MARCIN KRUK POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

La mémoire tourmentée de la Shoah en Pologne

Par Valentine Faure

 26 janvier 2025

 

Alors que sont commémorés les 80 ans de la découverte d’Auschwitz-Birkenau, la Pologne, où se trouvaient tous les camps de la mort, n’en finit plus de débattre de la place de l’extermination des juifs dans la mémoire nationale.

Depuis plus de vingt ans, Elzbieta Janicka se rend à Treblinka au moins deux fois par mois. Elle connaît tous les recoins du camp, et certaines choses sont connues seulement d’elle. Comme cette petite cache où elle dépose fragments d’os, dents, bouts de monture de lunettes, tessons de carrelage des chambres à gaz, ou cette saisissante prothèse dentaire au palais rouge vif, autant d’éléments glanés au cours de ses visites.

 

Sur le site de Treblinka II, le camp d’extermination où furent brûlés près d’un million de juifs dans de gigantesques bûchers à ciel ouvert, il suffit d’être attentif pour en trouver partout, et encore davantage en été, quand les taupes viennent remuer la terre grasse et molle.

« Cette étendue déserte qu’entourent des barbelés a englouti plus d’existences humaines que toutes les mers et tous les océans du globe depuis qu’existe le genre humain », écrit le journaliste soviétique Vassili Grossman (1905-1964) dans L’Enfer de Treblinka (Ed. Arthaud, 1945). Arrivé sur les lieux en septembre 1944, il observait déjà comment cette terre, houleuse et sans fond, « qui ne veut pas être complice », vomissait les preuves que les nazis avaient voulu ensevelir.

Mais ce ne sont pas ces preuves-là qu’Elzbieta Janicka vient chercher ici. Cette femme de 53 ans, chercheuse à l’Institut d’études slaves de l’Académie polonaise des sciences, ne décolère pas contre le récit fait par les institutions nationales de l’histoire de la Shoah. « C’est comme si une croisade avait été lancée, affirme-t-elle dans un français parfait. Pour asséner la symétrie des destins polonais et juifs d’abord, pour la primauté polonaise dans le martyre ensuite. » Et, de cela elle voit des preuves partout.

C’est sur le territoire polonais que la moitié des six millions de victimes juives de la Shoah furent mises à mort. Les nazis y avaient établi tous les camps d’extermination : Auschwitz, Belzec, Chelmno, Majdanek, Sobibor et Treblinka. « Cela a imposé à la société et à l’Etat un devoir de mémoire unique, un devoir d’entretien des espaces d’horreur et de commémoration symbolique de l’une des plus grandes catastrophes humaines, explique l’historien polonais Jan Grabowski, professeur à l’université d’Ottawa (Canada). La Pologne, malgré elle, est devenue la gardienne réticente de la mémoire de la Shoah. »

La façon dont le pays s’est acquitté de ce devoir a une histoire tourmentée, traversée d’enjeux identitaires, de luttes politiques et religieuses. Alors que le pays commémore les 80 ans de la découverte du camp d’Auschwitz-Birkenau par les troupes soviétiques, la Shoah fait toujours l’objet de multiples débats historiographiques.

 

it historique profondément défectueux »

En matière de mémoire, l’inquiétude qui a longtemps prévalu fut celle de voir l’indifférence grandir à l’égard d’une tragédie de plus en plus lointaine, dont les témoins directs s’éteignent peu à peu. « Le véritable défi, auquel la plupart d’entre nous n’étaient pas préparés, est la déformation de l’Holocauste, poursuit Jan Grabowski. L’intérêt pour l’histoire et la commémoration de la Shoah est aujourd’hui plus grand que jamais. Malheureusement, c’est de plus en plus souvent pour de mauvaises raisons. »

Plutôt que de négationnisme – « personne ici ne peut nier la Shoah » –, Jan Grabowski parle – en anglais – de « holocaust distortion », autrement dit d’un mélange « d’omissions, de demi-vérités toxiques et d’un manque de contexte qui nous laisse avec un récit historique profondément défectueux ».

