Ces « fixettes » qui prennent une importance démesurée : « J’ai vécu ce délire tout seul, sans que personne s’en aperçoive »

 

Fixer son attention sur un sujet de niche peut être une pratique envahissante, elle n’en reste pas moins une forme d’évasion. Contrairement à une passion, qui obnubile le temps d’une vie, la fixette retombe un jour ou l’autre, aussi soudainement qu’elle était arrivée.

Par Djaïd Yamak

 

Publié le 14 juin

 

 

 

La collection de boîtes de haricots blancs à la sauce tomate, de Captain Beany, à Port Talbot, Royaume-Uni, 2021. Photo extraite de la série « Antiques of the Future », de Callum O’Keefe. CALLUM O’KEEFE

 

Quand elle débarque dans un appartement, Lola Courel, une Parisienne de 25 ans, ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil au plafond. Si une chaise ou un meuble traîne dans les parages, et que la situation le lui permet, elle n’hésite pas à grimper dessus, puis à toquer. Une question l’obsède : s’agit-il d’un vrai ou d’un faux plafond ? Elle sait d’expérience qu’un bruit creux est le signe d’un plafond suspendu (un faux plafond), une structure qui ne supporte aucune charge lourde. Un bruit sourd signifie, au contraire, que le plafond est porteur (un vrai plafond).

Comment en est-elle venue à focaliser son attention sur ces surfaces généralement planes qui délimitent la hauteur d’une pièce ? En 2021, elle participe à un cours de pole dance. Une révélation. La jeune femme, productrice de contenus chez Brut, se passionne pour cette discipline sportive et artistique. Elle souhaite la pratiquer quotidiennement. « Je voulais en faire toute ma vie », dit-elle. Problème : les cours sont trop chers. Lola Courel se dirige vers une option moins coûteuse : pratiquer l’activité chez elle. Elle cherche à installer une barre dans son studio. En toquant contre son plafond à cette occasion, elle découvre, à son grand malheur, qu’il s’agit d’un faux. Après avoir écumé les forums, elle décide tout de même d’installer une barre de pole dance, malgré le peu de prises de la structure. L’opération échoue, mais l’obsession du faux plafond perdure.

La genèse de cette affaire est racontée dans le podcast « Fixette », créé par Rafael Janosevic et Oriane Chouaoui. Ces Parisiens de respectivement 29 et 25 ans ont lancé ce format pour documenter les passions singulières, ces obsessions passagères qui s’invitent subitement dans le cours d’une existence et y prennent une place parfois démesurée. Sur un ton léger et humoristique, ils donnent le micro, le temps d’une heure, à une personne qui raconte l’histoire de sa fixette. Un terme auquel ils attribuent un sens positif. « Une fixette est un sujet qui occupe pleinement notre esprit sur un temps limité, et dans lequel on investit du temps, de l’énergie, parfois de l’argent », affirme Rafael Janosevic.

Ils tiennent à distinguer la fixette de la manie ou des troubles obsessionnels, chargés d’un sens médical. Chercher une solution pour installer une barre dans un espace réduit a fait bifurquer l’attention de Lola de l’univers de la pole dance au monde du bricolage. « La fixette est un sujet sur lequel on entre sans s’y attendre, qui est très rapide et intense au démarrage », explique Oriane Chouaoui. Une rencontre, un obstacle, un hasard du quotidien : l’amorce de la fixette est souvent aussi inattendue que la fixette elle-même.

 

« J’ai vécu ce délire tout seul »

Une bibliothèque parisienne, dans les années 1970. Jérôme Hesse, haut fonctionnaire à la retraite et écrivain, 66 ans aujourd’hui, 14 ans à l’époque, se promène dans les rayons lorsqu’un livre sur l’histoire de Louis XVII lui tombe entre les mains. Il le feuillette et se prend tout de suite de passion pour cet enfant-roi incarcéré à l’âge de 8 ans avec son père, Louis XVI, et sa mère, la reine Marie-Antoinette, dans la prison de la tour du Temple, à Paris.

