23 janvier 2025

Chères et chers camarades socialistes

Chères et chers camarades socialistes, où allez-vous ? Quel est votre cap ? Je vous interroge parce que je redoute que, à nouveau, votre boussole se brouille, et n’indique plus clairement notre nord : du changement pour les gens, et contre l’argent.

 

Au coeur de mon engagement

Parlons-nous franchement : je vous dois mon engagement en politique. Contre vous. Contre vous durant plus de vingt ans.

En 1999, je lançais mon journal, Fakir, alors que les délocalisations font rage en Picardie, Magneti-Marelli, Honeywell, Whirlpool, et qu’un socialiste, Jacques Delors, a dessiné cette Europe de la « concurrence libre et non-faussée », et qu’un autre socialiste, Pascal Lamy, dirige l’Organisation Mondiale du Commerce et bâtit cette mondialisation malheureuse, et que votre candidat laisse de côté l’usine Lu à Calais et ne prononce pas le mot « ouvrier ». La « gauche », et à l’époque, le PS, c’est presque toute la gauche, la gauche de gouvernement lamine ceux qu’elle devrait défendre. Et par désespoir, elle nourrit le parti du pire.

Je consacre alors un livre presque entier, La Guerre des classes, aux renoncements du Parti socialiste, je remonte à l’ouverture de la « parenthèse » libérale en 1983 : « La gauche a gouverné pendant vingt ans d’affilée et ses idées d’origine, son fond de pensée, ont été balayés totalement, se réjouit le banquier (socialiste) Jean Peyrelevade. Elle a perdu 100 % de sa pensée économique. » Mais pour y mettre quoi ? Rien. Du vent, du vide, du néant. C’est présenté comme du « courage », alors, comme une fierté, que d’abandonner les travailleurs, l’égalité, la Révolution française, les classes. Des « archaïsmes », des « vieilles lunes ».

 

« Nous ne voterons plus jamais PS »

Dès lors, la suite ne me surprendra pas : la campagne du « oui » au référendum de 2005, le rapport « Terra Nova », l’abandon théorisé, et François Hollande qui, aussitôt à l’Elysée, sans même résister à notre ennemi la Finance, approuve le pacte Sarkozy-Merkel, invente le Crédit Impôt Compétitivité Emploi, délivre quarante milliards de cadeaux aux entreprises, sans contrepartie, sans ciblage, sans condition. Chez moi, à Amiens, le Hollande candidat était venu soutenir les Goodyear durant sa campagne, avait promis de sauver : le Hollande président les lâche. Par provocation, le jour de la fermeture, je me pointe avec un tee-shirt « François Hollande 2017 » : sans exagérer, j’ai frôlé le lynchage, façon Borat au rodéo chez les red-necks.

C’est alors que je rencontre une députée socialiste, qui deviendra ministre. Je veux comprendre, comprendre comment on peut se prétendre de gauche et voter à l’Assemblée tous les reculs de ce quinquennat. Elle me récite « Croissance-concurrence-entreprise-libérer les énergies », un gloubi-boulga sans odeur ni saveur, et j’en sors groggy : c’est une rencontre avec le vide. Mais ce n’est pas son vide à elle, propre, c’est le vide, à l’époque, de tout votre parti, qui ne pense plus, qui ne sait plus quoi penser, quoi espérer. Et ce vide va me stimuler, au fond, me délivrer de mon illégitimité : « Si elle est députée, je peux le faire aussi ! »

Dans la foulée, à la sortie de Merci patron !, démarre le mouvement contre la loi Travail, Nuit Debout. Il y a neuf ans de ça, à la Bourse du Travail, je lançais : « Nous ne voterons plus jamais PS. » Ce n’était pas un slogan radical, extrémiste, jusqu’au-boutiste. Non, c’était le plus petit dénominateur commun, la joyeuse communion, le ça va de soi, l’évidence, de toute une génération qui s’est senti trahie. En plus moderne, je l’ai appris récemment, on aurait chanté, en tapant dans nos mains : « Siamo tutti antipartisocialisti ».

