Rodrigo Basilicati, 25 ans, a grandi dans le culte lointain de ce grand-oncle présenté comme un « génie ». Le cadet d’une fratrie de trois enfants qui a grandi à Padoue, en Italie, traverse alors une période de froid avec ses parents. Ces derniers veulent qu’il arrête ses études de piano, lui qui se rêve en artiste touche-à-tout, concertiste ou designer de meubles. Ce jour-là, il assiste à un défilé Cardin organisé au théâtre communal de Trévise. Basilicati applaudit à tout rompre. A la fin du spectacle, il accourt pour féliciter son grand-oncle : « Tes robes sont comme des sculptures ! » Le couturier savoure le compliment. Et invite son petit-neveu à passer des vacances d’été au Palais Bulles. « Pierre m’a fait sortir d’une période de tristesse », raconte-t-il en juillet à la table du Bristol, ce palace parisien situé en face de la boutique historique de Pierre Cardin, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

 

En 1977, devant le restaurant Maxim’s, dont Pierre Cardin (au centre) était propriétaire. PIERRE GUILLAUD / AFP

 

Pierre Cardin et ses mannequins devant sa boutique de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, en 1972. KEYSTONE PRESS / ALAMY STOCK PHOTO

 

Ils se découvrent une passion commune pour l’espace. Son grand-oncle l’encourage à dessiner et à poursuivre le piano. Bientôt, il lui confie des tâches pour son entreprise : il doit superviser les travaux de rénovation du château de Lacoste ou redresser les comptes de son exploitation toscane d’eau minérale, entre deux croquis de meubles. Cinq ans après leur première rencontre, en mars 2000, Rodrigo voit son travail récompensé. Pierre Cardin fait de lui le seul coactionnaire de Pierre Cardin Evolution. Basilicati récupère l’action de la grande sœur préférée du couturier, Giovanna, qui lui permet de détenir un pourcentage infime de l’entreprise (0,001 % du capital). Le voilà bien placé pour prendre la relève du « maestro », le moment venu.

Mais, en mai 2011, coup de tonnerre. « Je veux vendre maintenant. Je sais que je ne serai pas là dans quelques années et il faut que les affaires continuent », annonce Pierre Cardin au Wall Street Journal. La mise à prix est fixée à 1 milliard d’euros. Ce chiffre, calculé au doigt mouillé, fait tousser les analystes financiers : le couturier cultive une opacité totale sur ses comptes, qui rend difficile toute estimation. Mais, au fond, souhaite-t-il vraiment que la cession aboutisse ? Il soupire face à toutes les propositions de rachat et finit par annuler la vente. Après tout, il a beau avoir dépassé les 80 ans, sa santé ne faiblit pas. Et il semble si heureux de régner seul sur son petit royaume.

 

Jalousies à la cour du couturier

« Mon oncle ne déléguait jamais rien, se souvient Louis Cardin-Edwards, petit-neveu de Pierre Cardin embauché comme styliste à la fin de ses études. C’était un patron à l’ancienne, qui aimait retrouver ses employés à la machine à café le matin, signait les chèques des salaires à la fin du mois et faisait passer lui-même les entretiens d’embauche. » Il tient à avoir une relation directe avec chacun de ses salariés. Dès 9 h 30, nombre d’entre eux piétinent devant son bureau, au troisième étage d’un immeuble, à l’angle de la place Beauveau, dans le 8e arrondissement de Paris. Dans ce vestibule, on croise aussi bien « des petites mains cherchant à vérifier le point d’une robe que des directeurs de licences ou des ambassadeurs », rapporte un habitué.

 

Pierre Cardin entouré de Rodrigo Basilicati-Cardin (à gauche) et de son directeur artistique Pierre Courtial, en 2020. BALDINI / BESTIMAGE

 

S’il n’a jamais été désigné officiellement comme dauphin, Rodrigo Basilicati occupe une place privilégiée au sein de l’entreprise. Au point que, le 30 octobre 2018, Pierre Cardin fait de lui son directeur général. Mais avec des pouvoirs limités. Le procès-verbal de sa nomination stipule par exemple qu’il ne peut ni effectuer de règlement ni céder aucune licence du groupe. Pas de quoi étouffer les sentiments filiaux que Rodrigo éprouve pour son grand-oncle. La même année, il décide d’accoler le nom de Cardin au sien, grâce à un changement d’état civil en mairie. Rodrigo Basilicati devient Rodrigo Basilicati-Cardin. « Quand je suis arrivé avec mon passeport, il était fier comme tout et m’a même reproché de ne pas avoir mis le nom Cardin en premier », raconte-t-il aujourd’hui.

