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L’adieu aux ondes pour l’audiovisuel : comment les téléspectateurs et les auditeurs ont pris le pouvoir

Par Charles de Laubier, Xemartin Laborde (Infographie) et Benjamin Martinez (Infographie) Publié le 01 juin 2025 à 18h00, modifié le 01 juin 2025 à 22h31

 

 

Un siècle après l’arrivée de la télévision sur la TSF (télégraphie sans fil), la transformation de l’audiovisuel s’accélère, en basculant de la diffusion par voie hertzienne vers le tout-numérique sur les réseaux filaires. Le public fait désormais sa propre programmation, au risque de s’y perdre.

Le 6 juin, une page du paysage audiovisuel français se tourne : le Groupe Canal+, dont la chaîne cryptée du même nom a commencé à émettre par voie hertzienne il y a tout juste quarante ans, quitte les fréquences de la télévision numérique terrestre (TNT) avec toutes ses chaînes payantes : Canal+, Canal+ Cinéma, Canal+ Sport et Planète. Ce basculement de l’un des grands groupes privés français de la télévision – sur les « fils téléphoniques » à très haut débit – est historique. Cela illustre le bouleversement à l’œuvre dans l’audiovisuel, sonnant le glas d’un siècle de TSF, la télégraphie sans fil qui a fait naître la radio et la télévision. Le divorce de Canal+ d’avec la TNT, laquelle fête ses 20 ans en France, démontre encore un peu plus que la réception hertzienne de la télévision par les antennes râteau (en référence à leur forme) n’est plus indispensable. Le streaming l’a emporté, à savoir la réception en flux continu sur Internet via les réseaux fixes, de l’ADSL au FTTH, la fibre optique à domicile.

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Les chaînes cryptées de Vincent Bolloré ne disparaissent donc pas, car les téléspectateurs abonnés – il n’y en avait plus que 70 000 sur la TNT – pourront les retrouver principalement par leurs box connectées. La radio est, elle aussi, irrésistiblement aspirée en dehors des fréquences, comme l’illustrent déjà les milliers de webradios et de podcasts diffusés sur le Web, alors que la « FM » comme mode de radiodiffusion analogique par voie hertzienne est vouée à disparaître – en France, à partir de 2033.

A Radio France, la station Mouv’ciblant les jeunes arrêtera d’émettre sur la bande FM dès septembre, pour se retrouver dans l’arène numérique. « Nous sommes dans un moment de bascule », a justifié, le 28 avril, Sibyle Veil, présidente du groupe public de radios, constatant « le recul lent de l’écoute linéaire de la radio » sur fond d’« accélération de la transition numérique des usages ». La Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) a, elle, déjà quitté la FM depuis fin 2024.

Que de chemin parcouru depuis le démantèlement, il y a un demi-siècle en France, de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), cet établissement public qui concentrait à lui seul le monopole d’Etat de l’audiovisuel et qui s’appuyait sur les infrastructures hertziennes de la TSF. Mais il fallut attendre la loi du 29 juillet 1982 proclamant la « liberté de communication audiovisuelle », promise par François Mitterrand. « La fin de l’ORTF – du monopole – a été marquée par la multiplication des émetteurs, diffuseurs et producteurs de programmes audiovisuels et des innovations, raconte Jean-Jacques Cheval, professeur émérite des universités. L’arrivée d’Internet et celle de la TNT ont joué de grands rôles, mais celui de la télécommande a aussi permis le zapping, qui a lui-même changé le langage télévisuel. »

 

Place aux tuyaux

Aujourd’hui, le monde de l’audiovisuel s’affranchit peu à peu des ondes électromagnétiques, ces perturbations qui se propagent dans les airs en transportant, sans qu’on le voit, du son et des images, voire du texte. Ce que le professeur Wolfgang Ernst, de l’université Humboldt de Berlin, appelle « une forme de beauté, voire de spiritualité, de l’immatériel ». Le centre de gravité de l’audiovisuel se déplace sur les réseaux fixes (ADSL, câble et, surtout, la fibre), au détriment des fréquences hertziennes (TNT et satellite). Les ondes laissent place aux tuyaux. La réalité, c’est qu’Internet – insatiable – engloutit la télévision et la radio, comme il a déjà mangé l’informatique puis le téléphone. Et cela change tout, pour plus de 32,5 millions d’abonnés « fixes » en France et pour les quelque 5,6 milliards d’internautes dans le monde.

