Rose Lamy : «Je suis là pour rappeler qu’il y a des beaufs de gauche»

 

Dans un nouvel essai intime, l’autrice féministe se réapproprie la figure du «beauf» et donne à la gauche des clés de lecture pour sortir du mépris de classe.

(Mathilde Van Gheluwe/Libération)

par Adrien Naselli

publié le 17 avril 2025

 

Avez-vous déjà traité quelqu’un de «beauf» ? La réponse est oui. Difficile pourtant de savoir qui précisément désigne ce mot d’argot, un dérivé du «beau-frère» croqué par Cabu au début des années 1970. Cinq jours après la première manifestation des gilets jaunes, en 2018, Laurent Joffrin posait la question dans Libé : «Insurrection des beaufs ou juste colère du peuple ?» Comme le dit l’humoriste Benjamin Tranié, «on est tous le beauf de quelqu’un». Bref, le beauf, c’est toujours l’autre, qu’il soit pas futé, pas cultivé, mal fagoté, raciste, misogyne ou tout ça à la fois.

Sans crier gare, la réhabilitation de cette figure repoussoir nous vient d’une féministe, Rose Lamy. En 2019, elle ouvrait le compte Instagram @Preparez_vous_pour_la_bagarre et tapait dans l’œil d’une éditrice de JC Lattès. Trois livres et 57 000 exemplaires vendus plus tard, la quadragénaire publie Ascendant beauf (Seuil, parution le 25 avril), un essai pour «explorer la fabrique du mépris social» et comprendre à quelle catégorie sociale elle appartient désormais. Fille d’un père boulanger mort quand elle avait 4 ans et d’une mère devenue aide-soignante à 42 ans dans la banlieue de Bourges (Cher), Lamy estime qu’elle est restée «une beaufe, un être culturellement non modifié par les études» après son DUT et des emplois dans des entreprises de transports et de vente de billets de spectacles.

«Le beauf est une figure extrêmement destructrice, pour Rose Lamy. La seule certitude, c’est qu’elle a des goûts en commun avec les classes populaires et les petites classes moyennes, comme l’a montré le sociologue Gérard Mauger.» Et, en effet, Cabu opposait le beauf au personnage du Grand Duduche, «élancé, blond, féministe, antiraciste et pro-LGBT, qui étudie à la Sorbonne, bref, un peu le woke d’aujourd’hui», résume Lamy, qui voudrait bien dépasser ces caricatures.

 

Pourquoi s’est manifestée votre envie de parler de classe sociale ?

C’est né d’un sentiment d’exclusion de la sphère intellectuelle dans laquelle je suis pourtant censée être arrivée depuis que j’ai publié Défaire le discours sexiste dans les médias (JC Lattès, 2021). Peut-être parce que, lorsque je me suis politisée comme féministe à partir de l’affaire Bertrand Cantat, ce sont les médias généralistes qui ont été mon moyen d’accès au féminisme, pas les livres. J’ai toujours revendiqué ma légitimité à m’être lancée seule sur les réseaux sociaux, en interpellant les médias qui titraient encore «crime passionnel» à la place de «féminicide».

 

J’avais aussi envie de mettre fin à l’accusation de «féminisme bourgeois» qu’on plaque sur les femmes exposées médiatiquement. Mon père boulanger est mort d’un malaise cardiaque quand j’avais 4 ans. Ma mère a été vendeuse en maroquinerie, femme de ménage, puis est devenue aide-soignante. La précarité, les boulots l’été, la télé, la musique populaire, c’est ma culture, et je ne l’ai jamais quittée. Il y avait comme un malentendu, qui dit beaucoup des impensés d’un militantisme souvent fait par et pour les personnes issues de milieux favorisés.

 

Le «beauf» désigne souvent un homme sexiste. N’y a-t-il pas un paradoxe pour une féministe comme vous à défendre cette figure ?

Dans En bons pères de famille, je remettais en cause la figure de l’homme violent pensé comme un monstre, tandis que les «bons pères de famille», eux, n’auraient rien à voir avec les violences sexistes et sexuelles. L’affaire Mazan, un exemple parmi tant d’autres, nous prouve le contraire. Selon moi, la figure du beauf remplit un peu le même rôle. C’est un bouc émissaire chargé de tous les maux que combat la gauche : il est raciste, misogyne, complotiste, climato-sceptique. Il permet de dire, pour ceux qui l’emploient, qu’ils font partie du bon groupe.