La suite, tout le monde la connait : François Hollande accouche d’un monstre, Emmanuel Macron, rejoint par des ministres, par des députés, par des centaines de cadres « socialistes ». Qui quittent le navire, qui s’exfiltrent non pas « sociaux-démocrates », tradition que je respecte, même pas « sociaux-libéraux » mais franchement « libéraux-libéraux » : l’Etat au service du marché, l’Etat organisateur de la concurrence, l’Etat pourvoyeur d’exonérations, de subventions, maintenant les entreprises sous perfusion. Sans compter, l’hémorragie de militants, les milliers de militants qui fuiront à bras bruit : de plus de 200 000 adhérents à la fin des années 2000, c’est dix fois moins en 2018, environ 20 000.

 

Garder la vieille maison

Comme reporter engagé, à Amiens, je fréquentais bien sûr la gauche du PS. Je faisais venir, pour un débat, Henri Emmanuelli et Rémi Lefebvre. Et Gérard Filoche, bien sûr, qui comptait les voix et les motions, qui pariait sur une éternelle bascule lors du prochain congrès… mais je n’avais pas sa patience, la persévérance d’attendre, des décennies, que les socialistes redeviennent tout simplement de gauche.

La cure d’amaigrissement, le départ des macron-compatibles, a nourri, bien sûr, ma sympathie pour ceux qui sont restés, pour ceux qui ont gardé la « vieille maison ». C’est courageux. C’est un peu comme devenir curé en un siècle où les églises se vident. Je ne pariais pas sur la disparition du PS, non, mais sur son érosion, une lente agonie, à l’image du Parti radical. C’était au tour de la France insoumise de devenir plus central.

Aussi, le Parti socialiste appartient à notre grande histoire. Jean Jaurès, son « réformisme révolutionnaire » que je fais pleinement mien, ses discours que je lis, son Histoire socialiste de la Révolution française qui m’a formé, le Congrès du Globe où se fédèrent les « sectes », et jusqu’à sa triple mort : son assassinat, la relaxe de son meurtrier nationaliste, son corps porté au Panthéon lors du Cartel des Gauches, disputé entre socialistes et communistes. Le Front populaire, avec Léon Blum bien sûr, mais avec derrière lui Léo Lagrange, « sous-secrétaire aux Loisirs » qui, avec son mini-cabinet, grand comme un cabinet de toilette, forge avec énergie les premières vacances des Français, artisan de « l’embellie ». Il y a les pages noires, les colonies, l’Algérie. Puis la renaissance par la démocratie, par la fusion des chapelles, par les débats entre Ceres et rocardiens, par le Programme Commun. J’ai écouté ça, sur le site de l’Ina, les congrès de Metz ou d’Epinay, François Mitterrand qui fait ses envolées contre « les maîtres de l’argent, l’argent, l’argent, les nouveaux seigneurs, les maîtres de l’armement, les maîtres de l’ordinateur, les maîtres du produit pharmaceutique, les maîtres de l’électricité, les maîtres du fer et de l’acier, les maîtres du sol et du sous-sol, les maîtres de l’espace, les maîtres de l’information, les maîtres des ondes. Nous ne ferons pas payer cher le malheur de tant de siècles. Mais pour l’argent, l’argent, toujours l’argent, alors c’est vrai : il ne faut pas trop qu’ils y comptent ». Avant le grand revirement de 1983, avec le vent libéral qui soufflait depuis la Grande-Bretagne de Thatcher et les USA de Reagan, avec les clés laissées, en Europe et en France, aux maîtres de l’argent.

Et puis, j’ai fréquenté vos députés, j’ai papoté sur les bancs, échangé d’humain à humain. Je nous trouvais une complémentarité. Les amendements insoumis portaient, disons, un horizon, mais je m’interrogeais après mes envolées : concrètement, on ferait comment ? C’était pas clair. Côté socialistes, en revanche, la tuyauterie était maîtrisée, avec des sigles, des chiffres, des institutions, mais pour quel horizon ? Quelle transformation ?

 

Nupes, européennes, NFP : le PS ressuscité

Aussi, au printemps 2022, les dirigeants insoumis ne m’ont pas consulté, mais j’aurais dit oui. J’aurais dit « oui » à l’alliance avec le PS et les autres.

J’aurais dit « oui » parce que le match était plié : Anne Hidalgo à 1,75%, moins que Jean Lassalle, la force était avec nous, nous la gauche vraiment de gauche. J’aurais dit « oui » parce que nous avions remporté la bataille des idées : la concurrence, la croissance, la flexibilité, la mondialisation, le marché, etc., ce langage était usé, dépassé. Et nous avions imposé d’autres évidences : un retour de l’Etat, comme stratège, comme chef d’orchestre. Des échanges commerciaux régulés. Des impôts sur les grandes fortunes, sur le capital. Un plan, volontariste, pour la transition. C’est autour de L’Avenir en commun que se bouclait, à vitesse grand V, le programme de la Nupes. Comme je le disais alors, en blaguant : les socialistes, je suis d’accord pour qu’ils montent dans le train, mais s’ils sont dans les wagons, pas dans la locomotive.

