« Bien cordialement »
Dans « Psychologies » (à paraître le 4 avril aux Éditions Amsterdam), François Bégaudeau analyse les affects de la société bourgeoise : à partir de situations vécues ou fictives, l’écrivain entend saisir, en deçà de l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, les pensées obscures qui nous traversent, les ressorts de nos actions. Bref, tout ce qui échappe au contrôle des individus et constitue leur part proprement sociale.
Marius Buet. – « Bras de fer », 2022
© Marius Buet - Galerie Polaris, Paris
Le lundi 12 mars 2024 à 21 h 41 un message de trois lignes arrive dans la boîte mail d’Elsa Ragon, professeure de lettres certifiée, 37 ans, intolérante au gluten, ascendant Sagittaire.
« Bonjour,
Je suis en train de faire un point sur votre liste de lectures pour la 4e B. Juste une petite interrogation sur Les Trois Mousquetaires. L’édition que vous recommandez est une version abrégée de cent pages, or vous la signalez dans la catégorie intégrale. Ne faudrait-il pas rectifier afin de dissiper la confusion ? Merci à vous.
Bien cordialement. »
Le message est signé Estelle Demongeot, mère de Marius Demongeot, élève au collège Robert-Badinter.
Dix ans plus tôt ce message n’aurait pas été possible. En 2014, le collège numérique ne fournissait pas encore aux parents les adresses mail professionnelles des enseignants, pratique devenue courante après que la période dite du Covid eut significativement intensifié l’activité distancielle de l’espèce humaine. De fait, le message d’Estelle Demongeot à Elsa Ragon offre un bon exemple de collaboration vertueuse entre un parent et un enseignant, l’un signalant une approximation sur la liste de lecture que l’autre n’aura qu’à rectifier d’un coup de clavier, pour le plus grand bénéfice de Marius, dont la réussite est leur préoccupation commune. Elsa Ragon devrait doublement se réjouir : de l’attention qu’une maman porte au contenu de ses cours, et de sa vigilance qui lui permet d’affiner sa séquence et la soulage d’une partie de la responsabilité pédagogique. La réussite de Marius est un coworking.
Or les quatre lignes cordialement ponctuées de Mme Demongeot ont plutôt l’effet de raidir Elsa Ragon sur le futon où elle est assise en tailleur, ordinateur sur les cuisses.
La crispation tient d’abord au caractère doublement intrusif de l’envoi. Intrusion dans sa soirée, et en pleine vision de l’épisode 4 saison 2 de Succession mis en pause pour lire le message — qu’elle aurait pu ignorer. Mais, malgré ses résolutions, Elsa n’arrive pas à ne pas lire dans la seconde les messages qui lui arrivent via la Californie. Intrusion dans son métier, surtout. Elsa conçoit la salle de classe comme un domaine réservé où mener son affaire à sa guise, forte des compétences professionnelles validées par concours ou par job dating. On n’explique pas un lavabo à un plombier, on n’explique pas la fraude fiscale à Jérôme Cahuzac, on n’explique pas l’enseignement à un enseignant.
Renseignée par son flair d’animal social et par quelques collègues politisés ou paranoïaques, ou les deux, Elsa subodore que le développement des interfaces numériques à l’usage des parents vise, sous prétexte de fluidité éducative, à mettre une pression sur les enseignants et introduire insidieusement une obligation de résultats que leur statut leur épargne. Le droit de regard des parents sur le travail des enseignants serait le cheval de Troie du marché pour pénétrer une forteresse sclérosée par sa routine fonctionnaire. D’où le fait qu’elle s’autorise souvent à ne pas répondre aux messages parentaux. Mais il suffit qu’un message sournois lui arrive pour que ses nerfs la trahissent. Les nerfs sont le carburant de l’activité numérique interrelationnelle. Tout à fait conscients que l’idéal serait de passer outre, ses doigts se précipitent sur le clavier. Au réveil elle le regrettera et à peine debout complétera sa réponse d’un post-scriptum différé et conciliant qu’une certaine dignité républicaine lui interdira de colorer d’une émoticône.
Possible aussi que sa crispation sur futon signale sa fragilité. Elsa déteste qu’on se mêle de sa pédagogie, non parce qu’elle est sûre de ses compétences mais parce qu’elle en doute, et que monte en elle d’année en année la sensation de faire de la merde. Elsa se crispe parce qu’il lui manque précisément la certitude du plombier, la certitude de l’artisan étayée de preuves matérielles de son savoir-faire : le plombier arrive, ça fuit dans la douche, il repart, ça ne fuit plus. Le prof arrive le matin au boulot, ça fuit, il repart à 17 heures, ça fuit encore, et il n’a tiré de sa journée qu’un goût âcre d’impuissance qui s’exacerbe en sentiment d’incompétence, et c’est ce malaise que réveille le message coopératif d’Estelle. Ce malaise enseignant.
Il n’y a que la vérité qui vexe.
