Face à l’utilisation « inéluctable » de la géo-ingénierie solaire, des scientifiques appellent à une gouvernance mondiale
Nombre d’experts considèrent désormais inévitables ces technologies très controversées visant à modifier, de manière volontaire, le climat de la Terre en vue d’atténuer le réchauffement climatique, mais dont les conséquences demeurent imprévisibles.
Par Audrey Garric
26/01/2025
Une machine à pulvériser conçue pour éclaircir les nuages sur le pont d’envol du « Hornet », un porte-avions déclassé qui est maintenant un musée à Alameda, en Californie, le 2 avril 2024. IAN C. BATES/THE NEW YORK TIMES/REDUX -REA
Face à une crise climatique qui s’aggrave, une option présentée comme celle de la « dernière chance » par ses promoteurs gagne du terrain dans le monde scientifique, politique et économique : la géo-ingénierie solaire. Soit l’ensemble des procédés qui visent à modifier de manière volontaire le climat de la Terre en vue d’atténuer le réchauffement climatique.
Ces techniques très controversées, qui vont de l’injection d’aérosols dans la stratosphère à l’installation de miroirs géants dans l’espace, pourraient y renvoyer une partie du rayonnement solaire et donc refroidir le climat de la Terre. Mais elles s’avèrent hautement incertaines et font courir le risque de créer une nouvelle catastrophe climatique ainsi que des conflits géopolitiques.
Pour les uns, la géo-ingénierie solaire permettrait de gagner du temps, une option de dernier recours à ne pas négliger. « La première chose à faire, c’est de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais atteindre la neutralité carbone est difficile et, quand on y parviendra, la température globale ne baissera pas. Il faudra peut-être utiliser des solutions plus drastiques et rapides », explique Jean-François Lamarque, scientifique en chef de SilverLining, une association américaine qui « soutient des programmes de recherche sur toutes les solutions contre le réchauffement », dont la géo-ingénierie. Il estime « très risqué d’éliminer certaines options aujourd’hui ».
Pour les autres, ces technologies ne constituent qu’une « folie d’apprentis sorciers ». La climatologue Valérie Masson-Delmotte, coautrice d’une étude sur les menaces de la géo-ingénierie dans les régions polaires, y voit une « dangereuse distraction » qui détourne des financements de la décarbonation et « fait miroiter une solution pour ne rien changer ». La géo-ingénierie ne s’attaque qu’à une partie des symptômes, et pas aux causes du réchauffement : les émissions de gaz à effet de serre.
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Mais nombre d’experts, opposés ou favorables, considèrent désormais la géo-ingénierie comme inévitable. « On ne va pas empêcher que ces techniques soient mises en œuvre dans les dix ou quinze prochaines années. C’est aujourd’hui ma plus grande inquiétude », confie le climatologue Jean Jouzel. « A mes yeux, son utilisation par certains pays ou acteurs est désormais inéluctable, estime également Marine de Guglielmo Weber, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire et autrice de Géopolitique des nuages (Bréal, 184 pages, 13,90 euros). On est dans un système socio-économique qui verrouille une fuite en avant. On va préférer changer l’atmosphère que nos modes de vie. »
Théories du complot
Les financements ont augmenté en faveur de ces techniques ces dernières années, les programmes de recherche se multiplient, surtout aux Etats-Unis, et les débats prennent de l’importance au sein de la communauté scientifique. L’assemblée annuelle de l’Union américaine de géophysique, le plus grand rassemblement de chercheurs en sciences de la Terre, qui s’est tenue du 9 au 13 décembre 2024, y a consacré une trentaine d’interventions en partenariat avec SilverLining.
La géo-ingénierie était présentée sous le vocable d’« intervention climatique », un euphémisme témoignant d’une volonté de la normaliser. « Cela donne l’impression d’une intervention chirurgicale temporaire, passant sous silence qu’une fois lancée la géo-ingénierie doit être déployée pendant des siècles », prévient Valérie Masson-Delmotte.
Les observateurs guettent désormais un positionnement de Donald Trump de retour au pouvoir et qui ne s’est jamais exprimé sur le sujet. « Il y a un très grand risque que la géo-ingénierie solaire s’accélère sous cette nouvelle administration », prévient Prakash Kashwan, chercheur à l’université Brandeis, à Waltham, près de Boston, aux Etats-Unis, qui a signé une lettre ouverte aux côtés de plus de 500 chercheurs contre ces techniques. Le président américain, qui tourne résolument le dos à la transition écologique, pourrait être tenté par ces technologies afin de « limiter les vulnérabilités du territoire américain au réchauffement tout en préservant la source de son hégémonie, c’est-à-dire les hydrocarbures », détaille Marine de Guglielmo Weber.