Treblinka, deuxième centre de mise à mort après Auschwitz, en offre une illustration parlante. Ici, sur le lieu de l’ancienne gare, où des Polonais des alentours se livraient à de sombres commerces avec les prisonniers juifs qui y arrivaient après plusieurs jours de voyage – de l’or ou des diamants contre de l’eau, qui ne venait parfois jamais –, une stèle érigée en 2021 résume en ces termes l’un des plus grands massacres de l’histoire : « En mémoire de Jan Maletka, assassiné par les Allemands le 20 août 1942 pour avoir aidé des juifs », puis, au-dessous, « en mémoire des juifs assassinés dans le camp nazi allemand de Treblinka ».

 

Le site d’exécution du camp de travail de Treblinka, en janvier 2025, où gisent entre 10 000 et 12 000 victimes juives et 300 catholiques. VALENTINE FAURE/« LE MONDE »

 

Un seul Polonais, et « des juifs » – ils furent en fait 900 000 – honorés d’un même geste, et dans cet ordre. La plaque porte une citation du pape Jean Paul II, ainsi que la signature de l’Institut Pilecki, puissante institution mémorielle créée en 2017 sous la férule du parti nationaliste Droit et Justice (PiS), alors au pouvoir.

Exceptée cette plaque, et quelques rails figurés par des traverses en béton, il y a bien peu à voir à cet endroit où arrivaient tous les convois venus d’Europe, attendant leur tour pour livrer hommes, femmes et enfants dans le camp d’extermination, à quelques kilomètres de là.

Comparé à Auschwitz, où ont été conservés, restaurés et parfois reconstitués les baraques, les chambres à gaz, les fours crématoires, Treblinka, rasé par les Allemands, était déjà un lieu d’effacement de l’histoire. Ici, plus de baraques ni de chambres à gaz, pas de montagnes de cheveux ou de chaussures, et bien peu de visiteurs. Seulement des arbres, du silence.

C’est aussi ce qui fascine Elzbieta Janicka. « Ce qu’il y a à voir à Treblinka, c’est la meilleure expression de ce néant qu’est la Shoah. C’est ça, le spectaculaire de Treblinka. » Les rares traces de l’histoire du site sont en train d’être anéanties sous nos yeux. « L’espace de la gare a été dévasté, transformé au point de le rendre méconnaissable et prêt à accueillir une contre-histoire », juge l’historienne.

 

Héroïque et deux fois martyre

En 2015, les rails ont été détruits et remplacés par une route à deux voies. De l’autre côté, cachée derrière quelques arbres, une banale maison de bois noir au toit de tôle ondulée s’avère être l’ancien bâtiment de la station. Désormais habitée par le fils de celui qui fut chef de gare dans l’après-guerre, elle est parfaitement reconnaissable dans les rushs que le réalisateur Claude Lanzmann tourna, en 1981, pour son film Shoah (1985), quand la gare fonctionnait encore. On a juste fixé au mur un panier de basket.

A quelques mètres de là, le puits où les déportés les plus désespérés allaient tenter de boire bien qu’assurés d’être tués sur-le-champ a été abandonné à la nature ; il s’éboule lentement sous l’œuvre du temps. A l’ancien emplacement du panneau « Treblinka », la commune a planté, en 2018, un chétif « chêne du Souvenir », en commémoration d’un tout autre événement : l’indépendance retrouvée du pays, en 1918.

La Pologne a été, en proportion, le pays le plus dévasté par la guerre. Ecartelée entre l’Allemagne nazie et l’URSS communiste, elle se vit – à raison – comme deux fois martyre, et héroïque de n’avoir pas collaboré politiquement avec l’ennemi, comme ce fut le cas de la France. Trois millions de Polonais « ethniques » et trois millions de juifs polonais sont morts pendant la guerre. Mais cette sombre comptabilité ne dit pas que le sort des juifs était bien différent de celui de leurs concitoyens. Eux seuls étaient concernés par les chambres à gaz. Les chances de survie pour un juif dans la Pologne occupée étaient presque nulles : la population juive polonaise a été anéantie à 90 %.