Obsédé par le « destin mystérieux de cet enfant martyr de la Révolution », l’adolescent d’alors achète de nombreux livres sur le sujet. « J’étais devenu monomaniaque de Louis XVII », confie-t-il. Il s’identifie au destin de ce garçon mort en prison, pour lequel il ressent une « forme de fraternité inconsciente ». « Plus tard, j’ai compris que j’avais fait une sorte de transfert, car j’étais un enfant esseulé et solitaire, malheureux dans une famille dysfonctionnelle. »

Son intérêt pour Louis XVII prend une place de plus en plus grande dans sa vie. Il ne travaille plus et finit par déserter l’école. « J’ai vécu ce délire tout seul, sans que personne s’en aperçoive. » A ses 17 ans, il s’invite sur le plateau de télévision « Les Dossiers de l’écran », sur la deuxième chaîne de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF).

Il se passionne pour « l’énigme du Temple », une controverse autour de la mort du jeune prince. Jérôme Hesse plonge dans ce microcosme complotiste, au point de créer une association de « naundorffistes », dont les membres sont convaincus que Karl-Wilhelm Naundorff, un horloger prussien, n’était autre que Louis XVII et qu’il aurait survécu à sa détention. « C’était surréaliste », dit-il aujourd’hui.

 

« Je voulais m’évader »

Fixer son attention sur un sujet de niche n’en demeure pas moins une forme d’évasion. En vacances au cœur du Poitou quand elle était adolescente, dans les années 1990, Marie (le prénom a été modifié), enseignante spécialisée à Paris, tombe sur une pile de magazines de Télérama entassés dans le grenier d’une maison. Passionnée de cinéma, elle emporte plus de 1 000 numéros parus entre 1965 et 1985, chez elle, à Paris. Trois trajets de voiture plus tard, tous les magazines sont empilés dans son logement. Lorsqu’un vieux film passe à la télévision, elle cherche dans sa collection de magazines la critique correspondante. Elle ne s’intéresse qu’à ces numéros d’époque. Abonnée à l’hebdomadaire, elle ne conserve pourtant pas les numéros récents. « Je voulais m’évader. Trouver le numéro et la critique du film me faisait voyager dans le temps. C’était une pause, notamment dans la relation conflictuelle que j’avais avec ma mère. »

Parfois, la fixette peut vous conduire non pas à remonter le temps comme si vous pilotiez la DeLorean de Retour vers le futur, mais aux frontières de la légalité. Dans la ville de Pau, en raison de l’étrange focalisation d’un individu du coin, des lettres U d’enseignes de commerce disparaissent mystérieusement dans la nuit, depuis trois ans. Les noms des enseignes Le Palais de la chaussure ou Du pareil au même ont été amputés de leurs U. Certains commerçants portent plainte. D’autres s’accommodent de cette perte de voyelle. Cette fixette typographique alimente les hypothèses les plus fantasques sur les motivations de cet hurluberlu. L’accumulation d’objets ou de motifs peut parfois s’inscrire dans une perspective artistique. C’est le cas du Britannique Ben Wilson, qui écume les rues de Londres à la recherche de chewing-gums jetés par terre, pour ensuite les transformer en œuvres d’art.

 

 

 

La collection d’aspirateurs de James Brown, à Derbyshire, au Royaume-Uni, en 2022. Photo extraite de la série « Antiques of the Future », de Callum O’Keefe. CALLUM O’KEEFE

 

Les fixettes ne seraient pas uniquement liées à une rencontre fortuite avec un objet particulier, mais également au caractère plus ou moins potentialisant des médias d’une époque, qui permettent de découvrir de nombreux sujets. « Dans les années 1970, il y avait peu de radios et de chaînes de télévision. On vivait dans un univers restreint où chaque source d’information avait son importance », affirme Jérôme Hesse, l’ancien passionné de Louis XVII. Aujourd’hui, Internet a multiplié les possibilités de s’intéresser à des sujets très spécifiques, pointus, et déclencheurs de fixettes.

Thibaut Thomas, consultant en prospective, a vécu l’arrivée de la navigation Web comme une ouverture à une infinité d’univers de niches. « On pouvait aller consulter le site de la NASA, écouter un album de pop japonaise sans se heurter au refus du disquaire du coin. » Un monde où les centres d’intérêt ne sont plus conditionnés par le catalogue du centre de documentation et d’information d’un collège ou par les rayons de la Fnac la plus proche. « Il y a une abondance d’informations, de signes et de contenus permettant à chacun d’avoir la quasi-certitude d’assouvir, jusqu’à un point paroxystique, sa fixette », affirme Justin Poncet, directeur de l’institut d’études Opsci.

