Ne plus soigner : une tendance actuelle

 

Par Alexandre Monnin PHILOSOPHE

 

Derrière les discours d’efficience, d’autonomie et de prévention, un

glissement insidieux s’opère : celui d’une médecine qui renonce à

soigner. Aux États-Unis comme en France, le soin devient conditionnel,

réservé aux existences jugées « optimisables ». En s’appuyant sur le

cas du programme MAHA, les dérives du One Health, le concept

d« abandon extractif » et l’émergence d’un « eugénisme doux », cet

article analyse les ressorts politiques et idéologiques d’un renoncement

systémique au soin.

 

Et si la médecine contemporaine, loin de ses promesses de progrès, tendait

désormais vers une stratégie assumée de non-soin ? Cette hypothèse, encore

largement impensée, commence pourtant à se matérialiser sous nos yeux. Et ce, pas

uniquement comme une conséquence malheureuse de restrictions

budgétaires[1] ou d’une désorganisation, mais comme une orientation active, un

projet politique porté à bas bruit par des coalitions hétérogènes de responsables

politiques, de start-up biotechnologiques, d’experts en gestion des risques, et

parfois même de professionnels de santé.

Aux États-Unis, cette hypothèse se cristallise au travers du programme MAHA –

Make America Healthy Again – dont l’ambition n’est plus de soigner, mais

d’éviter les coûts liés au soin. Comme le formule explicitement Derek Beres, fin observateur de ces enjeux et co-animateur de l’excellent podcast Conspirituality, le

but de MAHA « n’est pas la santé, c’est l’évitement ». En France, la récente loi sur

le droit à mourir, en apparence progressiste, a été critiquée par des collectifs

antivalidistes comme une manière d’acter l’impossibilité de vivre longtemps avec

certains handicaps ou maladies chroniques.

Ce tournant ne se donne pas toujours pour ce qu’il est. Il s’abrite derrière les mots

d’efficacité, d’autonomie, de prévention, voire de soutenabilité. Il s’appuie sur des

cadres comme le paradigme One Health, censé penser la santé de manière

systémique à l’échelle des écosystèmes mais qui, en pratique, contribue à diluer les

responsabilités et à rendre invisibles les enjeux de justice sociale. Il prospère sur les

ruines de la médecine publique, sur la fatigue des professionnels du soin, sur

l’individualisation croissante des parcours de santé.

Cette dynamique ne relève pas seulement de l’austérité ou de la négligence. Elle est

renforcée, et parfois initiée, par des acteurs du secteur privé. Des entreprises

comme Function Health, qui prétendent offrir une médecine personnalisée basée

sur des tests avancés, participent en réalité à une forme de médicalisation sans soin,

l’analyse biologique devient un produit, détaché de toute visée thérapeutique

réelle.

Enfin, ce retrait organisé du soin s’inscrit dans une mutation plus vaste des

imaginaires politiques de la santé. Derek Beres toujours, dans le Guardian cette

fois, parle à juste titre d’une ère de « soft eugenics », un eugénisme doux : une

forme d’eugénisme managérial, où ne domine plus la coercition biologique mais la

modulation des accès, des incitations, des normes implicites du mérite sanitaire.

Dans ce monde, certaines vies méritent encore d’être soignées. D’autres sont

progressivement déplacées hors du champ du soin, abandonnées à elles-mêmes,

tout en continuant à alimenter des bases de données, des algorithmes, et des

modèles de gestion du risque.

Function Health et la  » root cause médecine  » : une médecine sans soin ?

La logique du non-soin trouve un prolongement dans l’écosystème des startups de

la médecine fonctionnelle, à commencer par Function Health, cofondée par Mark

Hymanmédecin star, promoteur du self-care optimisé et conseiller santé de

Robert F. Kennedy Jr. Promettant une révolution individualisée, Function Healthpropose à ses clients de mesurer plus de cent biomarqueurs pour « reprendre le contrôle sur leur santé ». Pourtant, ce qui se présente sous les auspices d’une forme d’empowerment est en réalité une mise en marché de diagnostics sans soin : les résultats des tests ne sont accompagnés d’aucune prise en charge clinique réelle, et leur utilité médicale est sérieusement mise en doute.

