«Les meilleurs brouteurs n’ont aucune pitié» : au Nigeria, la vie secrète des arnaqueurs du cœur
par Célian Macé
23/07/2025
Les beats qui jaillissent en saccade des enceintes recouvrent le bruit des vagues de l’Atlantique. La nuit est tombée : le Wave Beach, plage privée de la très chic péninsule de Lekki, à Lagos, s’échauffe. Le hypeman – entre un rappeur, un DJ et un chauffeur de salle – hulule : «Yahooooo, yahooooo.» Hommage à sa clientèle du dimanche soir : ceux qu’on appelle ici les «Yahoo Boys» (ou «brouteurs» en Afrique francophone), les arnaqueurs en ligne. Le Nigeria compte des dizaines de milliers de ces petits princes du scam. A Lagos, le Yahoo est devenu un secteur économique gigantesque, en même temps qu’un art de vivre et une culture.
Au Wave Beach, comme ailleurs, on reconnaît sans peine les Yahoo Boys à leur style. Baggys, lourdes chaînes et montres en or, bobs ou casquettes. Sur la terrasse du club, ils forment des groupes de cinq ou dix. Presque toujours accompagnés de filles. Ils se filment beaucoup, commandent beaucoup, fument beaucoup. Une brise de cannabis souffle sur la plage. Dans ce pays où 56 % des habitants vivaient sous le seuil de pauvreté en 2024, selon la Banque mondiale, les jeunes clients du Wave Beach flambent et le crient à la face du monde – sur ces mêmes réseaux sociaux qui ont fait leur soudaine fortune.
«La première fois que j’ai encaissé, quel putain de bonheur, mec ! Je planais. Mon client était un Polonais. Ça m’a pris deux mois.» Michael (1) a 26 ans et les dents du bas écartées. Il joue avec un élégant mouchoir à carreaux, affalé dans le fauteuil d’une chambre d’hôtel discrète de Lagos où il a accepté une rencontre. Il préfère le terme «Ozo Boy» à celui de «Yahoo Boy», inventé il y a vingt ans, au temps des arnaques par mail de la messagerie Yahoo. Une époque qu’il n’a pas connue.
Les Yahoo Boys ont leur hiérarchie
Michael est dans le business du scam depuis 2017. Comme tout le monde, il a commencé en suivant un «format», une sorte de protocole d’arnaque clé en main, qui se partage ou s’achète sur les réseaux nigérians. Puis il a peu à peu développé sa propre technique. «J’ai inventé et fignolé le scénario tout seul», se vante-t-il. Michael se fait passer pour une jeune Américaine, évidemment sexy, en route pour rejoindre son amant virtuel. Sa cible. En chemin, sa voiture tombe en panne – photos à l’appui. Elle a besoin d’un virement rapide pour payer les réparations et arriver à bon port. «Simple et efficace.»
Ces temps-ci, Michael préfère cependant le chantage à la sextape. Sur son téléphone, il fait défiler sans broncher les vidéos d’hommes, jeunes garçons le torse bombé, vieux messieurs moustachus qui se filment sexe à la main. Ses victimes (il dit «client», «bébé» ou «maga»), chauffés par des discussions pornographiques sur des applis de rencontre, lui envoient volontairement ces images de masturbation. Il suffit, ensuite, de les menacer de diffuser les vidéos. «Celui-là, paniqué, a volé 20 dollars à sa mère pour payer avant d’aller au lycée», se marre-t-il.
A Lagos, le 12 mai 2025. Michael, 26 ans, est dans le business du scam depuis 2017. (TAIWO AINA/Libération)
Michael est habile, mais il reste un gagne-petit. Les Yahoo Boys ont leur hiérarchie. Au sommet, les plus grosses pointures de la galaxie du scam – des «génies», selon Michael – crament leurs dollars américains ou australiens, leurs livres britanniques ou leurs euros au Quilox, le club le plus en vue de Lagos. Ils y côtoient les stars de l’afrobeat, qui alimentent la culture Yahoo autant qu’ils s’en nourrissent. «Chopez les updates, c’est comme ça que vous choperez l’argent», rappe Burna Boy, le numéro 1 des chanteurs nigérians, en yoruba. Dans le lexique des Yahoo Boys, une update est un nouveau format, une mise à jour ou une amélioration d’un protocole d’arnaque.
