Sandrine Rousseau : « Nous n’offrons pas assez clairement un autre modèle social »
Dans son livre « Ce qui nous porte », Sandrine Rousseau appelle la gauche à sortir de la matrice des Trente Glorieuses et à diffuser un imaginaire politique alternatif et désirable. La nomination de Michel Barnier est pour elle le « chant du cygne » d’un régime politique et économique insoutenable.
Fabien Escalona et Pauline Graulle
7 septembre 2024
C’est un livre résolument optimiste dans une période sombre pour la démocratie française. Dans Ce qui nous porte (Le Seuil), la députée écologiste Sandrine Rousseau donne une analyse de l’époque qui met l’accent sur l’inventivité, les espoirs et les attentes de sens et de justice qui parcourent la société. Elle n’en souligne pas moins les dégâts sociaux et même psychiques provoqués par des politiques libérales qui maintiennent un modèle productiviste à bout de souffle.
L’ex-candidate à la primaire écologiste remonte aux mal nommées « Trente Glorieuses », pour admettre ce qu’elle-même doit au modèle de société qui triomphait alors et comprendre sa force d’attraction. Elle n’en appelle pas moins à prendre acte de son caractère insoutenable et pointe l’urgence de forger un nouvel imaginaire politique désirable, seule solution pour rivaliser avec la montée de l’extrême droite dans les urnes. « Ne pas flancher, ne pas baisser la tête ni les yeux, avancer unis » doit devenir le mantra de la gauche, écrit-elle.
Sandrine Rousseau à Mediapart, le 6 septembre 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Mediapart : Vous racontez dans votre livre le délitement des promesses sociales et politiques issues des Trente Glorieuses. Selon vous, comment la séquence politique que l’on vient de vivre et qui s’achève par la nomination de Michel Barnier à Matignon s’inscrit-elle dans cette histoire ?
Sandrine Rousseau : On assiste au chant du cygne de cette période issue des Trente Glorieuses, avec cette volonté d’Emmanuel Macron de poursuivre, quoi qu’il en coûte, sa politique. Il s’est montré prêt à tout : donner des gages au Nouveau Front populaire (NFP) au moment de l’entre-deux-tours des législatives pour sauver des sièges, et aujourd’hui donner des gages au Rassemblement national (RN) pour éviter la gauche au pouvoir et nommer Michel Barnier à Matignon.
Je suis convaincue que cette ligne n’a plus de majorité dans la société, mais le pouvoir entend utiliser tous les arrangements possibles afin de la mettre en œuvre.
On voit s’inaugurer une alliance tacite entre les droites, y compris extrêmes. Si elle se poursuit, quelles leçons stratégiques faut-il en tirer à gauche, une fois qu’on a déploré la situation ?
Regardez Kamala Harris aux États-Unis. Dans le Parti démocrate, il était acquis qu’il n’y avait pas d’autre issue que Joe Biden, un vieux politicien aguerri. Et puis voilà cette femme qui raconte une autre histoire : elle y va à fond sur les droits sociaux et sociétaux, sur l’interruption volontaire de grossesse, et elle suscite un enthousiasme. On verra en novembre si ça suffit, mais cela veut dire qu’il ne faut pas avoir peur de porter des valeurs fortes et un discours radical.
Je ne suis pas sûre que les gens attendent une série de mesures chiffrées. Je pense que nous gagnerions à offrir une vision de la société et du rapport aux humains, alternative par rapport à l’ordre en place. Il faut donner un souffle aux positionnements de la gauche.
La question, désormais, c’est d’assurer un modèle social protecteur sans la croissance et sans l’extractivisme.
Dans votre livre, vous regrettez que la gauche donne l’impression de proposer des « devis » mieux-disants aux électeurs et électrices…
La critique peut paraître un peu raide, mais oui, sur le fond, les forces politiques dominantes proposent des devis plus ou moins mâtinés de libéralisme, de relance par l’offre ou par la consommation, mais sans changer les fondamentaux d’un modèle délétère pour nos conditions de vie.
La gauche a posé le récit de l’union, ce qui était positif et indispensable. Mais on n’a pas réussi à forger un nouveau récit qui suscite l’enthousiasme indispensable pour passer un cap de mobilisation. C’est ce qui fait que nous avons une avance trop courte pour nous imposer au pouvoir.
En lisant le programme du NFP, j’ai constaté que nous étions encore pris dans les chaînes de la nostalgie des Trente Glorieuses. Il s’agit d’une relance keynésienne par la consommation et la restauration des services publics, ce qui a des avantages, mais on n’a pas fait de pas de côté suffisant. Pourtant, la société est prête à changer. Et ce, quoi qu’en disent les médias mais aussi le monde politique, dont la gauche, qui est en retard par rapport aux avancées réelles de la société…
Prenons l’exemple du rapport aux animaux. À partir du moment où on considère que les animaux sont « sentients » [sensibles ou doués de sensation – ndlr], on ne peut pas défendre à tout prix le modèle animalo-industriel. Ce n’est pas une lubie minoritaire : j’ai découvert, en écrivant mon livre, qu’il y avait trois fois plus de végétariens que de chasseurs en France ! Et pourtant, on n’entend que ces derniers.
