Richard Powers : «La vie d’Elon Musk est devenue quelque chose qui dépasse de loin mes capacités de romancier»
Par Minh Tran Huy
18 février 2025
Richard Powers, auteur d’Un jeu sans fin traduit de l’anglais par Serge Chauvin, Ed. Actes Sud, 416 p., 23,90 €. Dean D. Dixon
L’écrivain américain mêle intelligence artificielle, écologie et poésie dans un superbe roman, Un jeu sans fin, célébrant la beauté des océans et la fragilité du monde tel que nous le connaissons.
La stupéfiante beauté de la vie au fond des océans, l’intelligence artificielle et ses possibilités toujours plus illimitées, le postcolonialisme à l’ère de l’anthropocène… D’autres que Richard Powers se seraient fait écraser par ces thèmes, quand celui qui obtint le Prix Pulitzer pour L’Arbre-monde en 2019 en a au contraire fait les piliers d’une extraordinaire histoire de jeu et d’amitié entre deux jeunes gens de Chicago que tout opposait a priori. L’un est devenu un milliardaire de la tech tandis que l’autre, poète de génie, a trouvé refuge sur l’île de Makatea, en Polynésie française. Autrefois exploité pour ses mines de phosphates, ce territoire à la fois exsangue et paradisiaque est aujourd’hui devenu la pierre angulaire du rêve de seasteading, ces villes flottantes qui permettraient d’échapper à la tutelle des États. Un must, à l’heure où tant de figures de proue de la Silicon Valley, d’Elon Musk à Peter Thiel, cultivent des fantasmes libertaires... Entretien avec un écrivain visionnaire, auteur de véritables symphonies romanesques.
Madame Figaro .- Diriez-vous qu’après les arbres dans L’Arbre-monde et les étoiles dans Sidérations , vous aviez envie cette fois-ci d’écrire sur l’océan ?
Richard Powers.- Ces livres ont en effet plusieurs motifs en commun. Ma trajectoire d’écrivain a connu un tournant après une forme d’épiphanie à l’époque où je vivais dans le nord de la Californie. J’y ai notamment découvert d’incroyables forêts de séquoias, ce qui m’a ramené à la vision du monde plus animiste et panthéiste que j’avais plus jeune. J’ai écrit L’Arbre-monde et compris que je ne pourrais jamais revenir aux romans que j’avais écrits auparavant, centrés sur des relations humaines au sein d’environnements urbains. Il me fallait élargir la palette, revenir à des façons plus anciennes de raconter, en incluant le monde non-humain, la planète vivante, comme agent et acteur de mes livres si je ne voulais pas passer à côté d’une bonne partie de notre histoire sur cette planète. L’Arbre-monde, Sidérations et Un jeu sans fin forment ainsi autant de mouvements au sein d’un concerto.
Un jeu sans fin n’a-t-il pas aussi des racines plus intimes ?
Oui, il a également à voir avec mon enfance et en particulier un livre sur les récits coralliens offert par ma sœur aînée pour mon dixième anniversaire qui a totalement enflammé mon imagination. J’étais un petit garçon de Chicago vivant dans un quartier de maisons de briques, et voilà que je faisais face à ces créatures fantastiques, surnaturelles, psychédéliques... Je n’arrivais pas à faire le lien entre cet univers et celui dans lequel j’évoluais. C’est devenu une obsession, je ne voulais plus vivre ici mais là-bas, et ironiquement, l’année suivante, mon père, qui était directeur d’école à Chicago, a pris un job à Bangkok, nous avons tous déménagé et dès mon onzième anniversaire, je passais tout mon temps dans la mer de Chine à faire de la plongée parmi ces créatures… Jusqu’à seize ans, quand je suis revenu aux États-Unis, j’étais convaincu que j’allais devenir océanographe ou biologiste marin. Un jeu sans fin est donc aussi une recréation de ce garçon convaincu que sa vie allait être consacrée à l’océan.
Vous critiquez, semble-t-il, la conception d’Aristote devenue commune : une pyramide avec les végétaux en bas, les animaux au milieu et l’homme au sommet…
Vous mentionniez Trump, et malheureusement sa conception du monde s’est étendue bien au-delà des États-Unis. Un mouvement réactionnaire mondial est en marche, qui rejette énormément de choses – les idéaux démocratiques, la culture des lumières… Mais c’est aussi une tentative de redonner une assise à cette vision aristotélicienne. Trump essaie dans la foulée d’imposer l’idée que les Blancs devraient être au-dessus de toutes les autres races et ethnies, de même qu’il y aurait selon lui une hiérarchie naturelle des nations ou que les hommes devraient réaffirmer leur position de domination sur les femmes. Et il défend cette conception du monde selon laquelle les humains devraient se réaffirmer comme la forme de vie dominante, qui n’a de compte à rendre à personne. D’où ces actes arbitraires et vains, comme ce décret qui affirme que nous n’allons pas passer aux pailles en papier et en rester aux pailles en plastique. Ça n’a l’air de rien, mais c’est tout un symbole, une façon de dire : «Je me fiche des effets de nos actions sur le reste du monde vivant parce que je ne pense pas que nous ayons de responsabilité envers lui.» La meilleure façon de comprendre l’ascension de Trump, je pense, c’est d’y lire à la fois la reconnaissance – cachée – de la perte de nos privilèges, et la tentative de nier cette perte.
Un jeu sans fin est aussi le portrait d’une amitié. Qui sont les deux hommes au centre du roman et que représentent-ils, pour vous ?