Les téléspectateurs et les auditeurs ne sont décidément plus sur la même longueur d’onde que leurs médias. En se détournant de la réception hertzienne de la télévision et de la radio, dont les audiences respectives s’érodent un peu plus chaque année, ils ont pris le pouvoir sur l’audiovisuel. Devenus utilisateurs, ils sont désormais, grâce à Internet, les acteurs de leur programmation multimédia de moins en moins passifs devant leurs écrans de télévision ou de smartphone, leur tablette…

Infographie : Le Monde

« On vit un moment très particulier, une révolution technologique très profonde, qui est en train de transformer le monde de la création audiovisuelle et des médias audiovisuels, a expliqué, fin mars, le PDG du Groupe TF1, Rodolphe Belmer, s’exprimant devant l’Association des journalistes économiques et financiers (AJEF). Cela a créé des usages de consommation digitale individuelle sur un appareil mobile, avec de grands acteurs tels que Facebook et YouTube, qui ont créé un écosystème de vidéos et de données. Il se passe la même chose sur la télévision aujourd’hui avec l’adoption des Smart TV, qui permettent, entre autres, le développement d’une consommation audiovisuelle à la demande. »

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Celui qui fut directeur général de Canal+ (2003-2015) ne peut que constater l’érosion de la télévision dite « linéaire », dont la grille des programmes est diffusée par les ondes. « En France, il est question d’une baisse de la durée d’écoute individuelle de 4 % par an, explique-t-il. Sur la cible commerciale de TF1, celle sur laquelle nous vendons nos espaces publicitaires aux annonceurs, on parle là de − 9 % par an. » Car, lorsque l’audience baisse, la publicité aussi, tandis que, pour TF1, le coût de diffusion hertzienne sur la TNT est de l’ordre de 25 millions d’euros par an.

C’est aux Etats-Unis que l’érosion de la télé traditionnelle est la plus spectaculaire, au point que la plateforme YouTube y revendique, depuis 2024, le statut de première chaîne de télévision – quitte à susciter l’agacement des groupes audiovisuels historiques (Disney, Paramount, NBCUniversal…). Le baromètre mensuel des audiences publié par l’Institut américain Nielsen place régulièrement YouTube en tête des audiences TV, toutes diffusions confondues (câble, streaming, hertzien). C’était encore le cas en avril, où YouTube, déjà no 1 en février et en mars aux Etats-Unis, affichait une part d’audience de 12,4 % de l’ensemble des heures d’écoute de la télévision – devançant The Walt Disney Company (ses chaînes en live et ses sept jours de replay, ainsi que ses plateformes Disney+ et Hulu), Paramount ou encore NBCUniversal. YouTube fait aussi bien mieux que Netflix, la plateforme vidéo par abonnement, et ses 7,5 % d’audience.

 

« Plateformisation » des chaînes

Alors que la part de la TNT dans l’audience des télévisions baisse, les chaînes se « plateformisent » pour aller chercher leurs publics en ligne, de la jeune génération, née avec Internet, aux boomeurs (au-delà de 60 ans) qui ont connu, dès leur plus jeune âge, la télévision hertzienne – en noir et blanc, pour les plus anciens. Avec ce changement de paradigme audiovisuel, téléspectateurs et auditeurs décident de leurs programmations télé, radio et vidéo.

Mais ont-ils gagné au change ? Dans les années 1960-1970, il n’y avait pas l’embarras du choix, avec, en France, seulement deux, puis trois chaînes de télévision diffusées de façon monolithique, selon une grille des programmes figée à l’avance. Pour Olivier Bomsel, ancien professeur d’économie à l’Ecole des mines de Paris, « ce qui change fondamentalement, c’est que le broadcast [télédiffusion d’un même contenu vers une multitude de récepteurs] avait le monopole du direct, de l’instantanéité, permettant à la radio et la télé d’agréger des programmes autour d’actualités que tous les autres médias (presse, cinéma) livraient en différé ». Aussi, « la perte de ce monopole – celui de la synchronisation sociale – a donné accès au direct par 1 000 autres médias et [permet] de consommer la fiction en temps choisi ; il n’y a plus aucune raison d’écouter la radio ou la télé pour être à l’unisson de la société, ni de regarder la TV pour voir de la fiction ».