Dans votre livre, vous cherchez à expliquer, y compris en évoquant votre mémoire familiale, la force du modèle des Trente Glorieuses dans les représentations du progrès individuel et collectif. Qu’est-ce qui vous a amenée à une approche aussi compréhensive, à rebours des caricatures qu’on a faites de vous au moment de la polémique sur les barbecues ?
Je veux d’abord préciser que je n’ai pas cherché la polémique sur ce sujet. À l’époque, j’en ai parlé parce que le barbecue avait été utilisé, sur les réseaux sociaux, comme un signe viriliste de reconnaissance des trumpistes, pendant leur campagne électorale. Il a suffi que je prononce le mot « virilité » pour que la France entière, ou en tout sa composante masculine, s’interroge sur la sienne [rires]…
Sur le fond, j’ai voulu comprendre pourquoi on n’arrêtait pas, même à gauche, de considérer les Trente Glorieuses comme un idéal social. Dans ce livre, je rappelle en effet ce que ma famille et moi devons aux Trente Glorieuses et à ceux qui ont construit ce modèle. Je ne suis pas ingrate. Mais il faut avoir un regard objectif. Il n’y a pas eu que des gagnants et cet idéal s’est largement fait au détriment de l’écologie.
Sandrine Rousseau à Mediapart, le 6 septembre 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
La question, désormais, c’est d’assurer un modèle social protecteur sans la croissance et sans l’extractivisme. Les Trente glorieuses ont répondu aux besoins fondamentaux de l’époque, mais ceux-ci ont en partie changé et la préservation des écosystèmes qui permettent la vie en fait partie. Par ailleurs, il ne faut pas négliger les questions sociétales, car c’est là aussi que se situe la liberté. Je plaide pour une émancipation détachée de la seule consommation.
Alors que certains voient les écologistes, et vous en particulier, comme des sortes de Cassandre, votre livre est résolument optimiste. Est-ce une réponse aux paniques morales agitées par la droite et l’extrême droite ?
La gauche a parfois peur de ne pas être en phase avec un certain électorat, mais je réponds que la société est prête et qu’il faut absolument en prendre conscience. Derrière l’instrumentalisation de la nostalgie par la droite et l’extrême droite, la société bouge sans qu’on le voie ou que ce soit montré.
Par exemple, le racisme est omniprésent dans le débat politique et médiatique, mais les enquêtes sérieuses montrent qu’il diminue de manière importante sur la durée, notamment parce que la mixité a augmenté dans la population. Je ne nie pas qu’il y ait du racisme ou de l’islamophobie. Mais ce que font l’extrême droite et Bolloré, c’est une manipulation mentale pour nous faire croire que la société est raciste. Si on devient dupes de cela, on finit par accepter l’idée qu’on ne peut rien changer.
Alors comment expliquer le décalage avec ce qu’on voit dans les urnes lors des scrutins nationaux : le surplace de la gauche et la dynamique du RN ?
Le RN joue le côté « rassuriste ». Regardez sa position sur les ZFE [zones à faibles émissions carbone – ndlr] : il ne dit pas « on va accompagner les gens », il dit « on va maintenir les gens dans leur dépendance à leur vieille voiture ».
L’extrême droite veut maintenir un modèle social caduc et cela marche pour deux raisons. D’une part, le libéralisme tue toute politique d’accompagnement de sortie de ce modèle, donc toute une partie de la population préfère y rester, parce qu’elle n’a pas les moyens d’en sortir. D’autre part, à gauche, nous n’offrons pas encore assez clairement un autre modèle social. De plus, on a fait des alliances mais les gens ont bien conscience qu’on n’a pas réglé nos problèmes, par exemple sur nos positionnements différents vis-à-vis du productivisme.
Notre santé mentale est politique. Elle se dégrade à une vitesse qui devrait nous interroger.
Vous insistez sur un imaginaire alternatif, mais aussi sur des méthodes moins descendantes. Pour autant, est-ce que vous récusez l’impératif de « planification », mot que vous n’employez pas dans l’ouvrage ?
La transition écologique ne peut pas marcher si on demande uniquement aux gens d’obéir. Il y a un mérite symbolique, valorisant, à contribuer à définir la trajectoire et les modalités de la transition. Et celle-ci ne peut pas se faire de la même manière à Paris, où il est facile de prendre son vélo, et en Corrèze, où il est normal de prendre sa voiture.