Plutôt que de vous liquider, Jean-Luc Mélenchon faisait donc bien de vous tendre la main. Et Olivier Faure de l’accepter. Tous deux se grandissaient, et ils faisaient surtout grandir l’espoir d’une victoire. Ils ouvraient un chemin pour gagner, pour gagner vraiment, pour gagner pour de bon, pour gagner dans le pays, pour gagner la majorité, pour gagner contre une extrême droite qui, dans mon coin, triomphait.

La « patte socialiste » apportait – je l’ai dit – une autre culture, utile. La technique parlementaire et budgétaire. Les compétences dans les exécutifs locaux. Les liens historiques avec une partie du monde syndical, associatif.

Et puis, et puis, Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise vous ont fait un cadeau. Optant pour la marginalité, plutôt que la centralité, avec des injonctions à « la radicalité, la radicalité, la radicalité », ils se sont mis au poteau de corner. Par leur ton, non par leur fond, ils vont ont rouvert un boulevard, que vous avez occupé du 7 octobre aux élections européennes. Vous devriez les remercier.

C’est l’occasion pour vous d’une résurrection, un quasi-miracle. La dissolution improvisée, et l’unité aussitôt retrouvée, vous a offert une belle moisson : cent circos en plus, votre groupe parlementaire qui double, les finances qui s’améliorent, les militants qui retrouvent une fierté, les appétits qui se rouvrent pour les municipales, etc.

Je dois, la gauche doit se rendre à l’évidence : vous êtes de retour. De retour au centre du jeu, à la manœuvre. A négocier avec le Premier ministre sur les retraites, le Ministre de l’Economie sur le budget. Vos déclarations sont scrutées. Il serait fou de le nier. Mais est-ce que ce sera, également, le retour de vos vieux démons ? Le retour au centre ? Ou bien à gauche, bien à gauche ?

 

La non-censure : où allez-vous ?

Le jeudi 16 janvier dernier, la majorité du groupe socialiste à l’Assemblée n’a pas voté la censure du gouvernement Bayrou. Pour ma part, je ne vous admonesterai pas des quolibets à la mode : « traître », « serviles », « collabos », etc. Pour une raison, d’abord : que je perçois très bien la pression de la circo, des maires lors de leurs vœux, des associations, d’avoir un budget, fût-il mauvais. La demande, paradoxale, des habitants, avec du dégoût pour ce gouvernement Bayrou, mais avec la fatigue, également, la lassitude devant ce long psychodrame politique. Et surtout, derrière les emphases, il y a la réalité : une motion de censure, non-adoptée à deux cents voix près, su et connu à l’avance, vous n’avez pas fait capoter la prise du Palais d’Hiver, je vous rassure.

Non, la non-censure n’est qu’un symptôme. Je n’ai jamais cotisé au « crétinisme parlementaire » comme disait Marx. Cette déformation de la vue qui fait regarder le pays depuis le Palais Bourbon, depuis ses éclats, ses combines, ses alcôves. De prendre l’agitation des journalistes aux « Quatre colonnes » comme une sonde du pays, de son état d’esprit. Les soubresauts parlementaires me passionnent peu, car le prochain effacera le précédent, clapotis des vagues en surface. En revanche, c’est l’orientation idéologique, politique, le cap, la ligne, qui m’intéresse, qui m’intrigue ou qui m’inquiète.

Au-delà de la censure, quel est le projet du Parti socialiste ?

Car il y a le vote et il y a le discours qui est allé avec. Presque des bons points, parfois, accordés à François Bayrou, comme pour vous justifier. Malgré la maigre récolte. Malgré les entourloupes. Malgré le zéro « gel », zéro « suspension », zéro « abrogation » sur les retraites, juste un vague conclave. Malgré la justice fiscale toujours aux abonnés absente, quand les salariés, les malades, les retraités demeurent dans le viseur. Malgré un ministre de l’Intérieur qui, dirait-on, recherche chaque jour sa provocation : statistiques ethniques, accompagnatrices voilées, etc.