Pour le moins, Elsa perçoit dans le courrier électronique d’Estelle un sourd reproche. Sa question innocente ne l’est qu’à moitié. Estelle ne questionne pas, elle s’étonne. Elle ne s’étonne pas, elle déplore. Elle s’étonne comme une maîtresse de maison s’étonne d’un reliquat de miettes sur la moquette auprès de la femme de ménage après son coup d’aspirateur. Sous le vernis courtois de son libellé, Estelle s’étonne, déplore que la prof de français de son fils recommande la version abrégée et non intégrale des Trois Mousquetaires. Le fond de la pensée d’Estelle, reçue cinq sur cinq par les radars échaudés d’Elsa, est que la prof de français de la 4e B manque d’ambition pour ses élèves et notamment pour Marius.
Elsa se souvient maintenant que lors de la réunion parents-profs de rentrée, Mme Demongeot était apparue soucieuse qu’on offre à Marius un programme de lectures à la hauteur de ses dispositions exceptionnelles. Or, faire lire des versions abrégées, n’est-ce pas niveler par le bas ? N’est-ce pas au fond se résigner, abdiquer, manquer à son devoir, rompre le contrat, trahir les parents, mentir sur la marchandise ?
Questions innocentes.
Si ce soir-là le soupçon s’insinue dans le cerveau d’Elsa au point de la détourner de sa série préférée, c’est parce qu’il touche juste. Oui, en un sens, Elsa a renoncé. Renoncé à faire lire à tous ses élèves les œuvres qu’elle choisit d’étudier, renoncé à sa mission de leur transmettre l’amour de la littérature, admis sa défaite devant TikTok. Au chapitre de l’autodépréciation, sport où Elsa excelle, il s’envisage que la microvexation procurée par le message du soir se rapporte au complexe d’infériorité de la destinataire par rapport à l’émettrice. C’est qu’Estelle est journaliste culturelle pour un magazine féminin. Journaliste n’impressionne pas Elsa ; culturelle non plus. Mais il est bien vrai qu’à son corps défendant la cote symbolique et trébuchante d’une journaliste l’intimide. Se présenter comme journaliste à des inconnus lui procurerait sans doute moins d’embarras qu’elle n’en ressent quand elle se présente comme prof, avec parfois un haussement d’épaules d’excuse ponctué d’un désolée mi-sérieux.
Désolée pour quoi ? Désolée de quoi ? C’est flou. Mais lorsque Estelle et Elsa entrent en communication, la conjonction de l’aisance sociale de la première et de l’embarras social de l’autre donne à la seconde l’impression nette que la première la prend de haut. Pour le moins la domine.
Estelle s’inscrirait en faux contre cette impression. Elle protesterait de son grand respect pour les enseignants, maltraités par leur tutelle alors qu’ils construisent le monde de demain. Mais ses tissus nerveux ont bien assimilé que, s’adressant à la prof de français, elle s’adresse à une inférieure. Une subalterne ? Une employée ? Une prestataire ? En un sens, la libérale Estelle rémunère la fonctionnaire Elsa via l’impôt, d’autant que le foyer Demongeot est sans doute parmi les plus imposables du collège. Situation qui dicte les termes du contrat tacite qui calibre le rapport entre une Estelle et une Elsa : nous, parents aisés, maintenons notre progéniture dans cet établissement public et donc déclassé à la stricte condition que l’offre pédagogique y soit digne de nous.
Sous ce rapport, le message policé d’Estelle peut se relire entre les lignes. Chère madame Ragon, vous comprendrez que s’il s’avère que les cours prodigués à Marius nous semblent en deçà de nos ambitions, s’il s’avère qu’il n’a droit qu’à une culture « abrégée », nous devrons, la mort dans l’âme, transcendant notre attachement viscéral à l’école publique, nous rendre à l’évidence qu’une scolarité au collège Sainte-Cécile lui serait plus profitable.
Elsa ne se le formule pas en des termes aussi clairs qu’en cette page où règne la clarté, mais sa sensibilité aiguisée par sa vulnérabilité socioprofessionnelle perçoit le parfum de chantage qui se dégage du mail bienveillant d’Estelle. Ce qu’elle ignore, et qui pourtant met au jour les ressorts profonds de l’initiative écrite d’Estelle, c’est la petite tempête traversée par la famille Demongeot depuis avril dernier.