 

Pierre Cardin au côté du jeune Louis Cardin-Edwards, en 1992. ARCHIVE PERSONNELLE

 

Au même moment, un autre personnage prend de l’importance au sein de l’entreprise. Pierre Cardin a recruté Pierre Courtial comme stagiaire en 2016. Il est vite séduit par ce jeune homme mince et un peu fantasque qui a le culot de se présenter à qui veut l’entendre comme « le futur Pierre Cardin ». Il lui confie la tâche de dessiner de nouveaux modèles qui seront ensuite exploités par des entreprises tierces sous licence. Il va même jusqu’à revenir dans ses ateliers pour lui transmettre en personne son art de la couture. Pierre Courtial sent alors grandir la jalousie des salariés historiques de la maison. « Cardin était entouré d’une cour de gens apeurés qui ne travaillaient plus depuis longtemps mais tenaient à garder leur emploi, raconte-t-il. Un jour, à l’atelier, où je le sentais particulièrement fatigué, je lui ai tendu mon bras. Personne n’avait jamais osé toucher Pierre Cardin, c’était un point de bascule. »

 

« Après ma mort ? Je n’ai rien organisé. RIEN »

Il se rappelle aussi du « regard de tueur » que lui aurait lancé Rodrigo Basilicati-Cardin quand lui est confié le soin de réaliser sa première collection au sein de la maison. Pierre Cardin ne fait rien pour désamorcer cette rivalité. Pierre Courtial est même nommé directeur artistique de la griffe, en 2019. « Pierre me présentait toujours comme le futur de la maison, jure Pierre Courtial. Il me disait : “Je veux que tu prennes le relais, mais il va falloir être diplomate, ma famille va s’entretuer pour l’héritage.” C’était un homme très seul, dans sa bulle. Je suis devenu son meilleur ami. On se voyait presque tous les jours, il ne parlait plus qu’à moi. »

Ils sont nombreux, en réalité, les proches de Pierre Cardin à l’avoir entendu proférer un énigmatique : « J’ai pensé à toi, tu seras protégé. » Cardin semble s’amuser à brouiller les pistes. Et à voir les couteaux s’aiguiser à l’approche de sa disparition. Mais l’après-Cardin reste un sujet tabou. « Après ma mort ? Je n’y pense pas. Je n’ai rien organisé. RIEN », résume-t-il crûment à Paris Match en septembre 2020, à peine trois mois avant sa disparition. Il semble indestructible ce patron qui arrive tous les jours au bureau avec à la main des croquis dessinés à 4 heures du matin. Et qui se réjouit déjà de la fête qu’il donnera pour ses 100 ans. Jusqu’à ce qu’un virus venu de Chine ne le fasse vaciller.

Atteint du Covid-19, Pierre Cardin est hospitalisé à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine en octobre 2020. Plusieurs de ses proches se plaignent de ne plus avoir accès au malade. « Quand j’ai cherché à voir Pierre, Rodrigo m’a envoyé un message pour me dire qu’il avait pris la décision que son oncle ne verrait plus personne, raconte Pierre Courtial. Un infirmier m’a finalement appelé en cachette à minuit pour me dire que Pierre pleurait depuis dix jours en appelant mon nom. »

 

Stupeur aux funérailles

Les grandes manœuvres pour la succession commencent. Rodrigo Basilicati-Cardin sent que son heure est venue. Vingt ans qu’il accepte sans broncher de seconder ce grand-oncle insondable et si avare en compliments… Le couturier est alité chez lui quand se tient le conseil d’administration du 29 octobre 2020 qui le révoque des fonctions de président de l’entreprise qu’il a fondée. Tout ça, bien sûr, dans l’unique but de lui laisser le temps de « recouvrer ses forces et l’énergie qui le caractérisent », précisent, un rien flagorneur, les auteurs du procès-verbal. Rodrigo Basilicati-Cardin devient le président de Pierre Cardin Evolution. Et obtient dans la foulée une procuration pour administrer les biens de son grand-oncle.