Ces chiffres ne disent pas non plus que 200 000 d’entre eux furent possiblement tués – selon Jan Grabowski – par ou à cause de Polonais. De fait, affirme l’historien, « la question de la complicité polonaise dans l’Holocauste est devenue de plus en plus controversée et conflictuelle à mesure que l’on s’éloigne de l’événement ».

Comme Elzbieta Janicka, Jan Grabowski fait partie de ce que l’on a appelé la « nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », née après la publication, en 2000, d’un livre retentissant : Les Voisins (Fayard, 2002). Jan Gross, sociologue de formation et professeur à l’université Princeton (Etats-Unis), y retrace le terrible destin d’une bourgade du nord-est du pays, Jedwabne. Le 10 juillet 1941, les habitants persécutent les juifs, soit plus de la moitié de la population. Les victimes meurent poignardées, égorgées, lapidées par ces voisins devenus leurs tortionnaires. Des bébés sont tués sur la poitrine de leur mère, une jeune fille est décapitée.

Les survivants sont rassemblés sur la place du marché, puis emmenés dans une grange où ils sont brûlés vifs, un petit orchestre tentant vainement de couvrir les hurlements. Dans la soirée, des malades et des enfants, découverts dans les maisons abandonnées, sont assassinés à coups de fourche et jetés dans le brasier. Les habitants des environs verront leurs conditions de vie très favorablement transformées par la spoliation des biens de leurs ex-voisins.

 

Complicité oubliée du génocide

Jusqu’à la publication du livre de Jan Gross en 2000, la stèle érigée à Jedwabne dans les années 1960 attribuait aux Allemands le massacre des 1 600 juifs du village (un chiffre revu à la baisse aujourd’hui). Mais une enquête très fouillée de l’Institut de la mémoire nationale (Instytut Pamieci Narodowej, IPN) confirme la thèse de la culpabilité polonaise. Le président de la République (de 1995 à 2005) Aleksander Kwasniewski se rend à Jedwabne, où il présente solennellement des excuses, une démarche qui lui sera longtemps reprochée par une partie de la population. La réalisatrice Joanna Grudzinska a restitué la violence de ce débat national dans un documentaire à paraître sur Arte en mai , Juifs de Pologne : un combat pour la vérité (Zadig Productions). Des images d’archives de l’époque montrent l’animosité de citoyens accusant le président d’être juif. Pour avoir accueilli une telle cérémonie, le maire de la bourgade devra s’exiler aux Etats-Unis.

Fondé sur un témoignage unique – et pour cause, seulement sept personnes ont pu échapper au massacre –, l’ouvrage de Jan Gross inaugure une façon différente de raconter l’histoire, plus « locale », en s’intéressant aux comportements individuels, aux relations entre juifs et Polonais. « Pour nous, il s’agissait d’une révolution », assure Anna Bikont, fondatrice, en 1989, du principal quotidien national, Gazeta Wyborcza, devenue spécialiste des relations entre juifs et Polonais. L’ouvrage de Gross a changé sa vie. « Il redonnait une valeur à des témoignages uniques de survivants, se souvient-elle. Il montrait qu’ils sont comme des diamants, qu’il faut les lire attentivement et les prendre au sérieux. » Sous l’énormité du plan nazi demeurent ainsi des histoires qui restent à être dites et entendues.

 

Au mémorial de Treblinka (Pologne), en janvier 2025, une pierre marquée du nom du village de Jebwabne, où eut lieu un pogrom commis par des Polonais. VALENTINE FAURE/« LE MONDE »

 

Le foisonnement historiographique qui suit la publication des Voisins met au jour bien d’autres cas de pogroms. Quoique rarement de l’ampleur de celui de Jedwabne, ils attestent que la Pologne héroïque et martyre abrita aussi en son sein des complices de l’entreprise génocidaire. Que l’extermination de neuf juifs polonais sur dix avait provoqué une formidable mobilité sociale dans la société nationale et profité matériellement à leurs compatriotes. Que des milliers d’habitants avaient été confrontés à des choix moraux terribles, passant parfois de « témoins » à « acteurs ». Que les pogroms ont continué après-guerre, comme en juillet 1946, à Kielce, dans le sud-est du pays, où quarante-deux rescapés juifs furent assassinés – cette fois encore – par des Polonais. Que la Shoah, en somme, « n’était pas quelque chose qui était arrivé à “d’autres” qu’eux », comme le note Jan Gross, mais bien à la nation dans son ensemble.

