Surtourisme : derrière un mot
17 septembre, 2024
Depuis la fin des années 2010, la popularisation de la notion de surtourisme rend compte des dégâts du tourisme dans de grandes villes européennes. Les luttes urbaines, de Barcelone à Berlin, s’attaquent aux locations courte durée et aux résidences secondaires qui ont sorti du marché immobilier des logements à l’année. Les plateformes de location entre particuliers sont pointées du doigt, un peu moins les compagnies d’aviation qui offrent des trajets bon marché entre capitales européennes et grandes destinations touristiques.
La condamnation du surtourisme s’applique désormais à d’autres impacts du tourisme connus et dénoncés de longue date : usages de l’eau dans des territoires en tension (comme dans le bassin méditerranéen, en particulier les Baléares), destruction des écosystèmes par surfréquentation, etc. Aux conséquences écologiques du tourisme il faut désormais ajouter ses conséquences sociales.
Contrôler les flux touristiques
S’il y a surtourisme, des réponses s’imposent : il faut contrôler le flux des touristes, aménager les lieux et le temps pour les gérer au mieux et en dernier recours réduire leur nombre.
Dans Réinventer le tourisme (Éditions du Faubourg, 2021), Rémy Knafou, géographe pionnier des études touristiques, suggère de nombreux aménagements : taxer le carburant du trafic aérien (par des accords bi- ou multilatéraux entre pays), donner des malus aux séjours trop brefs (de la visite de villages pittoresques à l’aller-retour Paris-New York), contenir les touristes (par exemple dans les musées en séparant celles et ceux qu’attirent quelques œuvres iconiques du public habituel qui vient tout voir), etc. Beaucoup de ses propositions tiennent à la densification et l’optimisation de l’usage des destinations touristiques, une manière de contenir les nuisances pour les empêcher de déborder sur des espaces et des temps où le tourisme est moins accepté. Elles ont le mérite de ne pas suggérer que des touristes seraient surnuméraires.
Des touristes en trop ?
L’expression surtourisme suggère plutôt que pour résoudre le problème il faudrait seulement baisser le nombre des touristes. Oui mais lesquel·les ? Et comment ?
La discrimination entre touristes est un réflexe classique. Puisque l’activité, dont la genèse est aristocratique, sert entre autres à distinguer les classes sociales entre elles (les voyages en Norvège et les séjours à Bray-Dunes sont bien marqués socialement), on s’est beaucoup occupé de fermer la porte au nez des autres, les mauvais·es touristes. La lutte contre le tourisme de masse est un objectif plutôt consensuel chez celles et ceux qui auront toujours les moyens de partir. Mais les croisières très exclusives en Antarctique n’ont pas besoin de transporter des milliers d’élu·es pour impacter gravement un écosystème fragile. Le nombre n’est pas forcément le problème.
S’il y a « trop de monde », cela suppose que certain·es seraient en trop et la réponse qui s’impose bien souvent, c’est celle du marché. L’argent discriminera les bons usages (ceux des plus riches) des mauvais (ceux des plus pauvres). Rien de nouveau. Et ce n’est pas ce à quoi aspirent celles et ceux qui se battent pour pouvoir continuer à vivre dans des villes ou des campagnes qui attirent des touristes, comme le collectif Droit à la ville Douarnenez qui a récemment livré une étude des impacts du tourisme sur une ville moyenne du littoral.
(Scarborough, Yorkshire, juillet 2024. Ville thermale depuis le XVIIe siècle, station balnéaire dès le XIXe siècle, Scarborough est le lieu aujourd’hui d’un tourisme de masse mais ne fait pas l’objet de surtourisme.)
Ce que dit de nous le surtourisme
Plutôt que de conspuer le surtourisme en vrac, pour des raisons dont certaines peuvent être douteuses ou franchement aristocratiques, il faut se demander ce que représente le tourisme dans nos sociétés. Les séjours plus nombreux à Barcelone ou Berlin ne tiennent pas seulement à Airbnb et aux compagnies low-cost qui ont rendu certains voyages plus pratiques ou moins chers, mais aussi à la croissance des classes aisées, de la vieille Europe à la Chine et à l’Inde. Il ne s’agit pas toujours de l’extension d’un mode de vie aisé vers les classes populaires qui en étaient jusqu’alors privées (ce qu’on appelle naïvement la « démocratisation » du tourisme).
En Europe, les personnes qui peuvent partir multiplient les voyages tandis que le nombre de celles qui n’ont plus les moyens de choisir leur nourriture ou de faire trois repas par jour s’accroît également. Le fossé se creuse entre celles et ceux qui ont des surplus pour voyager et d’autres à qui manque l’essentiel. Les foules de l’esplanade du Trocadéro, de la piazza di Spagna et de la porte de Brandenburg ont en commun de faire partie de classes plus ou moins aisées.
Une « industrie de la compensation »
Au-delà de l’intérêt intrinsèque des voyages, le tourisme a souvent pour ces classes-là une fonction de compensation, d’après les mots du sociologue du tourisme Rodolphe Christin : « Je souffre, je travaille toute l’année, donc je m’octroie ces quelques semaines de répit. » Puisque mener une vie bonne à l’année n’est plus envisageable, de brèves respirations suffiront. C’est la même logique qui guide l’essor de la livraison à domicile ou du ménage chez les particuliers. Les plus pauvres se mettent au service de plus aisé·es, en mesure de payer du temps libéré ou des loisirs qui leur font mieux supporter le temps passé au travail.
À cette mise au service des plus pauvres, il faut ajouter la prédation des lieux de vie du plus grand nombre. Car si flâner nonchalamment dans une jolie ville n’a rien de prédateur, tout change quand les touristes viennent par milliers, louent des logements qui ne sont plus destinés aux habitant·es mais à accueillir les visiteurs/ses. Certes parmi les habitant·es impacté·es, celles et ceux qui n’ont pu acheter leur logement et sont tributaires du marché locatif, qui ne sont pas bien logé·es malgré des revenus corrects, certain·es partent aussi en vacances et peuvent éventuellement louer des Airbnb. C’est la magie du capitalisme, d’opposer ainsi les travailleurs et usager·es de la ville aux consommateurs qu’ils et elles sont aussi.
Le tourisme n’en reste pas moins un champ de luttes pour la jouissance de biens qui sont essentiels pour les un·es (se loger) et accessoires pour les autres (partir en vacances dans un endroit où l’on ne connaît personne). Méfions-nous donc de la notion de surtourisme qui, si elle nous permet de faire des constats partagés sur l’impact du tourisme, n’invite pas forcément à chercher des solutions radicales et globales à ce problème… qui n’est au fond qu’un symptôme.
Lire à ce sujet : Aude Vidal, Dévorer le monde. Voyage, capitalisme et domination, Payot, 2024.
Collé à partir de <https://blog.ecologie-politique.eu/post/Surtourisme-derriere-un-mot>