Et puis, il y a ce que raconte Hollande. Malin, chafouin, il joue sa partition… et on n’entend plus qu’elle ! On ne voit plus que lui ! « Social-démocrate », dit-il, bien sûr, mais pour refaire comme hier : c’est-à-dire le vide, rien. Rien qui ne heurte les forces de l’argent. Rien qui promeuve le travail face au capital. Rien qui rétablisse de la justice fiscale. Rien pour que la France porte en Europe, dans le monde, une voix forte. Rien qui protège nos usines par des taxes aux frontières, des barrières douanières. Rien qui ne transforme, avec vigueur, notre énergie notre industrie, nos logements nos déplacements, notre culture notre agriculture, face au gigantesque défi climatique. Rien qui ne réponde aux impératifs de changement maintenant, pour de vrai, pour de bon, pas seulement en slogan, et les Français le sentiront : lui sera vaincu, battu, malgré ses ruses et ses qualités.

Reculer sur les ruptures, c’est mourir.

C’est se couper de l’histoire en cours.

Et je crains le pire, oui, je crains de vous retrouver fort ramollis. Que plus rien ne vous arrime à gauche, et que l’on vous retrouve, flottant, fluctuant au gré des vents et des courants. Trop indécis pour rouvrir un espoir dans le pays, pour surprendre la fatalité, pour mener le seul match qui vaille : contre l’extrême droite et contre l’extrême argent (qui, d’ailleurs, fusionnent maintenant). Et pour sortir de l’éternel match Hollande-Mélenchon, déjà joué il y a trente ans au Congrès de Brest, rejoué il y a quinze ans à la présidentielle, avec un troisième round qui se prépare au goût de naphtaline. Et au goût de cendres. Car on le sait : c’est la défaite assurée. Et cette défaite, pour l’avenir de la France, pour le bien des Français, vous n’en voulez pas et moi non plus.

 

Un cap clair : refermer la parenthèse libérale

Le cap est clair, pourtant, comme le formulerait un de vos alliés. Il pourrait l’être, du moins : fermer la parenthèse libérale ouverte en 1983. Soutenir un humanisme contre l’économicisme étroit. Affronter par des lois, par des votes, par le peuple, les oligarques de notre temps. Mais le faire avec « la force tranquille », sans « le bruit et la fureur » devenus repoussoir.

« Démocratie et socialisme », c’est une brochure du Léon Blum d’après-guerre que j’apprécie, où il livre cette définition, ce dépassement d’une contradiction : « Maintenir et développer les droits de la personne, au sein d’une société tout entière conçue et organisée pour le bien collectif, c’est la formule même du socialisme. C’est ce qui est contenu dans ces deux mots de social-démocratie qui n’ont pas été rapprochés par hasard. C’est la synthèse que Jaurès, durant toute sa vie, a essayé de réaliser entre les notions fondamentales de la critique marxiste et les vieux principes de la Révolution de 1789. Tout le monde le sent, tout le monde le sait. Tout le monde veut une société fondée sur la justice sociale. On ne s’est pas seulement battu pour la liberté, on s’est battu pour la justice, hors de France et sur le sol français. La justice sociale, qu’est-ce que c’est d’autre, qu’est-ce que cela peut être d’autre, que l’élimination progressive des privilèges héréditaires créés par le capitalisme, que l’instauration d’une société où les inégalités naturelles ne soient surchargées d’aucune inégalité supplémentaire, où chaque individu trouve sa place juste, sa place équitable, celle qui répond à sa vocation individuelle, celle où il peut rendre à la collectivité le plus de services et, par là même, s’assurer à lui-même le plus de bien-être et de bonheur ? Tout le monde dit cela. C’est devenu des lieux communs. Et cela, n’est-ce pas l’essence même, la formule essentielle, constitutive du socialisme ? Nous sommes le Parti en qui cette synthèse est incarnée, personnifiée. »

Ces mots valent toujours. Contre des libéraux qui balaient la justice sociale. Contre des réactionnaires qui négligent les droits de la personne humaine.

Voilà les socialistes dont nous avons besoin. Tout comme nous avons besoin des cocos et des écolos, du rouge et du vert… et des insoumis insoumis ! Parce que le peuple de gauche n’a pas varié depuis le 9 juin dernier : « Soyez unis, arrêtez vos conneries ! »

Camaradement,

François Ruffin.

 

Collé à partir de <https://francoisruffin.fr/chers-camarades-socialistes/>