Ci-gît la présomption d’innocence

Monologue apeuré de cet élément déterminant de l’Etat de droit qui recule devant les exigences d’une époque victimaire.

par Luc Le Vaillant

25/02/2025

Le cinéaste Jacques Doillon, accusé de violences sexuelles par plusieurs femmes, et son avocate, Marie Dosé, au tribunal de Paris le 6 décembre 2024. (Dimitar Dilkoff /AFP)

 

Je suis la présomption d’innocence et, en cette mauvaise saison, je ne devrais pas me découvrir d’un fil. Mieux vaut que je me tienne tranquille jusqu’aux jolis mois de mai où chacun fera ce qu’il lui plaît. En attendant ces moments rêvés pas près d’arriver, il est plus simple que je laisse déferler l’émotion qui emporte toutes les digues pour me blottir prudemment sous abri. Alors que vient de s’achever le procès de Mazan et que s’ouvre celui du chirurgien pédophile, j’ai tout intérêt à me faire discrète. Il m’a déjà fallu accompagner l’infâme Dominique Pelicot jusqu’à l’heure de sa condamnation définitive. Cette fois, je vais devoir escorter l’atroce Joël Le Scouarnec. C’est mon rôle et ma fonction, on est d’accord. Mais autant cacher que c’est aussi ma vocation et ma passion. Et c’est pourquoi, je vais user de ma liberté de blâmer cet éloge flatteur que me rendent deux avocates, Marie Dosé et Julia Minkowski (1).

Leur propos est quasi funèbre tant elles me pensent menacée par le délitement de l’Etat de droit et par la vindicte numérique. Elles ont raison de se faire du souci, d’autant qu’elles m’imaginent plus courageuse que je ne le suis. La preuve, j’ai peur que leur pedigree m’attire des ennuis. Elles ont beau accompagner de nombreuses plaignantes, elles ont aussi le cran d’être les conseils des cinéastes et écrivains Jacques Doillon, Nicolas Bedos ou Frédéric Beigbeder. Pire Julien Bayou, l’ex-député écolo, que défend Dosé, vient d’être mis hors de cause. A l’heure de la guerre des sexes, cela ne va pas arranger mes affaires. Les deux pénalistes saluent la libération de la parole des femmes, tout en insistant pour que soient garantis les droits fondamentaux, dont je suis l’un des emblèmes. Le problème c’est que je crains que cette mise en lumière ne fasse qu’aggraver ma crise d’identité.

 

Bourgeoise formaliste

J’avoue que je ne sais plus trop qui je suis ni qui me soutient. Longtemps, j’ai été une grande cause de gauche. Je venais à la rescousse des sans papiers alpagués par la flicaille ou des immigrés traités comme de la racaille. J’étais une supplétive de la lutte des classes quand le patronat voulait débarquer des syndicalistes. J’étais la star d’un temps qui aimait les transgressifs et les provocateurs, les déviants et les fascinants, au risque de protéger de sinistres crapules. Sinon, hier comme aujourd’hui, quand des politiques tombent pour avoir financé indûment leurs partis, on me tire à hue et à dia.

Ceux qui sont pris la main dans le sac me sollicitent quand leurs adversaires me zappent. Et inversement quand le fléau de la balance part dans l’autre sens. Au moment où les victimes sont écoutées sans autre forme de procès, me voilà de droite, paraît-il. J’étais somptueuse, me voilà présomptueuse. Pourtant, je continue à défier l’arbitraire qui n’est plus royal mais sociétal. Oui, des riches et célèbres me font un brin de conversation mais je prends aussi sous mon aile des voleurs de pomme. Puissants ou misérables, ils ont droit à mon attention. Les progressistes les plus radicaux me reprochent d’être une bourgeoise formaliste et une individualiste réactionnaire. Et ils me toisent avec mépris comme si je n’avais jamais entendu parler du déterminisme qu’ils rebaptisent «systémisme». A droite, on m’accorde le droit d’asile, car on est sans doute plus pessimiste sur la nature humaine ou plus anxieux de se retrouver dans le viseur. Personne ne réalise que je suis bonne fille et que j’accorde mes faveurs à tout accusé, quel que soit son camp, aux jihadistes comme aux policiers à la gâchette facile. Je suis la dernière reine du «en même temps». Tel est mon destin et il me sera fatal.

 

Nébuleuse vengeresse et sarcastique

Il faut dire que je ne suis pas aidée. J’avais deux servants à ma suite obligée. Mais ils vont de défaillance en défausse. Le premier, le «secret de l’enquête», est mitraillé par des médias qui ont trouvé dans la dénonciation des crimes, en particulier sexuels, un relais de croissance. La notion d’«intérêt public» leur permet de porter en accéléré des éléments à charge à la connaissance d’une nébuleuse vengeresse et sarcastique. Avide de croustillant, celle-ci en fera son miel et son fiel sur les réseaux sociaux, parfaits instruments de lynchage. Et je ricane quand je vois surgir la mention «qui reste présumé innocent» après le nom de celui dont les turpitudes réelles ou supposées viennent d’être détaillées en long et en large par les chaînes d’info et les journaux. Mon deuxième valet de pied se nomme «doute». Ce dernier est censé profiter à l’accusé. Quand cela survient, les déboutés s’en prennent à la mansuétude de l’institution judiciaire, à sa lenteur ou à son masculinisme constitutif. Et bientôt, les mêmes orchestres numériques reprennent l’air de la calomnie. Ils trompettent le refus de la chose jugée et tambourinent le harcèlement permanent des relaxés. J’ai bien peur que ma sombre jumelle, la présomption de culpabilité, ait réussi à me faire la peau.

(1) Eloge de la présomption d’innocence (L’Observatoire).

 

Collé à partir de <https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/ci-git-la-presomption-dinnocence-par-luc-le-vaillant-20250225_UHDCGSEFGZFMZHYS67ZL6UNL3I/>