Longtemps, en effet, la spécificité de la Shoah (que l’on n’appelait pas encore ainsi) fut diluée dans la martyrologie polonaise. « Il n’y avait pas la place pour deux », précise Jean-Charles Szurek, directeur de recherche émérite au CNRS et codirecteur, avec Annette Wieviorka, du livre Juifs et Polonais (Albin Michel, 2009). « Après la guerre, le regard posé par l’antifascisme soviétique englobait toutes les victimes, souligne Jean-Charles Szurek. Puisque Hitler avait attaqué les nations européennes, celles-ci étaient toutes victimes au même titre, avec d’abord comme principale victime le peuple soviétique, puis le peuple de Pologne, où, selon le discours officiel, “six millions de Polonais avaient été assassinés”. »

A sa création, en 1947, le Musée d’Auschwitz-Birkenau doit être à la fois polonais et international. « Dès le début, ses responsables n’ont voulu voir que des nations sœurs opprimées par le fascisme et non le fait que chaque victime grecque ou hollandaise, par exemple, était aussi une victime juive », insiste Jean-Charles Szurek. D’où, d’après lui, ce stupéfiant paradoxe : « Dans le plus grand cimetière juif du monde, il ne fut pas prêté attention à la dimension inouïe de ce qu’on appelle de nos jours la Shoah. » Par la « polonisation » des victimes juives, par leur anonymisation, y compris dans les manuels scolaires, tout concourt, selon le chercheur du CNRS, à organiser l’oubli du génocide des juifs.

 

Quelle place pour quel dieu ?

En 1967, lors de l’inauguration du monument érigé à la mémoire des personnes disparues au camp d’Auschwitz, le premier ministre communiste Jozef Cyrankiewicz prononça un discours devant 200 000 personnes, dans lequel il évoqua les souffrances du peuple polonais sous l’occupation nazie, les fumées de Birkenau – où périrent plus d’un million de personnes, juives dans leur immense majorité, ainsi que des Tziganes – sans prononcer une seule fois le mot « juif ».

Cette absence est aussi entretenue par l’Eglise. En 1984, des religieuses polonaises obtiennent du gouvernement le droit d’occuper, dans une démarche d’expiation, le bâtiment du camp où était stocké le gaz Zyklon B. Leur installation est vécue comme une gifle morale. L’affaire suscite un émoi international. « Ne laissez pas une ombre, fut-elle celle de la croix, sur le champ immense de notre impensable douleur », écrit le président du Conseil représentatif des institutions juives de France au nonce apostolique de Paris. « Les Polonais sont sincèrement scandalisés par la revendication juive sur Auschwitz, qu’ils trouvent exorbitante, déclare le cinéaste Claude Lanzmann à L’Evénement du jeudi, en 1987. Ils ne comprennent pas l’abomination que représente pour les juifs un carmel à Auschwitz, et la croix partout. »

Quelle place pour Dieu à Auschwitz ? Et pour quel dieu ? Qui peut se revendiquer de la souffrance de la Shoah ? Pour la communauté juive, Auschwitz doit rester libre de tout symbole religieux, comme le déclare, en 1996, l’écrivain Elie Wiesel (1928-2016), survivant de Buchenwald et d’Auschwitz, lors de la commémoration des 50 ans du pogrom de Kielce : « Birkenau est un symbole suffisamment parlant. (…) Il ne devrait y avoir rien de plus. » Auschwitz est le plus grand cimetière juif du monde, mais 70 000 Polonais y sont également enterrés. Pour les catholiques polonais, ce camp est aussi le tombeau de milliers de chrétiens dont la tombe doit s’orner de croix.