Les lubies se socialisent

 

Cette bifurcation vers un sujet d’intérêt inattendu est appelée, dans le jargon des utilisateurs d’Internet, rabbit hole (« terrier de lapin »). Une métaphore empruntée au roman Les Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865), de Lewis Carroll. L’héroïne aperçoit un lapin blanc pressé tenant une montre à gousset et se met à le suivre. « Entraînée par la curiosité, elle s’élança sur ses traces à travers le champ, et arriva tout juste à temps pour le voir disparaître dans un large trou au pied d’une haie », lit-on dans l’incipit du livre. Ces terriers de lapin seraient aujourd’hui encore plus nombreux. « Il y a cent ans, tu n’avais pas accès à autant de fixettes potentielles. Aujourd’hui, avec Internet, tu peux développer une fixette sur du true crime [“crime vrai”] comme sur des poèmes de Baudelaire », affirme Rafael Janosevic. Dans cette extension du domaine de la fixette, il n’est pas rare de voir apparaître, pour chaque sujet d’intérêt, un groupe ou une communauté correspondants.

Les lubies se socialisent. Dans un groupe Facebook d’amateurs de Peugeot 406 Coupé, un jeune détenteur d’un modèle industrialisé par la marque française en 1998 se manifeste : « Propriétaire de cette 406 Coupé phase 1 2l 16s depuis deux mois et c’est un vrai plaisir ! S’il y a des coupés dans l’Oise, au plaisir ! » Au restaurant, avec sa mère, Rafael Janosevic se met à faire une fixette sur les ramens, mets emblématique de la gastronomie japonaise. Attiré par la simplicité du plat, et toutes les possibilités de recettes déclinables, il fait des recherches sur Internet. Sur le réseau social américain Reddit, il fait la découverte de Ramen_Lord, un influenceur spécialisé sur le sujet. Un monde s’ouvre à lui. Dans cette fixette culinaire, une idée le poursuit : découvrir toutes les variantes de ce plat. Au zénith de cette focalisation, il part pour le Japon, où il goûte près de 35 recettes de ramens différentes (sur 80 repas), en six semaines. « J’ai fait un tableau Excel pour noter à chaque fois où c’était, quel type de ramen c’était, si je l’avais aimé ou pas », explique-t-il.

La fixette prend fin lorsqu’il s’essaye à cuisiner un ramen chez lui. Estimant qu’il ne parviendra jamais à en reproduire un aussi bon que celui qu’il a récemment goûté dans un restaurant japonais, il baisse les bras. Contrairement à une passion, qui obnubile le temps d’une vie, la fixette retombe un jour ou l’autre, aussi soudainement qu’elle était arrivée. En emménageant dans un nouvel appartement, Lola Courel pense avoir décroché le précieux sésame, un studio avec un vrai plafond. Mais elle déchante une nouvelle fois, lorsqu’elle découvre qu’il s’agit d’un faux. Elle installe alors une barre sur socle de fixation. Et touche le plafond de sa fixette. « Une fois que le problème a été résolu, la fixette m’a quittée. »

D’autres lâchent l’affaire lorsqu’ils comprennent que l’investissement dans cet objet prend des proportions trop importantes. Dans sa fixette pour Louis XVII, qui l’a occupé de ses 14 à ses 18 ans, Jérôme Hesse commence à frayer avec des cercles réactionnaires et royalistes. Il saisit alors que sa lubie pour le personnage historique est moins politique que romanesque. « J’ai senti que je m’approchais de trop près d’une ligne rouge. Je fréquentais des milieux avec qui je n’avais pas envie d’être, dans un entre-soi étouffant, où tout le monde pense comme vous. » Dans un journal qu’il a lui-même créé, il qualifie, dans un article, un « type d’une branche collatérale » de la famille de Karl-Wilhelm Naundorff d’imposteur. Quelques semaines plus tard, il est convoqué au tribunal. Ne pouvant apporter la preuve de cette imposture, il est condamné pour diffamation. « Là, je me suis dit : “Bon, on va arrêter.” »

 

« Un impact direct sur la santé mentale des jeunes »

Lorsqu’elles s’évanouissent, les fixettes peuvent laisser des traces et se muer, parfois, en expertises. En goûtant au plaisir de la recherche avec sa fixette, Jérôme Hesse en est venu à l’écriture de plusieurs livres d’histoire. Devenue spécialiste en détection de faux plafonds, Lola Courel partage volontiers son savoir avec les personnes qui souhaitent installer une barre de pole dance à leur domicile. Elle ne peut s’empêcher d’éprouver une forme de jalousie en entrant dans une rame de métro, où le plafond est, selon elle, idéal pour installer une barre sous pression.

