Fascisme, nazisme : un puzzle d’enfer, par Daniel Schneidermann
22 février 2025
Ce serait un peu comme un puzzle, dont on connaîtrait le sujet final, mais pas encore les détails. Des heures durant, on peinerait à assembler le tableau. On aurait bien une petite idée, une intuition, mais non, on s’obligerait à la chasser, ce serait trop, ils n’auraient pas osé. On se refuserait à voir l’image de cauchemar s’assemblant sous nos yeux. On se refuserait à prononcer, à penser même, les mots aveuglants, les mots paralysants. A la place on dirait «illibéralisme», salut romain, on prendrait des précautions, on multiplierait les guillemets, on écrirait par exemple «considéré par certains comme un salut nazi».
Et puis soudain, des lignes entières se débloqueraient, s’assembleraient en continuités évidentes, un pied fourchu, un brasier, des diablotins ricanants, des malheureux précipités dans la fournaise. On ne pourrait plus feindre de ne pas voir.
Par-dessus l’Atlantique, une ligne horizontale rassemblerait la destruction – là-bas au marteau piqueur, ici timide encore – de toutes les politiques publiques contre les discriminations, pour les droits humains, la dignité, la solidarité, le militantisme climatique, la préservation de la biodiversité. Ici comme là-bas, les mêmes milliardaires démolisseurs se dissimuleraient sous le masque de la liberté d’expression, on entreverrait un Bernard Arnault à l’intronisation d’un Trump, on serait tympanisés de «liberté d’expression» et de «free speech» embouchés par ces oligarques des médias. Les sanglots orchestrés des télés Bolloré à la suppression de C8, chaîne d’insultes multirécidiviste – l’un de ses animateurs avait traité un député de «tocard» de «merde» et d’«abruti» –, se joindraient au vibrant plaidoyer du vice-président Vance à Munich pour la liberté d’expression, tragiquement menacée en Europe, des militants anti-IVG et des islamophobes. L’offensive de Musk contre Wikipédia, l’un des seuls contre-pouvoirs apparemment imprenables, et qui narguait le nouvel ordre des choses, enhardirait ici.
Verticalement, les pièces s’assembleraient aussi, par-dessus le changement de siècle. Nos années 2020 s’emboîteraient à leurs années 1930. A la prise de pouvoir «légale» des nazis, avec la complicité, là encore, du capital, feraient écho les grignotages institutionnels, en France, de la démocratie. D’un seul coup, dans un ouvrage sidérant (Les irresponsables, Qui a porté Hitler au pouvoir ?), l’historien Johann Chapoutot assemblerait, d’une époque sur l’autre, «une dissolution ratée, une gauche sociale-démocrate qui soutient une politique d’austérité afin, dit-elle, d’éviter le pire, le refus de tenir compte du résultat des élections, un milliardaire, magnat des médias, habité par une mission de résurrection nationale, qui bâtit un empire de presse et de cinéma pour imposer ses cadrages, ses thèmes et sa ligne à un pays qui plébiscite la paix et la justice sociale, mais qui se retrouve progressivement nazifié». Les figures familières de Bayrou et de Retailleau s’assembleraient aux photos en noir et blanc de von Schleicher et de von Papen, on grefferait à Macron la moustache de Hindenburg. On découvrirait le Bolloré de l’époque, lui aussi moustachu, un nommé Hugenberg, et on n’en reviendrait pas, tant ça collerait presque trop bien.
En diagonale, passerelle entre les continents et les époques, apparaîtrait tout un champ de blagounettes codées et de second degré. On y verrait Musk et des néonazis allemands si pleins d’humour, faire joujou avec des saluts hitlériens. A Munich, Vance snoberait le chancelier social-démocrate pour chatter avec la cheffe des néonazis, tandis que Trump suggérerait un nettoyage ethnique des Palestiniens de Gaza, enclave soudain promise au destin lumineux de Riviera du Proche-Orient. Une blague de plus ? Oui. Non. Peut-être. Va savoir. Ici et ailleurs, aujourd’hui et hier, se répondraient le mépris des vies humaines, la voracité désinhibée des empires, les embrassades de monstres par-dessus les pays proies, Canada, Danemark, Panama, Ukraine et les Baltes, sans parler de la pauvre Europe libérale tout entière, et de la malheureuse Tchécoslovaquie d’un Bénès, piétiné, accablé d’injures par les monstres, trahi par ses alliés, qui s’appellerait aujourd’hui Zelensky.
Des mois, des années durant, on aurait résisté aux mots bombes, fascisme, nazisme, on aurait cultivé les différences entre hier et aujourd’hui, on aurait préféré totalitarisme, illibéralisme, autant de manières de suggérer sans dire. On se serait rassuré en scrutant les visages, après tout familiers, des acteurs potentiels de l’apocalypse. Jusqu’au moment où, les pièces du puzzle n’en finissant pas de s’assembler, toute échappatoire serait clairement devenue myopie, et lâcheté.
Collé à partir de <https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/fascisme-nazisme-un-puzzle-denfer-par-daniel-schneidermann-20250222_WHHKNRCMC5CUFDQXT6NLUFXFUI/>