J’ai vu beaucoup d’hommes mourir jeunes, mon père, mon oncle. La domination patriarcale est au fondement de ma lutte, mais il n’y a rien de contradictoire à vouloir défendre ces hommes du bas de l’échelle sociale. Aujourd’hui, je me sens très proche de Billy, un garçon qui était avec moi à l’école primaire, qui est devenu boucher, et à qui je consacre un chapitre. La sélection scolaire s’était opérée pour lui dès l’école primaire. J’ai découvert qu’il était mort à l’âge de 21 ans dans un accident de voiture. Il aurait pu devenir l’électeur du RN, le chasseur, l’homme violent d’une rubrique faits divers, mais il est mort à 21 ans. Et donc il n’est plus rien. L’espérance de vie est plus courte chez les hommes des classes populaires.

 

Les questions de classe vous semblent-elles sous-traitées par vos camarades féministes ?

Par les camarades de gauche en général. Dans le féminisme, il y a une tendance à limiter le discours de classe actuel à la grève victorieuse des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles en 2021. On a parfois l’impression que le bon pauvre, c’est toujours l’ouvrier métallurgiste de Mai 68 ou le cheminot gréviste. Les personnes qui exercent des emplois peu rémunérés dans les banques ou les magasins, les indépendants, les autoentrepreneurs sont un peu oubliées.

 

Vous utilisez l’expression «racisme de l’intelligence» de Pierre Bourdieu pour dire que, contrairement aux autres formes de racisme, celui-ci serait encouragé…

Les féministes ont réussi à installer l’idée d’un continuum de violence sexiste : une blague ou une injure misogyne s’inscrivent dans un système qui permet la perpétration de délits ou de crimes qui vont jusqu’au féminicide. En insultant l’autre de beauf, on crée un terrain de déshumanisation qui permet ensuite de ne pas se battre pour ces catégories sociales quand elles sont attaquées, et cela peut bel et bien mettre des vies en jeu : le beauf est méprisable, et donc ce n’est pas bien grave si on supprime ses trains régionaux, s’il ne peut pas trouver de médecin généraliste, ni accéder aux urgences…

 

Pourtant, les déserts médicaux et les lignes de trains secondaires sont devenus des sujets de préoccupation politique…

Je n’ai pas ce sentiment, moi. Il y a plus d’un an d’attente pour un rendez-vous dans un centre hospitalier psychiatrique de la région de Bourges. Ma sœur n’a jamais pu trouver un rendez-vous en dermatologie pour sa fille. On ne parle pas d’un délai long, mais de l’impossibilité de voir un spécialiste sur le territoire. Encore la semaine dernière dans Télématin, on a parlé du désert médical à Saint-Amand-Montrond, une autre ville du Cher : faute de médecins, des patients diabétiques n’ont plus d’ordonnance à jour depuis deux ans. On voit bien que c’est une question de vie ou de mort. Mais la distance qu’on met avec les personnes concernées, qu’elle soit physique ou sociale, rend la situation acceptable au reste de la population.

 

Vous pointez les moqueries sur le prénom et la scolarité de Jordan Bardella en expliquant qu’elles vous semblent contre-productives. Vous écrivez même : «C’est moi qu’on attaque à travers lui.»

Il se trouve que j’ai plus de points communs culturels avec lui qu’avec des camarades de gauche très diplômés. C’est comme ça ! Je n’ai pas de licence, je fais des fautes d’orthographe. Quand on l’attaque par ce biais, comme le font pas mal d’humoristes et de militants, je me sens touchée. Pareil quand la droite se moque de Sébastien Delogu (député LFI) sur ses capacités à s’exprimer ou à lire. Si on transpose au féminisme, il est acquis qu’on n’attaque pas Marine Le Pen en lui disant de retourner dans sa cuisine.

On me répond parfois que tous les coups sont permis parce que Bardella défend un projet réactionnaire. Mais on oublie que son humiliation va rejaillir sur des millions d’observateurs silencieux, et on prend le risque d’aggraver l’écart culturel entre une gauche perçue comme élitiste, et le reste de la population. Il y a tant à dire sur la politique de Bardella qu’on peut se passer des blagues sur son prénom et son niveau scolaire.