Le mot de « planification », pour le coup, renvoie vraiment à la matrice des Trente Glorieuses, à cette amarre qu’il faut arriver à lâcher. Il faut une coordination nationale, c’est évident, mais les territoires ont une place.
Vous êtes parmi les rares responsables politiques à évoquer le problème de la santé mentale. En quoi est-ce un objet politique légitime et comment les pouvoirs publics peuvent-ils agir ?
Lors de la mission d’information sur la psychiatrie à laquelle j’ai participée à l’Assemblée nationale, je me suis rendu compte que notre santé mentale est politique. Et aujourd’hui, elle se dégrade à une vitesse qui devrait nous interroger. On ne peut pas accepter que les hospitalisations pour tentatives de suicide chez les jeunes aient à ce point augmenté (plus de 500 % chez les femmes entre 2019 et 2022). C’est une épidémie.
Les psychiatres l’expliquent par l’éco-anxiété, la perte d’espoir dans l’avenir, le cyberharcèlement, les violences intrafamiliales… Cela veut dire que le monde politique dans lequel on évolue nous impacte très profondément, très intimement. Cet indicateur de la santé mentale montre que les politiques publiques ne sont pas en adéquation avec les attentes de la population.
J’ai moi aussi été confrontée à des crises de souffrance psychique. Je le dis parce que je veux poser que des responsables politiques sont des personnes comme les autres, qui elles aussi ont des failles. Je veux qu’on sorte de cette image du leader comme stratège et infaillible qui sait tout mieux que les autres, comme si le pouvoir ne pouvait être confié qu’à des êtres exceptionnels.
Sandrine Rousseau à Mediapart, le 6 septembre 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Vous expliquez que les Trente Glorieuses, c’était aussi « la gloire productiviste et consumériste » comme substitut aux ravages de la guerre et aux passions nationalistes. Le philosophe Pierre Charbonnier le souligne lui aussi en insistant sur le fait que la paix, du moins en Occident, a été gagée sur les énergies fossiles ces dernières décennies. Mais maintenant il faut s’en passer. Est-ce que l’écologie a une formule alternative pour encourager à la paix ?
Les Trente Glorieuses ont remplacé la guerre des drapeaux par l’universalisme des marques – à commencer par l’entreprise phare de l’après-guerre, Coca-Cola, connue partout dans le monde. Mais aujourd’hui, on ne peut plus rester dans ce modèle.
Pis, on s’aperçoit que les enjeux écologiques peuvent être un facteur de conflit géopolitique. La guerre de la Russie en Ukraine, par exemple, a beaucoup été expliquée que par l’idéologie nationaliste russe de Poutine, qui est bien réelle. Mais l’Ukraine est aussi le grenier à blé de l’Europe, alors que la Russie a connu des déboires dans sa production agricole.
Assurer notre sécurité, dans ce contexte, consiste pour moi à limiter notre dépendance extérieure aux biens agricoles et aux ressources énergétiques. Et pour le coup, les écologistes ont des solutions à proposer.
À la fin du livre, vous dites que vous avez essayé la loyauté (« loyalty ») au système, ou la mise en retrait (« exit ») par dégoût, mais que vous vous retrouvez davantage dans le chemin de la « voice », autrement dit l’interpellation active de l’ordre établi. Mais comment concevez-vous votre rôle, plus précisément ?
La loyalty, c’est quand je suis entrée en politique chez les Verts, en adhérant complètement au fonctionnement et en m’accommodant des hésitations de ligne que l’on retrouve dans l’écologie. Ensuite, j’ai opté pour l’exit après l’affaire Baupin, en cultivant mon jardin au sens propre comme au figuré, mais j’ai bien vu que cela était insatisfaisant.
Aujourd’hui, j’agis en tant que députée mais je constate qu’il est difficile de porter un discours qui sorte un peu des clous à l’Assemblée nationale. Par exemple, on peut amender un budget mais pas remettre en cause son socle même, qui est une hypothèse de croissance. Les routines sont très fortes.
L’étape suivante pour moi, ce sera d’être une actrice d’unification de la gauche, non pas tant sur des bases électorales mais sur une base doctrinale commune qui justifie qu’on soit ensemble et qui suscite de la joie et de l’enthousiasme.
Par exemple, je suis convaincue que la question du temps, et de la libération du temps vis-à-vis du travail et de la consommation, sera la prochaine conquête politique à défendre. Le sujet peut parler à tout le monde et notamment aux milieux populaires, qui ont beaucoup moins de liberté à cet égard que les milieux privilégiés.
Fabien Escalona et Pauline Graulle
Collé à partir de <https://www.mediapart.fr/journal/politique/070924/sandrine-rousseau-nous-n-offrons-pas-assez-clairement-un-autre-modele-social>