En effet, le couple conjugal que forment Estelle et Arthur Demongeot, acteur de théâtre brillamment reconverti dans le media-training d’élus et d’entrepreneurs, n’a pas survécu à la liaison de celui-ci avec une cliente adjointe à l’environnement dans une ville de la Petite Ceinture parisienne. En attendant un règlement juridique du contentieux sans retour déclenché par la découverte plus ou moins fortuite de pics compromettantes sur un écran quelconque, Arthur a loué un studio proche où il se garde de raconter à Estelle que l’élue municipale et de son cœur passe trois nuits par semaine, son corps contre son corps. Bien que les futurs ex-époux aient redoublé de sens des responsabilités pour que cette mauvaise passe affecte le moins possible leurs garçons de 13 et 9 ans, il eût été miraculeux que les fréquentes disputes parentales des dernières semaines de cohabitation les laissent psychiquement indemnes. Ainsi, Estelle a pu observer que son aîné se renferme sur lui-même, sabote leurs rares échanges, n’émerge de sa chambre que pour les repas qu’il écourte, a cessé de lui faire écouter les instrus de rap qu’il bricole sur son PC. Estelle en conçoit peine et culpabilité. Ameline, sa red-chef des pages déco-design, lui certifie qu’elle n’a pas à se reprocher une situation subie, mais rien à faire le remords ronge Estelle. Un couple ça se réussit à deux, mais ça se rate aussi à deux, sanglote-t-elle, persuadée qu’Arthur n’aurait même pas remarqué l’existence de cette allumeuse d’Europe Écologie-Les Verts si son couple régulier lui avait donné pleine satisfaction. Au long de nuits sans sommeil, Estelle s’est repassé les années de cohabitation où sans doute elle n’a plus été force de proposition pour leurs week-ends, s’est absentée trop souvent pour un salon de la céramique à Bruxelles.
Passé quatre mois d’abattement médicamenté, quelques lectures de dev-perso et une flopée de vidéos de psychologues ont donné à Estelle la force de rebondir. Elle a commencé par se recentrer. Sur l’essentiel. L’essentiel, c’est ses enfants — pour eux elle annulerait une fashion week. Hors de question qu’ils pâtissent d’une séparation dont ils ne sont pas plus coupables que de leur dentition impeccable. À la deuxième absence non justifiée de Jules au conservatoire, elle l’a emmené chez un psychologue pour ados. Après qu’une odeur de fumée est montée à ses narines dans la chambre mal aérée de Marius, elle a scellé un pacte de confiance avec lui : les cigarettes, on passe l’éponge, mais Estelle ne tolérera pas que Marius touche à d’autres substances avant le bac. Et s’il reconnaît avoir consommé une paire de fois sous l’influence de copains du club de hockey, on mettra cet impair sur le compte des tourments que lui causent les relations dégradées avec son père. Marius étant inscrit dans un collège où à défaut de profs stimulants il ne pourra compter que sur sa motivation, il ne s’agirait pas qu’une précoce dépendance au shit entrave ce que le ronéopsychiatre Soufiane Gallagher appellerait son chemin de réussite.
Cette enfilade de situations n’a fait que renforcer la résolution d’Estelle, a) de supprimer le petit joint qu’elle s’accorde chaque soir au coucher, b) d’être plus présente pour ses enfants. Ce qui veut dire, b1) s’en remettre moins souvent à la commande de pizzas, fussent-elles végétariennes, b2) s’investir davantage dans leur parcours scolaire.
À la rentrée suivante, il ne lui manque que deux voix pour être élue déléguée de parents d’élèves. En janvier elle demande et obtient un jour supplémentaire de télétravail pour mieux contrôler les allées et venues de ses fils. Avant toute sortie au cinéma, elle vérifiera qu’ils ont fini leurs devoirs. Elle renégociera à la baisse les heures journalières de console, afin de privilégier ce que la pédonaturopathe Ingrid Viandaard appelle les moments de partage qui font famille. Elle examinera longuement leurs bulletins, se portera volontaire pour accompagner une sortie au Musée de l’immigration avec la professeure d’histoire, intégrera un groupe WhatsApp créé par sept parents en réaction à la rumeur de suppression de la classe européenne, prendra rendez-vous avec les profs des matières importantes parmi lesquelles Elsa dont elle tâchera de ne pas relever les deux fautes d’accord durant l’entretien, regardera de près la liste des textes prévus pour la séquence « L’adaptation cinématographique sous la Révolution », s’étonnera de n’y voir figurer que la version abrégée des Trois Mousquetaires, s’assurera qu’il ne s’agit pas d’une erreur dans un mail envoyé un dimanche soir à l’intéressée que cette fausse question mettra dans un tel état de rage qu’elle répondra, par voie également électronique à 23 h 44, qu’elle serait la première à exiger une lecture intégrale du roman de Dumas si elle n’était pas certaine qu’aucun élève de la 4e B n’est capable d’avaler un tel pavé, pas même le brillant Marius dont il serait peut-être temps d’observer qu’à rebours de ce que laisse croire son expertise dans la comédie scolaire, il ne lit presque pas, ne lit qu’utile, ne lit qu’en vue des notes et du bulletin, cette pragmatique gestion de ses efforts dénotant une belle assimilation atavique de la science utilitariste de ses parents, merci de m’avoir lue, bien cordialement.
François Bégaudeau
Écrivain.
Collé à partir de <https://www.monde-diplomatique.fr/2025/04/BEGAUDEAU/68251>