 

Vous critiquez la figure du «déserteur», celles et ceux qui renoncent à des postes ou des positions valorisés au nom de leurs idéaux politiques…

Quand ces postures sont posées en injonctions vertueuses, je trouve qu’elles deviennent écrasantes pour les personnes qui n’ont pas les moyens de prendre de grandes décisions romantiques. Qu’il s’agisse des étudiants des grandes écoles ou de ceux qui claquent la porte des réseaux sociaux de manière tonitruante, c’est la même logique. J’ai trouvé brutal que des partis de gauche décident de quitter Twitter ou Meta sans concertation avec les travailleurs des réseaux sociaux, alors qu’on a largement contribué à la victoire du NFP aux législatives.

Je m’élève aussi contre l’idée qu’il faudrait déserter les maisons d’édition rachetées par Vincent Bolloré, qui mène une guerre culturelle d’extrême droite. Tout le monde ne peut pas se permettre de recourir à des circuits plus confidentiels. Je crois qu’il y a un malentendu profond dans la stratégie qui consiste à demander à des gens de se mettre en insécurité ou de prendre le risque de perdre le peu qu’ils ont pour respecter des idéaux.

 

Chaque chapitre du livre commence par une chanson de Jean-Jacques Goldman, de Joe Dassin, de Daniel Balavoine, Starmania ou encore Larusso. Que représentent-elles ?

Elles forment un échafaudage de mes réflexions dans ce livre. Ce que certains appellent la «variété» remplit exactement les mêmes fonctions que toutes les autres formes d’art. Ces chansons m’apaisent parce qu’elles ont nommé très tôt le monde qui m’entourait, et elles m’aident encore à surmonter les épreuves de la vie.

 

Qu’appelez-vous la «gentrification culturelle» ?

Quand une chanteuse réputée pour son bon goût s’approprie un tube populaire, par exemple Juliette Armanet reprenant Tu m’oublieras de Larusso sur France Inter, on entend dire que, «en fait», c’est une bonne chanson. Personnellement, j’adore les deux versions, mais je me sens humiliée qu’il faille attendre une validation supérieure. Ou d’être alcoolisé et désinhibé à 3 h 30 du matin pour s’autoriser à passer Joe Dassin ou Johnny Hallyday. C’est la rengaine du «plaisir coupable». Dire qu’on prend un plaisir coupable à aimer telle ou telle production, c’est se maintenir du côté du bon goût, du second degré, en montrant qu’on maîtrise des codes tacites. Et c’est humiliant pour ceux qui, comme moi, aiment au premier degré.

 

Pourquoi dites-vous que vous avez écrit ce livre aussi pour «effacer le mal que [vous avez] fait» ?

J’ai pu produire moi aussi du mépris de classe en voulant me rendre intéressante aux yeux de certains amis. Pendant longtemps, je les voyais obtenir des CDI dans des domaines qui les passionnaient, tandis que je travaillais pour un vendeur de billets de spectacles en intérim. J’ai alors créé un blog pour me moquer des demandes des clients. C’était une manière de dire : oui, je travaille pour une plateforme téléphonique, mais je ne suis pas comme les autres pauvres de mon boulot, regardez, je suis second degré. Une manière de me distinguer, de sortir de ma situation. Je gentrifiais mon boulot, quelque part. Mais on fait ce qu’on peut pour s’en sortir. C’est pourquoi je fais en sorte de ne jamais juger les gens sur les stratégies qu’ils emploient.

 

Vous vous distinguez de la figure des transfuges de classe…

Je partage une éducation avec eux, et je crois au fond que personne ne change jamais vraiment de classe. Mais la différence entre les transfuges et moi, c’est l’Ecole, qui modifie durablement ses gagnants. Si je me suis déplacée socialement, j’ai plus à voir avec une gagnante du Loto ou d’émission de télé-réalité. Et je suis là pour rappeler qu’il y a des beaufs de gauche. On a encore un discours néolibéral sur la culture, du type «quand on veut, on peut». Or, il est très difficile d’arrêter d’être «pauvre» culturellement. Quand j’arrive dans la classe culturelle à 35 ans, il m’est impossible de rattraper la culture que je n’ai pas. Et surtout, je n’ai pas le goût de le faire ! D’ailleurs, je vais à une cousinade en salle des fêtes à Bourges la semaine de la sortie de ce livre.

Collé à partir de <https://www.liberation.fr/idees-et-debats/rose-lamy-je-suis-la-pour-rappeler-quil-y-a-des-beaufs-de-gauche-20250417_4UULXAB7DVGVZKAEM6IWQJXHOI/>