Vous qui êtes romancière, vous savez que la création d’un personnage relève d’un mélange étrange de personnes réelles et d’éléments fictifs. Le passionné de l’océan qu’est Todd Keane est d’évidence inspiré en partie de moi. Il est celui que j’aurais pu devenir, la route que je n’ai pas empruntée. Comme Todd, j’avais le goût des sciences, des mathématiques et de la programmation, j’ai gagné de l’argent grâce à ces compétences et j’ai hésité à choisir cette voie. L’autre héros, Rafi Young, s’inspire d’un ami très cher, Rashid, qui est l’un des dédicataires du livre. Son histoire s’ancre dans quarante heures d’entretiens avec Rashid que j’ai réalisés pour mieux saisir sa vision de Chicago, très différente de la mienne. Comme Todd Keane, je suis né à Evanston et j’ai grandi dans le nord de la ville, soit un quartier blanc aisé, privilégié. Rashid a comme Rafi grandi dans la ceinture noire et les quartiers pauvres du South Side et du Near West Side. Mais ce qui est intéressant, c’est que l’existence de Rafi, qui saute des classes, apprend précocement à lire, et défait les traumatismes familiaux grâce à la poésie, puis la fiction, renvoie également à mon propre itinéraire. Todd et Rafi sont à la fois moi et pas moi, et Un jeu sans fin, qui conte la relation d’amour-haine entre eux, tient pour partie d’une entreprise psychanalytique, avec l’exploration des deux côtés de ma propre personnalité et la façon dont j’ai essayé de trouver un équilibre dans ce monde, entre mon amour des systèmes et des mathématiques, de la programmation et de la science, et celui de la littérature, de l’esprit et des arts.
Pourriez-vous nous dire quelques mots de l’architecture d’Un jeu sans fin ?
Le lecteur est d’emblée confronté à un défi, le roman se présentant comme un collage. On a d’abord un récit à la première personne, une adresse de Todd à un interlocuteur inconnu. Le deuxième fil est constitué d’un récit à la troisième personne qui se déroule sur l’île de Makatea, en Polynésie française, où vit à présent Rafi. Cette île qui a déjà été l’objet d’une exploitation coloniale à la fin du XIXe et au XXe siècle est aujourd’hui confrontée à une perspective nouvelle. Les insulaires doivent déterminer si on leur offre un avenir, ou s’ils font face à une autre forme de colonialisme. Le troisième fil s’attache à une plongeuse franco-canadienne, Evelyn Beaulieu, à sa vie et à sa carrière de biologiste marine. Ces trois fils d’abord distincts se croisent suivant un mouvement contrapuntique et l’on comprend que la crise politique que l’île traverse a aussi à voir avec les conflits psychologiques et sociologiques entre les deux héros. L’alternance entre les cadres narratifs et ce lent resserrement, avec cette intégration progressive des histoires les unes dans les autres, m’ont toujours intéressé.
Et comme de juste, vous jouez avec le lecteur dans un roman qui a pour thème central le jeu…
Oui, le lecteur s’engage dans un jeu alors qu’il essaie de suivre le récit et d’en tirer du sens. En anglais, le mot «play», jouer, désigne aussi la pièce de théâtre. Nous sommes donc conscients depuis toujours du fait que raconter une histoire consiste à inviter un lecteur à jouer. Une grande partie du livre est redevable à un ouvrage de non-fiction fondateur de l’historien de l’art néerlandais Johann Heizinga, Homo Ludens, qui considère que le jeu est plus ancien que la civilisation. Soit l’inverse de la position usuelle selon laquelle on ne peut pas jouer sans être d’abord doté d’une structure sociale, le jeu étant a priori subsidiaire et bien plus récent que les impulsions qui nous ont poussés à faire société. Alors qu’un peu de réflexion vous fait comprendre que le jeu précède vraisemblablement la civilisation et qu’il est même plus ancien que les êtres humains, parce que nombre d’animaux jouent constamment. Heizinga a dit en substance que le jeu auquel nous nous adonnons est plus important que le travail que nous effectuons. Et ce thème court comme un fil rouge dans tout le roman, que ce soit sous l’eau, entre ces deux amis ou sur Makatea – il n’est d’ailleurs pas anodin qu’en anglais nous désignions le colonialisme du 19e siècle comme «le grand jeu».
Vous faites également le pont entre l’océan et l’intelligence artificielle à travers cette fascination des millionnaires de la Silicon Valley pour les projets de villes flottantes, qui seraient bâties notamment en Polynésie française, fascination liée aux idées libertaires de beaucoup d’entre eux, tel Elon Musk…
Pour tout dire, j’ai d’abord pensé m’inspirer d’Elon Musk pour mon magnat de la technologie, mais la vie de Musk est devenue quelque chose qui dépassait de loin mes capacités de romancier : il est une fiction que nul ne peut raconter… Et en fait, le véritable promoteur du seasteading dans la Silicon Valley, c’est Peter Thiel, autre soutien de Trump, fondateur de PayPal et premier capital-risqueur à avoir soutenu Facebook – une personnalité extrêmement puissante et influente doublée d’un libertaire enragé. En créant ces villes flottantes, il serait possible d’échapper aux réglementations des gouvernements actuels et de créer sa propre forme de gouvernement, totalement autonome. Et Peter Thiel et son consortium d’investisseurs ont bel et bien signé avec la Polynésie française dans cette perspective… On voit que toutes ces impulsions, l’impulsion libertaire, l’impulsion de l’intelligence artificielle, l’impulsion des réseaux sociaux, ont toutes à voir avec cette volonté d’autonomie et d’individualisme forcené, qui nous permettrait soi-disant de connaître un meilleur destin... Un jeu sans fin fait ainsi se confronter la tentation de nous considérer comme des êtres purement individuels, et la nécessité de reconnaître que nous sommes en fait interdépendants et inséparables du reste du monde vivant.
Un jeu sans fin, Richard Powers, traduit de l’anglais par Serge Chauvin, Éd. Actes Sud, 416 p., 23,90 €. SP
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