«Ces gamins veulent le style de vie qu’ils voient à la télé», souffle John. Il connaît particulièrement bien les Yahoo Boys pour les traquer depuis des années. Cet agent baraqué de la Commission des crimes financiers et économiques (EFCC) travaille au sein du département spécialisé dans la lutte contre la cybercriminalité. Il tient à casser le mythe d’une organisation de type mafieuse, pyramidale. «Il y a bien un réseau d’échange, notamment des formats, des updates ou des listes de cibles, mais certainement pas de structure unifiée et verticale, décrit-il en sirotant un jus de mangue. Parfois, ils travaillent en petit groupe de cinq ou six, sous la houlette d’un “master” qui loue un appartement, fournit des téléphones, des repas, des drogues, des filles et prend un pourcentage de leurs gains en échange.»
«D’où croyez-vous qu’ils ont tout ce fric ?»
Au Rhapsody, boîte branchée sur un rooftop du quartier d’Ikeja, les tables du coin VIP – celles où l’on ne commande qu’à la bouteille, pas au verre – sont remplies. A 2 heures du matin, on danse dessus. Un garçon en casquette rose, salopette et tee-shirt sans manche fait tournoyer un joint en dodelinant de la tête. Sa voisine, perruque orange, dentelle noire, se filme en faisant des mines de rappeuse. «Ils ont 20 ans, ils ne viennent visiblement pas d’une bonne famille, d’où croyez-vous qu’ils ont tout ce fric ?» sourit John. C’est souvent en suivant cet argent dans la vraie vie (voitures, fringues de luxe, bijoux…), davantage qu’en traquant les fraudes en ligne, que l’EFCC mène ses arrestations.
Comme tous les Yahoo Boys, Morgan fait appel à un intermédiaire (un «picker») pour collecter son cash après un coup réussi. Malgré ces précautions, il a déjà été arrêté à deux reprises, «au hasard, alors que je conduisais» : «S’ils te soupçonnent, les flics ici peuvent regarder dans ton téléphone les conversations. Bon, ils ont vite pigé…» Il s’en est sorti à chaque fois en payant des pots-de-vin. A 31 ans, cet ancien manutentionnaire de raffinerie opère seul, à domicile, avec son téléphone portable. Les love stories sont sa spécialité. «Pure romance», promet-il. Plus exigeant, mais aussi plus rémunérateur. Morgan travaille quatre maga en même temps, deux Américaines, une Allemande, un Australien, «deux qui payent, deux qui ne payent pas encore». Ils échangent des messages quotidiennement, nuit et jour à cause des fuseaux horaires décalés.
L’an dernier, 1 200 personnes ont été poursuivies pour des activités cybercriminelles dans l’Etat de Lagos. (Taiwo Aina /Libération)
Ces relations durent parfois plusieurs années, avec des envois d’argent plus ou moins réguliers. Morgan se fait souvent passer pour un militaire américain, format classique, qui a deux avantages, selon lui : «Les femmes aiment bien cette figure protectrice et héroïque aux Etats-Unis, et le métier permet de justifier une certaine confidentialité, par exemple en prétextant une mission à l’étranger.» Il dit s’être senti presque gêné quand, en 2020, l’une de ses clientes, peu fortunée, a voulu vendre sa voiture pour le payer. Il a refusé mais a tout de même empoché ce jour-là 2 500 dollars.
«Je m’améliore. Je n’utilise plus de formats, j’improvise, j’utilise parfois DeepSeek [un agent conversationnel chinois basé sur l’intelligence artificielle, ndlr], dit-il. Mes bébés, je connais tout d’eux ou d’elles, leurs joies, leurs peines, leurs enfants, leurs amis, leurs identifiants d’accès, leurs comptes bancaires… Le plus dur, c’est quand ça s’arrête, les pleurs, le moment où ils comprennent. Mais à un moment, il est temps, il faut les laisser partir.» La différence entre un bon et un mauvais Yahoo Boy ? «Les meilleurs sont sans merci, ils n’ont aucune pitié.»
Ingéniosité parfois célébrée
Au Nigeria, le Yahoo Boy est une figure controversée. Leur morale douteuse, leurs manières tapageuses et le tort qu’ils font à la réputation du pays les placent indéniablement dans la catégorie des voyous. Mais leur ingéniosité est parfois célébrée, tout comme l’argent qu’ils ramènent à la famille. «Au quartier, ils sont vus comme des Robins des bois, explique John. Et personne ne va pleurer pour un lointain blanc américain qui gagne vingt fois le salaire nigérian moyen.»
«Mon père était contre ce que je faisais. Il est mort aujourd’hui. Ma mère prie pour moi et me dit de faire attention. Elle sait très bien d’où vient l’argent», raconte Imano, 29 ans, crâne rasé et barbe bien taillée. Cela fait quinze ans qu’il escroque en ligne. Il se souvient «évidemment» de sa première fois. «C’était un flirt Facebook, ça m’a pris presque six mois. Un Britannique qui vivait en Slovaquie. 1 000 euros d’un coup, c’était comme un rêve», raconte-t-il d’une voix douce.