Dans un article du New York Times, Mark Hyman est décrit comme l’architecte

d’un empire du bien-être à la croisée du biohacking, de la médecine alternative et

d’un imaginaire post-politique de la longévité. L’article souligne la convergence

entre ses positions et celles du mouvement antivaccin ou « post-Pasteurien »

défendu par RFK Jr., fondée sur une méfiance à l’égard de la médecine

institutionnelle. Le biologiste Greg Maguire, quant à lui, dénonce Function Health

au titre d’une « arnaque façon Theranos », un modèle d’affaire jouant sur le flou

scientifique, l’auto-surveillance et la peur du déclin corporel, tout en échappant à

toute responsabilité thérapeutique.

Au cœur de cette approche se trouve la notion de « root cause medicine », qui

prétend identifier et traiter les causes profondes des maladies plutôt que de se

contenter de soulager les symptômes. Bien que louable en apparence, cette

philosophie est également au centre du programme MAHA (Make America

Healthy Again), porté par l’administration. Le récent rapport de la commission

MAHA[2] publié en mai 2025, attribue ainsi la montée des maladies chroniques

chez les enfants étasuniens à des facteurs tels que l’alimentation ultra-transformée,

l’exposition aux produits chimiques, le manque d’activité physique et le stress

chronique. Il critique également la surmédicalisation, notamment l’utilisation

excessive de médicaments et de vaccins chez les enfants, et appelle à une

réorientation vers la prévention et la recherche sur les causes profondes des

maladies.

Cependant, cette focalisation sur les causes profondes peut avoir des conséquences

problématiques. En mettant l’accent sur la prévention et la modification du mode

de vie, elle risque de délégitimer les besoins des personnes déjà malades, en

particulier celles atteintes de maladies chroniques ou de troubles

neurodéveloppementauxy compris l’autisme –, qui seraient liées à des

perturbations métaboliques ou environnementales. Si la recherche de cause

profondes est légitime, force est de reconnaître qu’elle est instrumentalisée

aujourd’hui en vue de délégitimer la recherche scientifique et les politiques de soin au profit d’une écologie pseudo-naturelle du corps performant, de la prévention

morale et de l’industrie du diagnostic.

Dans ses écrits et interventions, Hyman a laissé entendre que les vaccins,

l’accouchement hors des voies basses ou encore l’absence d’allaitement maternel

pourraient faire partie d’un cocktail « de déclencheurs » responsables de l’autisme,

qu’il considère comme une pathologie systémique avant d’être neurologique.

Function Health fournit une « autre voie » en instrumentalisant le langage de la

prévention pour proposer des diagnostics flous suivis de recommandations

nutritionnelles ou de compléments sans encadrement médical. Ce modèle repose

sur une ambiguïté stratégique : il produit l’apparence de la science, sans les

contraintes de la méthode scientifique.

Il repose également sur une chaîne extractive parfaitement huilée : rediriger

l’argent public (issu des assurances ou de subventions à la prévention) vers un

pipeline privé mêlant bilans de santé opportunistes, boutique de compléments

alimentaires, algorithmes de scoring, et promesses de longévité. Derrière son

holisme revendiqué, le mouvement MAHA apparaît pour ce qu’il est : un recyclage

opportuniste de l’idéologie MAGA. Autrement dit, un transfert massif de

ressources depuis les institutions publiques vers des plateformes privées qui

transforment le soin en business. Derrière le slogan « Make America Healthy Again

», se cache une antienne bien connue : enrichir les cercles proches du pouvoir tout

en abandonnant les populations vulnérables, déjà rendues invisibles par les angles

morts du marché de la santé.

L’ironie de cette médecine du non-soin est qu’elle s’appuie massivement sur des

dispositifs technologiques sophistiqués : capteurs, tests, algorithmes, plateformes.

Le soin est externalisé, privatisé, et converti en données. Le quantified self devient

la forme contemporaine de l’attention à soi, vidée de toute relation clinique. Ces

technologies alimentent des systèmes d’optimisation où l’important n’est plus la

guérison, mais la conformité aux normes biologiques ou comportementales. Dans

ce contexte, le patient devient un profil de risque, non plus un sujet à accompagner.

La plateformisation du soin réorganise en profondeur les régimes d’accès à la santé.