Soutenir la géo-ingénierie impliquerait toutefois que Donald Trump reconnaisse la menace du réchauffement climatique, qu’il considère, pour l’instant, comme un « canular ». Ces technologies véhiculent en outre beaucoup de théories du complot auxquelles adhère une partie de l’électorat d’extrême droite américain, notamment celle des chemtrails, soit l’idée fausse que les traînées de condensation des avions masqueraient des épandages chimiques répandus à l’insu de la population. « On ne sait pas de quel côté va pencher le gouvernement américain », nuance Jean-François Lamarque.
« Polarisation croissante des pays »
L’urgence reste, dans tous les cas, de réglementer ce secteur qui ne jouit d’aucunes règles précises. En décembre 2024, le groupe des conseillers scientifiques de la Commission européenne a appelé Bruxelles à adopter un moratoire sur l’usage de la géo-ingénierie à l’échelle des Vingt-Sept. Il la pousse également à lancer la négociation d’un accord international pour encadrer ces technologies, dans laquelle l’Union européenne prônerait le non-déploiement « dans un futur proche ».
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« Les risques de ces techniques sont très élevés et les incertitudes énormes sur les dommages qu’elles pourraient entraîner mais aussi sur le fait de réussir à éviter un climat dangereux », explique Eric Lambin, géographe à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, et l’un des scientifiques qui ont rédigé l’avis.
Au mieux, leur déploiement réduirait temporairement une partie des effets du changement climatique (fonte des glaces, élévation du niveau de la mer, fréquence et intensité des événements extrêmes). Mais la géo-ingénierie solaire pourrait aussi, selon les technologies, réduire les précipitations dans certaines régions, diminuer les rendements agricoles, augmenter les pluies acides, détériorer la couche d’ozone et accroître les conflits.
Les pays ont, pour l’instant, échoué à s’accorder sur un cadre de gouvernance. « La possibilité d’un accord international consensuel et démocratique est illusoire, car on observe une polarisation croissante des pays, assure Marine de Guglielmo Weber. Il y a une forte chance que l’on ait des déploiements unilatéraux de certains Etats ou acteurs privés. » Alors que les Etats-Unis ou le Royaume-Uni sont favorables à la recherche sur ces technologies, l’Afrique s’oppose à leur usage, soutenue par d’autres pays du Sud global, comme le Mexique ou le Vanuatu. La France n’a, pour le moment, pas adopté de position officielle sur la question.
Les clivages portent également sur l’opportunité de mener des recherches dans ce secteur. Pour l’instant, les projets en cours aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Australie, en Suisse ou en Afrique du Sud restent majoritairement confinés dans des laboratoires. Quelques rares expériences ont eu lieu grandeur nature : des chercheurs australiens ont mené des tests d’éclaircissement des nuages marins sur la Grande Barrière de corail, en 2020 et en 2021, tandis que l’entreprise américaine Make Sunsets affirme avoir envoyé 124 ballons remplis de dioxyde de soufre dans la stratosphère, depuis 2022, suscitant de vives critiques.
Prendre des « décisions éclairées »
En juin 2024, la ville d’Alameda (Californie) avait également refusé la poursuite d’une expérience visant à éclaircir les nuages marins menée par l’université de Washington. Sarah Doherty, la directrice du programme, affirme explorer d’autres localisations « pour des études de terrain à petite échelle ». « Il est essentiel que la recherche scientifique commence dès maintenant, afin que des décisions éclairées puissent être prises à l’avenir concernant la géo-ingénierie solaire – s’il faut l’utiliser et comment », plaide-t-elle. « Sans quoi d’autres acteurs que des scientifiques répondront à ces questions, et c’est nettement plus risqué », souligne Jean-François Lamarque.
Les conseillers scientifiques de la Commission européenne préconisent également de n’autoriser « que des expériences scientifiques à l’extérieur de taille limitée ». « Etre dans l’ignorance en Europe affaiblirait notre position dans les négociations et nous empêcherait de détecter des expérimentations ou un déploiement non déclarés », argumente Eric Lambin.
Mais il met en garde : ouvrir la porte à la recherche présente un « risque de pente glissante » : « Une fois que l’on aura mené des expériences à petite échelle, on risque d’envoyer un signal que cela pourrait fonctionner et que cela peut entraîner un usage à grande échelle. »