Au total, dans l’Hexagone, le cap du tiers de la consommation télé et vidéo se faisant sur plateforme numérique a été franchi en 2024, avec 36 % des Français. Et, d’ici à la fin de l’année 2025, d’après Médiamétrie, plus de 10 % de foyers français, soit environ 6 millions de personnes, n’auront pas de téléviseur. Mais ces non-équipés sont de gros consommateurs de plateformes numériques – avec leurs smartphones et leurs tablettes –, au détriment des chaînes linéaires.

Infographie : Le Monde

Le téléspectateur est, en tout cas, passé de la rareté des programmes à leur profusion, caractérisée par la profondeur des catalogues : films, séries, documentaires ou émissions. « Pour le public, la généralisation du replay [télé de rattrapage] est d’abord synonyme de plus grande autonomie dans l’accès aux programmes : choix du moment comme de l’écran et, du coup, de l’endroit. L’abondance représente le deuxième point d’inflexion, avec les plateformes gratuites des groupes leaders qui vont bien au-delà du simple replay de leur antenne. Le choix est devenu colossal ! », souligne l’expert audiovisuel Philippe Bailly, fondateur de NPA Conseil.

Selon lui, il y a en France près des 100 000 heures de programmes disponibles rien que sur les plateformes TF1+, France.tv, M6+, Arte.tv et RMC BFM Play, issues de chaînes traditionnelles. Avec Canal+ et les principaux services de SVOD (vidéo à la demande par abonnement), que sont Apple TV+, Disney+, Max, Netflix, Paramount+ et Amazon Prime Video, on est bien au-delà des 200 000 heures de programmes en ligne. Cette « plateformisation » engendre une hyperfragmentation de l’offre, ce qui complique la mesure d’audience – nerf de la guerre audiovisuelle. Les téléspectateurs se retrouvent, eux, avec un fil à la patte, passant des chaînes gratuites de la TNT, où l’accès avait l’avantage de l’anonymat, à de l’audiovisuel payant par leurs abonnements box où les opérateurs télécoms collectent leurs données personnelles.

 

Le hertzien n’est pas mort

Bien sûr, le hertzien est loin d’être mort. Si les chaînes C8 de Vivendi (propriété de Vincent Bolloré) et NRJ12 de NRJ (de Jean-Paul Baudecroux) ont dû cesser d’émettre le 28 février sur décision du régulateur de l’audiovisuel, l’Arcom, leurs fréquences ont été attribuées à deux nouvelles chaînes gratuites : T18 de CMI (de Daniel Kretinsky), qui émettra à partir du 6 juin, et Novo19 du groupe Ouest-France, qui sera lancée à son tour le 1er septembre. C’est aussi le 6 juin qu’entre en vigueur le nouveau plan de numérotation universel, identique de la TNT jusqu’aux box.

Il n’en reste pas moins que l’avenir de la TNT semble scellé, du moins en Europe, où Bruxelles a obtenu auprès de la Conférence mondiale des radiocommunications – organisée par les Nations unies par le biais de son Union internationale des télécommunications – la garantie que les « fréquences en or » de la bande UHF (ultra-haute fréquence), allant de 470 MHz à 694 MHz, resteront allouées à la TNT jusqu’en 2031. Après cette date, celles-ci ont de grandes chances d’être attribuées tout ou partie aux opérateurs mobiles européens, pour la 5G et la future 6G. L’Arcom, elle, a renouvelé les autorisations de TF1 et de M6 sur la TNT jusqu’en 2033.

A ce jour, seule la Suisse a éteint sa TNT, en 2019. « Plusieurs pays d’Europe – Allemagne, Finlande, Suède, Danemark, Pays-Bas, Suisse – constatent une diminution du nombre de leurs multiplex de la TNT [un multiplex regroupant plusieurs chaînes de télévision diffusées sur une même fréquence ou signal] : la bande attribuée à la TNT y devient donc disponible pour d’autres usages, comme les réseaux mobiles. Les Etats membres, réunis au sein du RSPG [Radio Spectrum Policy Group], prévoient de remettre en juin un rapport en consultation publique sur les évolutions envisageables à terme dans cette bande », explique Gilles Brégant, directeur général de l’Agence nationale des fréquences.