La médecine n’est alors plus un service public mais une logistique de gestion

différenciée des existences.

One Health ou la naturalisation du non-soin

Le paradigme One Health, qui vise à relier les santés humaine, animale et

environnementale, se veut à la fois holistique et préventif. Il prétend dépasser les

cloisonnements disciplinaires et penser la santé dans la durée, à l’échelle des

milieux. L’ambition, en soi, est louable – là encore. Mais dans les usages

institutionnels qu’il suscite aujourd’hui, il tend à remplacer le soin par une

idéalisation de la santé, pensée comme état d’équilibre à maintenir plutôt que

comme situation toujours à reprendre, négocier, réparer.

Ce glissement est ancien. Il s’inscrit dans une tradition critique de la médecine

occidentale, présente jusque dans les mèmes orientalistes à propos de la médecine

chinoise («dans la Chine ancienne, les médecins étaient rémunérés tant que leurs

patients restaient en bonne santé »). Selon cette vision, tomber malade

équivaudrait à un échec moral et/ou écologique. Une rupture de l’harmonie dont la

médecine, le patient ou l’environnement seraient potentiellement responsables. Le

soin est ainsi discrédité au profit de la prévention (évitement de la maladie mais

aussi évitement du soin lui-même), puis de la simple « hygiène de vie » – jusqu’à

devenir suspect (on pense ici au thème de la « peur de mourir », usé jusqu’à la

corde pendant les confinements liés à la pandémie de Covid-19 pour délégitimer le

soin).

Comme le souligne la note incisive publiée par l’association Winslow Santé

Publique, One Health devient alors un « mot d’ordre épistémique » : suffisamment

flou pour agréger chercheurs, institutions et thérapeutes alternatifs mais trop

imprécis pour susciter des actions concrètes. Ce flou n’est pas neutre. Il permet de

relativiser les demandes d’action immédiate, en invoquant une perspective

systémique, lointaine, future. On parle de microbes et de milieux, on « prend de la

hauteur » tout en abandonnant les personnes malades ici et maintenant, notamment

celles souffrant du Covid long ou d’autres pathologies différées.

Plus grave encore : cette « prise de hauteur » s’accompagne d’un transfert de

schèmes idéologiques issus de l’écologie réactionnaire. Le retour à la nature se

double d’une défiance vis-à-vis des vaccins, des traitements, de l’intervention

médicale. Dans certains discours, relayés par exemple par la journaliste Marie-

Monique Robin, la fusion avec le monde microbien devient un idéal, et la

prévention sanitaire, une intrusion[3]. On célèbre « l’immunité naturelle » pour

mieux fustiger l’intervention publique. Des deux côtés de l’échiquier politique.

Sous couvert d’intégration des savoirs, le One Health organise en réalité une double

démission : institutionnelle, d’abord, en se dégageant de toute responsabilité

immédiate ; cognitive, ensuite, en affaiblissant la distinction entre pathogène et

environnement. Il participe ainsi pleinement du paradigme du non-soin.

Une autre logique traverse ces dynamiques : un catastrophisme vitaliste, qui prend

racine à la fois dans certaines critiques de la modernité médicale et dans un rapport

idéalisé à la « nature ». Face aux dégradations écologiques, le réflexe n’est plus de

renforcer les capacités collectives de soin. Il s’agit désormais de retrouver une

forme de pureté corporelle ou environnementale perdue. Cette quête se traduit par

l’apologie du jeûne, du contact avec les microbes, de la « vitalité » naturelle – et la

dénonciation des traitements, des masques, des vaccins comme autant d’artefacts

« toxiques ». Elle entretient une confusion entre médecine industrielle et médecine

publique, et reformule le soin comme une purification individuelle. Là encore, le

paradigme du non-soin prospère non pas en contradiction avec l’écologie, mais

bien davantage au nom d’une écologie mal pensée, orientée vers le refus de

l’artifice plutôt que vers l’organisation solidaire de la soutenabilité.

Cette écologie du non-soin n’est pas neuve. Elle puise dans une généalogie critique

Ivan Illich tient lieu de figure tutélaire. Sa dénonciation de l’iatrogénie, des

professions médicales et de la médicalisation de la vie reste aujourd’hui une

référence centrale, souvent mobilisée par des discours « alternatifs » à la médecine.