Morgan, 31 ans, travaille quatre personnes en même temps : deux Américaines, une Allemande, un Australien. (Taiwo Aina /Libération)
Lui aussi donne dans la romance. «Ce n’est jamais garanti, ça reste une loterie.» Il prend son temps pour construire minutieusement ses faux profils. «Je joue des hommes, j’ai essayé les femmes, mais je ne suis pas bon.» En parallèle de ses quatre love stories actuelles, il travaille sur un nouveau scénario. «J’en discute avec des potes pour avoir des conseils. On s’échange parfois des clients quand on est bloqués dans une situation, pour voir si l’autre peut débloquer. Mais c’est un risque, le maga peut déceler un changement de ton.»
La morale, dans tout ça ? «Je sais que c’est du vol, ce n’est pas quelque chose dont je suis fier», répond-il sans ciller. Lui aussi appréhende les «ruptures» avec ses victimes. «Ça va vous sembler bizarre, mais on s’attache à elles. Je te promets. La dernière, par exemple, on a parlé pendant trois ans. J’en ai tiré 4 millions de nairas [environ 2 200 euros au taux actuel], elle payait toutes les deux semaines environ. A la fin, elle a deviné. J’ai fini par lui montrer mon visage, ma vraie tête je veux dire. Je lui devais bien ça. Après, elle m’a bloqué.»
Soupape financière pour une jeunesse en ébullition
L’an dernier, 1 200 personnes ont été poursuivies pour des activités cybercriminelles dans l’Etat de Lagos. «C’est un record, mais ça reste une goutte d’eau dans l’océan» des arnaques nigérianes, rappelle John. Dans la ville d’Ibadan, en 2022, 120 Yahoo Boys ont été arrêtés lors d’un seul coup de filet. Les universités et leurs campus sont connus pour être des pépinières de scammers. Tout lycéen de Lagos, tout étudiant, «a au moins un Yahoo Boy dans sa classe, dans sa rue ou dans son entourage», assure l’agent de l’EFCC. «A partir de là, la tentation est grande.»
En boîte de nuit, il a vu un soir un Yahoo Boy dépenser 18 millions de nairas sous ses yeux (soit 10 000 euros au taux actuel, beaucoup plus à l’époque). «J’ai hésité un instant et puis, pfffff, après tout je n’étais pas en service…» Mais au cours de sa carrière, il a aussi connu un scammer qui versait «un don chaque mardi à une ONG d’aide aux veuves» et un autre «investir dans une exploitation agricole mécanisée» particulièrement performante. «Tu sais, si les jeunes Nigérians pouvaient emprunter à la banque, il y aurait sans doute moins de Yahoo», veut croire Morgan, qui a acheté une voiture il y a quelques années pour devenir chauffeur Uber – avant de replonger dans les arnaques au bout de quelques mois.
Imano, 29 ans, à Lagos, le 12 mai 2025. «Mon père était contre ce que je faisais. Il est mort aujourd’hui. Ma mère prie pour moi et me dit de faire attention.» (Taiwo Aina /Libération)
Le Nigeria est-il devenu dépendant des flux d’argent que les Yahoo Boys attirent au pays ? Aucun chiffre fiable sur l’économie des arnaques en ligne ne permet de l’attester. Mais l’argent facile des scams constitue indéniablement une soupape financière pour une jeunesse en ébullition. Les clubs en sont les premiers bénéficiaires. «Certains établissements font crédit aux Yahoo en attendant qu’ils touchent le prochain pactole», affirme John.
Au West End d’Ikeja, le chanteur KS1 Malaika ambiance le public à 3 heures du matin dans un tourbillon de lasers. Les baffles grésillent à 100 à l’heure. A l’étage de la boîte, dans un nuage de fumée, une cinquantaine de jeunes sifflent des cocktails fluo. Hormis les joueurs de billards, dont la moitié portent des lunettes de soleil, tout le monde a les yeux rivés sur son téléphone. Les filles comme les garçons. «C’est un travail qui ne s’arrête jamais, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre, justifie Imano. Et un putain d’engagement émotionnel. Du coup, on n’a pas le temps ni l’énergie pour une vraie relation.» Les cordonniers seraient les plus mal chaussés ? Autre paradoxe des Yahoo Boys : experts de l’amour en rade affective. «Un bon Yahoo ne s’attache jamais, tranche Michael. L’argent avant tout.»
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.