 

Pierre Cardin (à droite) avec son ami Emmanuel Beffy et l’ex-mannequin Maryse Gaspard, à New York, en 2007. PATRICK MCMULLAN VIA GETTY IMAGES

 

Pierre Cardin meurt à l’hôpital américain le 29 décembre 2020. Un mois plus tard, une messe religieuse à l’église de la Madeleine réunit les proches du couturier. Ce jour-là, la stupeur se mêle à la tristesse : le premier à revendiquer l’héritage n’est pas un membre de la famille. Il s’agit d’Emmanuel Beffy, un ami de Cardin, qui a travaillé pour lui comme « directeur des affaires culturelles » de 2004 à 2016. Emmanuel Beffy se fonde sur un testament de cinquante feuillets, rédigé le 20 mars 2013, qui ferait de lui le légataire de la moitié de l’empire. « Cette année-là, il devait être opéré pour la pose d’un pacemaker. Lui qui ne voyait jamais de médecin a pris peur et a voulu écrire quelque chose », nous raconte d’un phrasé prudent Emmanuel Beffy. D’abord un peu gêné à l’égard de la famille endeuillée, il n’hésite finalement pas longtemps à se manifester : « J’ai vu arriver peu de temps avant sa mort des cousins de Pierre Cardin qui ne l’avaient jamais vu et dont il ne connaissait pas le prénom. Moi, je le fréquentais depuis quinze ans, je dînais avec lui trois soirs par semaine. Après tout, je n’étais pas illégitime. »

Tandis que les avocats s’activent pour faire annuler le testament d’Emmanuel Beffy, les regards se tournent vers Rodrigo. Et s’il assumait un rôle de médiateur ? « Il faut que la famille reste unie », lance-t-il à certains de ses cousins après l’enterrement. Mais il ne semble pas prêt à partager le pouvoir. Son oncle est mort le jour de ses 50 ans : Basilicati-Cardin veut y voir un signe du ciel. En attendant la décision des juges sur l’héritage, il se démène pour tenter de relancer une entreprise depuis longtemps assoupie. Il part à la rencontre des détenteurs de licences, réouvre la boutique historique de la marque près de l’Elysée, remet Pierre Cardin au calendrier de la fashion week. Les journalistes mode, qu’il reçoit dans son bureau, s’interrogent : est-il génial ou un peu perché ce grand gaillard qui n’a que les mots « vêtements virtuels » et « NFT » à la bouche, et fait du rapprochement avec le monde de l’espace le cœur de son projet de relance ?

 

« Rodrigo se prend pour le nouveau Cardin »

Les défilés qu’il organise sur le Tarmac du Musée de l’air et de l’espace du Bourget ou sous la coupole de l’ancien siège du Parti communiste laissent les observateurs perplexes. Basilicati-Cardin refuse pourtant de recruter un directeur artistique extérieur à la maison, comme le lui conseille son entourage. A l’image de son grand-oncle, il veut tout contrôler et prend soin d’écarter ses rivaux potentiels. Il remercie Pierre Courtial, à qui il reproche d’avoir mécontenté le titulaire d’une licence, mais aussi Louis Cardin-Edwards, particulièrement apprécié de ses collègues et, autrefois, de son grand-oncle. Il lui reproche d’avoir volé… une paire de ciseaux et un costume d’académicien, dont il assure que Pierre Cardin lui a fait cadeau.

 

Le Palais Bulles, œuvre de l’architecte hongrois Antti Lovag, face à la baie de Cannes. STÉPHANIE DAVILMA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

« Rodrigo Basilicati-Cardin, un héritage qui coule de source », titre Le Figaro, qui lui consacre un portrait flatteur en octobre 2021. Chaperonné par Image 7, la puissante agence de communication d’Anne Méaux, le PDG de Cardin Evolution tente d’attirer l’attention des médias sur le prix Bulles, qu’il crée pour récompenser des acteurs du développement durable. Mais cette satanée succession finit toujours par se rappeler à lui. Les petits-neveux de Cardin parviennent à lui imposer le contrôle d’un mandataire judiciaire. Sa gestion de Pierre Cardin Evolution est scrutée.

 

Rodrigo Basilicati-Cardin déplace une paroi coulissante du Palais Bulles, le 13 août 2024. STÉPHANIE DAVILMA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Ses cousins, qui le soupçonnent de vouloir dépecer l’empire, ne laissent rien passer. Ni la vente de plusieurs propriétés du Luberon, à Lacoste, ni les travaux qu’il entreprend au siège de l’avenue Marigny. Ils sont déterminés à vendre le plus vite possible. « Il faut être honnête, Cardin c’est fini, ce nom est devenu désuet, il ne peut renaître qu’au sein d’un grand groupe, plaide Patricia Cardin, petite-nièce du couturier. Rodrigo fait un transfert, il se prend pour le nouveau Cardin. Mais personne ne peut remplacer Pierre Cardin. » L’avocat de Patricia Cardin et de plusieurs autres petites-nièces finit par transmettre à Rodrigo Basilicati-Cardin une offre de rachat émanant d’une foncière immobilière pour un montant de 750 millions d’euros.

