Bernard Arnault: retour des USA

 

01/02/2025

Il nous est rarement donné d’entendre les ultrariches eux-mêmes faire du chantage à la délocalisation. Mais quand Donald Trump prévoit de baisser les impôts des entreprises aux Etats-Unis, de l’autre côté de l’Atlantique, le PDG de LVMH se lâche.

 

par Daniel Schneidermann

 

 «Je reviens des USA…» commence Bernard Arnault mardi soir, devant les analystes financiers, à qui il s’apprête à annoncer les résultats (mitigés) de LVMH au siège du groupe à Paris, «…comme vous l’avez très gentiment noté…» Début de la distribution de baffes ? On n’aurait pas dû en parler, c’est ça ? La presse aurait dû passer sous silence l’ostensible présence du milliardaire français à l’intronisation de Donald Trump ? «…et j’ai pu voir le vent d’optimisme qui régnait dans ce pays». «Dans le pays» ? En tout cas, certainement, sur la tribune où se pressaient les happy few de la planète trumpienne. Mais pas seulement. Bernard s’est aussi risqué dans l’Amérique profonde : «Il n’y a qu’à prendre la nouvelle boutique que Pietro [Beccari, PDG de Louis Vuitton, ndlr] a ouverte à New York, qui est un succès incroyable. Il y a des queues de cent mètres de long, c’est assez exceptionnel, et pourtant c’est très, très élitiste.»

«Et quand on revient en France, c’est un peu la douche froide», continue Arnault. Mais de quoi parle-t-il ? A-t-il été refoulé à la frontière ? «Aux USA, on vous accueille à bras ouverts. Les impôts vont descendre à 15 %…» La convivialité fiscale, nous y voilà.

D’Europe, à distance, les doucheurs-douchés que nous sommes ont surtout distingué de sidérants saluts nazis, un chaos de décrets signés au gros marqueur qui tache, et parfois aussitôt retirés, et l’ouverture de la chasse aux migrants, aux minorités sexuelles et aux magistrats. Bref, un gang de brutes s’ébrouant en toute liberté. On a dû mal voir, puisque Bernard, lui, a été accueilli «à bras ouverts».

«Donc quand on voit qu’on s’apprête à augmenter les impôts de 40 % sur les entreprises qui fabriquent en France ! On va taxer le made in France ! Pour pousser à la délocalisation c’est idéal. […] On devrait faire comme aux Etats-Unis, nommer quelqu’un pour slasher un peu la bureaucratie.» Soupir amer.

Avant tout, il faut remercier Bernard Arnault. S’agissant des ultrariches, punching-ball de la gauche devenu presque irréel à force d’évocations démonisantes, on est maintenant familier de leurs jets privés, de leur bilan carbone, de leurs complaintes de matraqués fiscaux, mais il nous est rarement donné d’entendre de leur voix leur chantage à la délocalisation. En temps ordinaire, personnellement, l’ultrariche se terre. Le plus souvent, son discours nous parvient filtré, policé, normalisé – les normes, toujours ! – mis en conformité avec l’intérêt général, et l’avenir de la planète par des communicants, ou des journalistes-maison glorifiant «les entrepreneurs» ou défendant «les entreprises» – par exemple Dominique Seux, directeur délégué des Echos (LVMH), et chroniqueur à France Inter a consacré deux chroniques, deux matins successifs, à la complainte patronale.

On est parfois effleurés par le doute. Les ultrariches sont-ils aussi étroitement cupides que leur légende noire ? «Comment ils sont en vrai ?» est-on tenté de se demander. En vrai, Arnault est-il aussi tyrannique que le héros invisible du film Merci Patron de François Ruffin, ou que le «riche con» de la fameuse une de Libé de 2012, quand le même, là aussi pour raisons fiscales, avait déjà manifesté une velléité de s’expatrier en Belgique ? Il peut nous arriver, tout gauchistes primaires douchés à la bureaucratie que nous sommes, de leur laisser le bénéfice du doute.

Eh bien voilà. Vive le vent ! L’époque est à sortir du bois. A lâcher ses coups contre «les impôts» et les «bureaucrates» engraissés aux impôts. A s’arracher de l’attraction du «On ne peut plus rien dire». Open bar pour tous les appétits, c’est maintenant ou jamais. «Nous sommes à un moment de bascule. Il dit sûrement quelque chose qu’il n’aurait pas dit il y a deux ans. Le camp d’en face est en train de comprendre qu’ils sont en train de perdre», salue en connaisseur Pascal Praud sur Europe 1. Se lâcher aussi, comme François Bayrou dans un autre registre, contre les inspecteurs de la biodiversité, les magistrats qui ont condamné Marine Le Pen, ou contre la «submersion» migratoire. Le «vent d’optimisme» qui souffle des Amériques arrache les girouettes, ouvre grandes les bouches, et offre la jungle aux appétits des prédateurs. Submersion migratoire, submersion fiscale, même combat.

Révélation : l’hyper riche est bien conforme à sa légende noire, parfaitement indifférent au sort national, ne voyant pas plus loin que son résultat annuel, et les dividendes de ses actionnaires. Merci Bernard.

 

Collé à partir de <https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/merci-bernard-arnault-par-daniel-schneidermann-20250201_CRMDQOTZINFKXIQNPB4FPIWETQ/?redirected=1>