Il faudra attendre huit ans pour obtenir le départ des carmélites. Depuis, les gestes envers le peuple juif venant des milieux chrétiens se sont multipliés. Mais, en Pologne, pourtant laïque, l’Eglise joue un rôle de ciment national. « Ce pays se vit comme une nation christique, crucifiée », rappelle Jean-Charles Szurek. L’immense croix en bois de huit mètres, érigée devant le carmel en 1988, est restée. La haute croix de l’église Notre-Dame-Reine-de-Pologne, installée dans le bâtiment de la kommandantur, domine toujours le terrain de Birkenau.

En 1989, la chute du régime communiste permet l’émergence d’une pluralité d’écritures politiques et historiques de la période de la guerre. Mais Lech Walesa, le héros du syndicat Solidarnosc devenu président de la République de Pologne en 1990, ne conçoit les cérémonies mémorielles que comme un hommage à la nation martyre du IIIe Reich. Les collégiens de l’époque postsoviétique doivent certes se rendre à Auschwitz, mais sans en mesurer le sens profond. Jan Grabowski se souvient juste y « avoir joué au foot en frappant la balle contre le mur. [Ils] ne savai[ent] même pas où [ils] étai[ent] ».

Les indicateurs qui attestent une méconnaissance, au sein de la population, de la réalité historique de la Shoah sont nombreux. Les enquêtes menées par l’équipe du sociologue Ireneusz Krzeminski ont révélé que la proportion de l’opinion convaincue que « les Polonais ont souffert autant que les juifs pendant la guerre » était passée de 39 % en 1992 à 62 % en 2012. Elle a encore augmenté de nos jours. En 2020, une étude de l’université de Cracovie indiquait que la moitié des Polonais voyaient en Auschwitz un site du martyr polonais plutôt que celui de la destruction des juifs.

 

Contre-offensive des nationalistes de droite

Les progrès accomplis dans les années 2000 par la « nouvelle école » auraient pu constituer un dénouement pacifié à ces conflits mémoriels. Des initiatives visant à réinscrire la présence juive dans l’histoire nationale voient le jour, à l’image du Musée Polin, créé à Varsovie en 2013, qui montre l’évolution des mentalités. Mais, « après une dizaine d’années de débat public intense, les choses se sont détériorées dramatiquement », déplore Jan Gross.

Les révélations sur les complicités polonaises ont provoqué une réaction vigoureuse de la part des groupes nationalistes de droite et d’une partie de la société. Une sorte de contre-offensive toute consacrée à l’innocence du pays pendant la Shoah se manifeste à travers un « réseau d’institutions parascientifiques », comme les qualifie Elzbieta Janicka.

Créé en 1998, l’Institut de la mémoire nationale a été doté d’un budget généreux par le PiS, arrivé au pouvoir en 2015. Avec ses 300 chercheurs, l’IPN est devenu, d’après Jan Grabowski, « le plus grand producteur d’historiographie en Pologne et une menace claire pour la mémoire de l’Holocauste. »

 

Plaque mémorielle sur le site de l’ancienne gare de Treblinka (Pologne), en janvier 2025. VALENTINE FAURE/« LE MONDE »

 

La panique morale qui a suivi la publication du livre Les Voisins a trait à « un impensé antisémite qui consiste à considérer, jusqu’à aujourd’hui, que les juifs de Pologne ne sont pas vraiment Polonais », analyse pour sa part Valentin Behr, auteur de Science du passé, politique du présent. La politique historique en Pologne (Ed. du Croquant, 2024). Mais l’enjeu, c’est aussi l’image du pays et le « crédit moral symbolique, comparable à celui d’Israël », qu’estime mériter la Pologne.