Or cette critique a changé de camp : d’arme contre l’industrie pharmaceutique, elle

devient ressource idéologique pour désarmer la médecine publique au profit des

marchands de compléments alimentaires, d’algorithmes et de tests en tous genres.

Le mythe d’un retour à l’harmonie naturelle, débarrassée des intrusions techniques,

alimente aujourd’hui une écologie vitaliste parfois indistincte des idéologies de

droite libertarienne ou survivaliste. L’appel à « ne pas tomber malade » devient un

substitut direct au droit au soin – voire une norme visant la purification des plus

méritants dans un monde saturé de toxicités (et de modernité).

Extractive abandonment et soft eugenics : organiser le tri

Dans ce monde du non-soin, l’abandon n’est ni un effet secondaire ni une faute

mais un principe actif de gestion. Le concept d’extractive abandonment, formulé

par Beatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant dans Health Communism, désigne une situation où les populations vulnérables sont à la fois exclues de la prise en charge, et maintenues dans des dispositifs qui extraient de la valeur de leur existence, sans compensation, ni reconnaissance, ni soutien.

Ce paradigme, qui organise le retrait actif de l’État ou des institutions médicales,

s’appuie sur une économie politique éminemment problématique : les malades

chroniques, les personnes handicapées ou marginalisées deviennent des sources de

données, des objets d’expérimentation, des supports de tests – mais sans accès réel

à des soins. Dans le meilleur des cas, elles sont orientées vers des parcours de

« self-care » algorithmique, où la personnalisation de la gestion de santé dissimule

une désinstitutionnalisation complète.

 

Ce processus rejoint l’eugénisme doux. Loin des formes brutales et déclarées du

XXe siècle, ce nouveau tri sanitaire est diffus, technicisé, comportemental. Il

repose sur des critères d’optimisation et de rendement. La question n’est pas « qui

doit vivre ? » mais « qui vaut l’investissement ? ». Les profils « compliance-ready »

sont favorisés. Les autres, invisibilisés, écartés. On ne les nomme plus : ils

ne rentrent simplement pas dans les catégories de priorisation.

Les outils du tri sont eux-mêmes naturalisés : scores de risque, modélisations

comportementales, benchmarks de longévité ou de style de vie. Ils s’imposent

comme des normes sans débat. Julia Doubleday, dans une note récente pour The

Gauntlet, pointe une dimension décisive de ce glissement : la santé publique cesse

d’être pensée comme un bien commun, et devient une performance individuelle,

mesurée, scorée, marchandée. La médecine elle-même, soumise à l’austérité, finit

par abandonner ses missions fondamentales : observer, diagnostiquer, soigner. Elle

se contente de prévenir – et encore, seulement pour ceux qu’on juge capables – et/

ou suffisamment méritants.

Dans ce contexte, le soin est relégué à la marge, et celles et ceux qui ne peuvent se

conformer aux normes du corps performant sont littéralement « laissés à l’écart ».

Moins par mépris explicite que par un mélange d’indifférence technocratique et de

pragmatisme budgétaire.

Cette idéalisation de la prévention appelle une mise en garde. Loin d’être

intrinsèquement opposée au soin, la prévention a longtemps constitué une avancée

majeure de la médecine sociale : campagnes de vaccination, médecine du travail,

hygiène publique, politiques de dépistage… Autant d’acquis issus des luttes

collectives et des savoirs institutionnels. Le tournant actuel consiste moins àvaloriser la prévention qu’à la retourner contre les malades. Ce n’est plus la santé

publique qui se renforce mais une responsabilité individualisée du « bien se

porter » qui légitime l’abandon de celles et ceux qui ne peuvent s’y conformer. La

prévention devient une rhétorique de la culpabilité, où le soin est indexé sur la

conformité à un mode de vie puissamment normé.

Repolitiser le soin

Ce que révèlent les cas étudiés – MAHA, Function Health, One Health, ce n’est pas

seulement un échec des politiques sanitaires contemporaines mais une

transformation radicale de ce que nous appelons la « santé » ou le « soin ». Le soin,

loin d’être un socle partagé de nos sociétés, est en train de devenir une variable

d’ajustement, un privilège, une option.