Est-on, pour autant, toujours les initiateurs de nos propres fixettes ? « Les algorithmes cherchent à nous orienter vers des fixettes depuis qu’ils existent. Les plateformes elles-mêmes, pour vendre plus cher la publicité, ont besoin d’une audience qui se comporte avec des fixettes », explique Justin Poncet.

 

 

 

La collection de bouteilles de lait de Steve Wheeler, à Melksham, au Royaume-Uni, en 2024. Photo extraite de la série « Antiques of the Future », de Callum O’Keefe. CALLUM O’KEEFE

 

Les réseaux sociaux peuvent jouer un rôle actif dans l’émergence de nouvelles fixettes, selon Gustavo Gomez Mejia, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Tours. « Ce qui caractérise les fixettes est le fait que l’individu se surprend à être embarqué dans une lubie, ou un centre d’intérêt qui émerge et l’absorbe de façon provisoire. Sur Internet, les plateformes et les réseaux sociaux peuvent favoriser l’apparition de fixettes, en particulier dans l’espace du feed [“flux”], où les contenus font l’objet d’une curation algorithmique. Les contenus qui y circulent sont insérés dans une économie qui privilégie le ciblage de niches, l’hypersegmentation des publics et la maximisation de l’engagement en permanence », analyse le chercheur. Nous vivrions donc, d’une certaine manière, au temps de l’industrialisation de la fixette.

Certaines fixettes, en apparence singulières et individuelles, se popularisent au point de devenir collectives, et finissent par produire de nouveaux adeptes. Depuis que la mâchoire parfaitement dessinée est devenue un canon de beauté sur les réseaux sociaux, de nombreux ados et jeunes adultes sont obsédés par la quête de la « snatched jawline » (un maxillaire taillé à la serpe), au point de recourir parfois à la chirurgie. Chacun finit par se persuader qu’il s’agit là d’un enjeu intime, ce qui est le propre de la fixette, là où on est dans des normes comportementales algorithmiquement suscitées et entretenues.

De la fixette à l’obsession maladive, il n’y a parfois qu’un scroll. Dans les vidéos qui s’agrègent sous la trend (« tendance ») « SkinnyTok », popularisée sur TikTok, des jeunes filles entretiennent une focalisation obsessionnelle sur la minceur, en valorisant la restriction alimentaire et en incitant leur public, lui-même composé de jeunes filles, à adopter des comportements à risque. Ces injonctions se formulent à travers des mots d’ordre comme « Tu n’es pas moche, tu es juste grosse » ou « Arrête de te récompenser par de la nourriture, tu n’es pas un chien ».

Ce type de rabbit hole néfaste peut mettre à mal la santé mentale d’un public vulnérable, comme l’a alerté le sénateur de Maine-et-Loire Emmanuel Capus (Horizons), le 1er mai, lors d’une séance de questions au gouvernement. Ce dernier a interpellé la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles, Catherine Vautrin, à propos de la tendance « SkinnyTok » : « Les contenus associés, souvent présentés sous des apparences anodines ou esthétiques, peuvent avoir un impact direct sur la santé mentale des jeunes en contribuant à la dévalorisation de l’image corporelle, à l’obsession du contrôle du poids, voire à l’émergence de troubles du comportement alimentaire. »

Rafael Janosevic défend une éthique de la fixette. Il voit dans cette occupation temporaire de l’esprit un moyen potentiel de s’extraire des contenus auxquels les réseaux sociaux exposent. Un éloge de la lenteur, une gourmandise pour la connaissance. « Une amie s’est mise à apprendre le turc. On lui a dit que ce n’était pas une langue utile pour le business. Les gens n’ont pas compris qu’elle le faisait uniquement pour le plaisir d’apprendre cette langue. » Il poursuit : « La fixette est un mécanisme d’adaptation, une stratégie de défense pour se prémunir des effets négatifs du monde dans lequel on vit. Il n’y a pas d’élitisme de la fixette. L’idée, c’est de voir de l’intérêt dans tout, pas seulement dans ce qui est établi socialement comme intéressant. » Dans un faux monarque comme dans un faux plafond.

 

Djaïd Yamak