 

Plainte pour « abus de faiblesse »

Quelques jours plus tard, le 13 juillet 2022, un improbable retournement de situation survient. Alors qu’il se rend au bureau de Pierre Cardin avenue de Marigny pour, dit-il, « réparer une fuite d’eau », Rodrigo Basilicati-Cardin trouve un texte de onze lignes rédigé de la main de Pierre Cardin et paraphé « PC ». Ce texte, qui tombe décidément à pic, fait de lui l’héritier de toute sa fortune. Un peu plus d’un an plus tard, en février 2024, le document est finalement déclaré invalide sur la forme – il n’a pas été signé selon les règles – par la cour d’appel de Paris. Mais son authenticité doit encore être examinée sur le fond, tout comme le « testament Beffy » par le tribunal civil de Paris « entre novembre 2024 et février 2025 », détaille Jean-Louis Rivière, avocat de trois petites-nièces du créateur.

L’issue de cette procédure en annulation de testament est décisive. S’il perd, Rodrigo Basilicati-Cardin redeviendra un héritier comme un autre, au même titre que ses cousins. « En attendant, l’horloge judiciaire lui profite, s’agace maître Rivière. Cette personne n’a peur de rien et poursuit son aventure personnelle sans se soucier des conséquences. » Attablé à la terrasse d’un restaurant d’Avignon, ce septuagénaire bronzé, crinière argentée et verbe haut, déroule sans note les plis et replis d’un dossier qui l’obsède depuis trois ans. Au point de le sortir trois heures par jour d’une retraite paisible du barreau d’Avignon. Son dernier coup d’éclat : les plaintes qu’il dépose en mars 2023 pour « abus de faiblesse et abus de confiance sur une personne âgée et faux et usage de faux » contre Rodrigo Basilicati-Cardin.

 

Le salon du Palais Bulles, meublé par Pierre Cardin. STÉPHANIE DAVILMA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Il est reproché au PDG de Pierre Cardin Evolution son comportement lors des dernières semaines de l’existence de Pierre Cardin. Et d’avoir fait le vide autour de son grand-oncle de 98 ans, diminué par la maladie, pour lui imposer la signature, le 1er novembre 2020, d’une procuration en sa faveur. Ces accusations – que Basilicati-Cardin réfute fermement – reposent principalement sur le témoignage d’un membre de l’entourage médical du couturier. Dans son attestation, que « M Le magazine du Monde » a pu consulter, ce dernier raconte un Pierre Cardin isolé et affaibli, « totalement dépendant », qu’il fallait porter « pour passer du lit au fauteuil et du fauteuil au lit », et « pas capable » de signer quoi que ce soit.

 

L’avenir du Palais Bulles en suspens

Et ce n’est pas tout. Pour trois des petites-nièces de Cardin, Basilicati-Cardin aurait également abusé de la faiblesse de leur grand-mère défunte Giovanna Cardin, de qui il tient ses fameuses actions représentant 0,001 % de la holding. Et qui lui permettent aujourd’hui de tenir seul la barre. La cession avait eu lieu en 2000, personne n’y avait rien vu à redire alors. Ces plaintes provoquent aujourd’hui l’ouverture d’une enquête – toujours en cours – menée par la brigade de répression de la délinquance astucieuse, a révélé l’hebdomadaire Challenges en juillet 2023.

 

Vue du salon du palais. STÉPHANIE DAVILMA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

La salle de bains de la suite de Pierre Cardin. STÉPHANIE DAVILMA POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

« Toutes ces procédures me font perdre du temps, regrette Rodrigo Basilicati-Cardin. Ma priorité aujourd’hui est de continuer à faire évoluer la marque et la société Pierre Cardin. » C’est enfin et aussi l’avenir du Palais Bulles qui se joue ici. Il n’y a guère plus que les privatisations ponctuelles pour lui redonner un peu de vie depuis la mort du couturier. L’entreprise d’eau pétillante San Pellegrino y a fêté ses 125 ans en juin. Le constructeur automobile Ferrari va y présenter à la rentrée un de ses nouveaux modèles. Rodrigo Basilicati-Cardin ne serait pas contre le fait de vendre, « si cela permet d’investir dans d’autres projets », dit-il.

De son vivant, Pierre Cardin évaluait la valeur du bien à 350 millions d’euros. Son petit-neveu sait bien qu’une telle opération est impossible tant que la succession n’est pas réglée. En attendant, il y retourne plusieurs fois par an pour des opérations de relations publiques. Malgré la chaleur étouffante qui règne l’été dans ce bâtiment dépourvu de climatisation, il tient à dormir dans la bulle située à l’endroit le plus élevé. Une pièce tapissée de moquette bleu pétrole et décorée de vaisselle de Murano : la chambre de Pierre Cardin. Toujours plus près du cosmos et le plus loin possible de ses cousins.