Cette tendance est d’autant plus problématique qu’elle ne se présente pas comme

telle. Elle avance sous une pluralité de masques ceux du pragmatisme, de

l’innovation, de la prévention mais aussi de l’écologie, d’une vision plus

« holistique » et pleine de sens, et de la liberté de choisir. Elle substitue au droit au

soin un devoir de performance ; à la médecine, une ingénierie du tri ; au

thérapeutique, un récit de responsabilisation individuelle. Ce que l’on nous propose

n’est pas moins de soin – c’est un monde sans soin, ou du moins réservé à celles et

ceux qui peuvent en justifier la rentabilité sociale ou biologique.

C’est là que la convergence devient troublante. Car ce paradigme du non-soin, loin

d’être réservé au trumpisme ou à la droite libertarienne, trouve des échos dans

certains pans de la gauche et de l’écologie politique. Il repose sur une série de

structures partagées, bien que parfois contradictoires :

Une « biopolitique négative » – selon la définition de Benjamin Bratton : refus

d’intervenir collectivement sur les milieux de vie, rejet de toute régulation sanitaire

ou environnementale sous prétexte de défendre des libertés individuelles. Cette

posture a entravé la mise en place d’infrastructures collectives de soin pendant la

pandémie, elle concerne également les politiques écologiques.

Une responsabilisation individualisée l’autonomie devient injonction à

l’autosurveillance : bien se nourrir, bien s’exposer, bien gérer son stress (ou son

empreinte environnementale). Mais sans jamais reconstruire les conditions

collectives du soin ni reconnaître l’inégale capacité des individus à le faire.

Une quête de purification par la nature (et l’effort) à travers le sport, les

régimes, les huiles essentielles, l’exposition aux microbes, etc. Cette quête valorise

un corps en harmonie avec un « milieu naturel » et disqualifie les infrastructures

médicales jugées artificielles ou toxiques. Le soin est alors redéfini comme

retour méritoire à l’origine ou à l’équilibre, en lieu et place d’un accompagnement

institutionnalisé.

Une foi partagée dans l’auto-optimisation qu’elle passe par les algorithmes,

le quantifying-self ou les routines « naturelles », elle légitime un tri silencieux

entre les corps adaptables (et disposés à s’adapter) et les autres. La surveillance

remplace l’attention, la donnée remplace la relation, le test remplace le soin.

Ainsi, sous couvert de libération individuelle ou de vision plus systémique, se met

en place une architecture du tri : une santé sans soin, une médecine sans clinique –

une écologie sans solidarité.

Contrairement à une vision simpliste qui opposerait un État providentiel déclinant à

un secteur privé envahissant, le retrait du soin s’opère aujourd’hui par une

transformation active de l’action publique. L’État ne disparaît pas : il prescrit,

organise, finance, externalise. Il se fait plateforme, courtier de services, émetteur

d’appels à projets. En matière de santé, cela signifie le financement de dispositifs

de prévention algorithmique, l’encouragement de solutions « innovantes » portées

par des start-ups, ou encore le remboursement indirect de produits encore non

éprouvés. Ce nouveau régime n’est pas une absence de soin, c’est une délégation

programmée du soin à des acteurs dont l’objectif premier n’est pas le soin mais la

rentabilité. L’État ne s’efface pas en totalité : il administre la privatisation du soin.

Si les politiques de redirection écologique que nous défendons par ailleurs posent la

question du renoncement à certaines infrastructures, activités ou trajectoires, elles

ne sauraient en aucun cas s’aligner sur une logique de renoncement au soin.

Rediriger, c’est savoir à quoi l’on renonce – mais aussi à quoi il est inacceptable de

renoncer. Et le soin, ainsi que les politiques publiques qui lui sont attachés, en tant

que conditions minimales d’attention mutuelle et d’habitabilité du monde, en font

incontestablement partie.

 

Alexandre Monnin

PHILOSOPHE , DIRECTEUR SCIENTIFIQUE D’ORIGENS MEDIA LAB ET

PROFESSEUR À L’ESC CLERMONT BUSINESS SCHO

 

Collé à partir de <https://environnementsantepolitique.fr/2025/06/13/ne-plus-soigner-une-tendance-actuelle-2/>