Un autre institut, portant le nom de Witold Pilecki (1901-1948), héros de la résistance, a ouvert en 2017 à Varsovie, avec des antennes à New York, à Berlin ou en Suisse. C’est à lui que l’on doit la plaque commémorative de la gare de Treblinka honorant, avec une sollicitude apparemment équivalente, la mémoire d’un Polonais tué par les Allemands et les centaines de milliers juifs disparus dans les chambres à gaz. L’institut est à l’origine de programmes mémoriels, comme « Called by Name » (« Appelés par leurs noms »), qui vise à rendre justice au courage des Polonais ayant risqué leur vie pour aider des juifs. Ces jours-ci, l’institut consacre, sans surprise, une exposition aux diplomates polonais qui sauvèrent des juifs « armés de leurs tampons et signatures ».

 

 

Les exemples de cette stratégie mémorielle placée sur le sauvetage des juifs sont légion. La Pologne, il est vrai, compte le plus de « Justes parmi les nations », ce titre décerné au nom de l’Etat d’Israël par le Mémorial de Yad Vashem à ceux qui se sont mis en danger pour sauver des vies juives. Mais, utilisé comme une stratégie de « blanchiment » de l’ensemble de la société, l’accent mis sur les Justes a également un effet pervers : il fait droit au thème de l’ingratitude – celle des juifs, accusés de ne pas être reconnaissants envers les Polonais. De fait, enseignée à l’école comme celle du martyre et de l’héroïsme polonais, cette version de l’histoire n’a aucun effet sur le niveau d’antisémitisme.

Cette résistance mémorielle s’arme même sur le plan légal. En 2018, une loi a été votée, prévoyant de pénaliser quiconque imputerait à la Pologne « la responsabilité ou la coresponsabilité de crimes nazis perpétrés par le IIIe Reich allemand ». S’il est indéniable que les camps ont été établis et exploités par les Allemands, la formulation vague ouvre la voie à bien des interprétations.

Les historiens de la « nouvelle école » eux-mêmes en font les frais. Jan Gross, par exemple, quand il déclare en 2015 que « pendant la guerre, les Polonais ont tué plus de juifs que d’Allemands » – un constat par ailleurs « indubitablement vrai », selon Jan Grabowski. Sous la pression d’Israël et des Etats-Unis, la loi a été amendée de son volet pénal, mais rend toujours possibles les poursuites civiles contre quiconque ne se plierait pas à cette vision patriotique de l’histoire.

 

Puissance du déni

L’arrivée au pouvoir du parti progressiste de Donald Tusk, en 2023, a marqué une certaine inflexion dans l’offensive mémorielle. « Les historiens respirent mieux », constate Jean-Charles Szurek. Ils ne se font plus attaquer en justice.

Mais la puissance du déni dépasse de loin les alternances politiques. Ainsi, la loi de 2018 avait été votée à la quasi-unanimité. Quant aux institutions spécialisées, elles sont toujours aussi richement dotées. Le président de l’IPN, l’historien Karol Tadeusz Nawrocki, sera même le candidat du PiS à l’élection présidentielle du mois de mai.

C’est pourquoi la chercheuse Elzbieta Janicka refuse de parler de « mémoire » : l’histoire de la Shoah, à ses yeux, s’écrit encore. A Treblinka, après 1989, un « chemin de croix » a été édifié. Il mène au site où gisent les 10 000 à 12 000 prisonniers du camp de travail, juifs pour la plupart. Récemment, l’endroit s’est orné de 300 croix aux noms des victimes polonaises catholiques.

Longtemps après la fin de la guerre, les sites des bûchers de Treblinka furent pillés par des Polonais armés de pelle, qui passaient au crible les cendres à l’affût de bijoux et d’or. Pour mettre fin à ces profanations, il fut décidé, en 1964, de tout couvrir de béton puis d’y installer 17 000 pierres portant le nom de localités d’où venaient les victimes. En se promenant une fois de plus sur place, Elzbieta Janicka est un jour tombée sur une nouvelle pierre, gravée du nom de « Jedwabne », le village du pogrom de 1941. « Mais Jedbwane n’est pas un crime allemand !, s’indigne-t-elle. Cette pierre à Treblinka, ce n’est pas de la distorsion, c’est un mensonge. C’est l’expression par excellence du refus de la part polonaise de responsabilité. »

 

Valentine Faure