Ces éleveurs se reconvertissent pour ne plus exploiter leurs animaux

Pour ne plus avoir à tuer des animaux, des éleveurs de brebis laitières ont décidé d’arrêter leur activité. Pour se reconvertir, ils sont aidés par l’association Co&xister, qui multiplie les missions depuis 2021.

 

09/07/2025

Saint-André-sur-Vieux-Jonc (Ain), reportage de Justine Guitton-Boussion

 

Le déjeuner est terminé, Olivier Monnet en profite pour s’écrouler quelques instants sur son siège de jardin. On aurait eu du mal à deviner que l’homme a 47 ans — son ton blagueur lui file dix années de moins —, mais c’est clair qu’il a l’air fatigué. « Je vais peut-être faire la sieste au lieu de répondre à vos questions », plaisante-t-il. Sa compagne Madeleine Roediger débarque, sert une part de gâteau et un café à toute la table. À 43 ans, elle aussi a le sourire, mais les traits tirés. « On est en pleine saison, dans un rythme un peu infernal », nous avait-elle prévenus par message quelques semaines plus tôt.

Le couple, éleveur de brebis laitières depuis 2021, est dans une phase particulière : il s’apprête à abandonner son activité. Madeleine et Olivier ont décidé de ne plus « exploiter [leurs] animaux » et souhaitent se reconvertir. Ils préparent déjà le lancement d’un sanctuaire pour accueillir d’autres anciens animaux d’élevage, et aimeraient proposer des hébergements touristiques sur la ferme. Autant dire que leurs journées sont bien remplies.

Par souci de bien-être animal, Madeleine Roediger et Olivier Monnet se reconvertiront en octobre 2025. © Mathieu Génon / Reporterre

 

Une installation sur le tard

Ce n’est que dans la seconde partie de leur vie qu’ils se sont installés ici, à Saint-André-sur-Vieux-Jonc (Ain). D’aussi loin qu’il se souvienne, Olivier a toujours voulu être paysan. Mais la chambre d’agriculture l’a découragé, en prétendant que ce serait impossible puisque sa famille n’est pas issue du monde agricole. L’homme a lâché l’affaire, est devenu basketteur semi-pro et a enchaîné avec des études de plombier chauffagiste.

Madeleine, elle, souhaitait devenir naturopathe. Elle s’est finalement retrouvée cadre dans plusieurs fédérations sportives, puis s’est formée en botanique. Ensemble, le couple a eu deux enfants, aujourd’hui âgés de 17 et 20 ans.

Lorsque leur fille a eu un cancer, ils ont eu le déclic. « Je me suis dit : “La vie peut s’arrêter demain”. Moi, ce que j’avais envie de faire, c’était d’être paysan. Tant pis si on me disait que je n’y arriverai pas », se souvient Olivier. Madeleine et lui sont alors partis à la recherche d’une ferme. Au « feeling », ils ont choisi celle-ci, en 2018, alors qu’elle n’était qu’une friche.

Pour se reconvertir, Olivier Monnet (à d.) et Madeleine Roediger sont aidés de Virginia Markus (à g.), de l’association franco-suisse Co&xister. © Mathieu Génon / Reporterre

La question du type d’activité paysanne s’est alors posée. Olivier aimait les petits ruminants, mais le secteur des chèvres était saturé. Le binôme s’est donc tourné vers l’élevage de brebis laitières. « Les brebis pour la viande, c’était pas question, on ne voulait tuer aucun animal », disent-ils.

Dès leur installation, ils ont décidé de garder leurs « vieilles » brebis qui n’étaient plus assez « productives » : ils ont conclu un partenariat avec une société d’autoroute pour que les animaux entretiennent les sites grâce à l’écopâturage.

En revanche, le couple a fermé les yeux sur le fait que les agneaux, eux, devraient être tués : pour maintenir une production de lait, les éleveurs doivent retirer les bébés à leur mère et les envoyer dans des centres d’engraissement puis à l’abattoir.

« Quand on a fait les plans d’entreprise, on a déclaré qu’on allait avoir une cinquantaine d’agneaux, se rappelle Olivier. On a mis ça sur un tableur Excel, on a calculé qu’on les vendrait tant d’euros du kilo et, à la fin, ça faisait un gros chiffre, une entrée d’argent pour l’entreprise. » Il reconnaît qu’il était alors « plutôt content ». « Quand on n’est pas issu du monde agricole... Je n’avais pas la notion que c’était un être vivant qui allait arriver », explique-t-il.

En se lançant dans cette activité, le duo «  ne voulait tuer aucun animal  ». © Mathieu Génon / Reporterre

Tout s’est bousculé dès les premières mises-bas des brebis. Aider les agneaux à sortir, leur donner le biberon… Immédiatement, Olivier et Madeleine se sont sentis mal.

« Choisir qui devait vivre, qui devait mourir... Ce n’était pas possible un tel abus de pouvoir sur un autre être », se souvient Madeleine. Mais les investissements étaient faits et il n’était plus possible de rendre l’argent emprunté. « On ne pouvait pas tout arrêter du jour au lendemain, regrette Olivier. On savait qu’on était coincés pendant cinq ans. »

 

Sortir du rapport de domination

Pendant tout ce temps, Madeleine et Olivier se sont retrouvés dans un rythme effréné, quatre-vingts heures par semaine, tiraillés entre la culpabilité, l’envie d’arrêter, de développer autre chose, le manque de temps et d’énergie pour le faire. Sur les conseils d’un refuge animalier, ils ont contacté l’association franco-suisse Co&xister pour lui demander conseil.

« Notre mission première, c’est de montrer comment concrètement on peut cohabiter avec les autres espèces, en sortant du rapport de domination », présente Virginia Markus, la présidente de l’organisation.

Depuis 2018, elle vit au quotidien avec une quarantaine de vaches, moutons et cochons, initialement destinés à l’abattoir, dans le sud-ouest de l’État helvétique. Une mission que la militante antispéciste — opposée au « spécisme », la domination et la discrimination sur la base de l’appartenance à l’espèce — s’est donnée pour mieux connaître les animaux : « Si je veux les défendre, il faut que j’aille rencontrer leur réalité ailleurs que dans des documentaires. »

Depuis 2021, Virginia Markus (à g.), ici avec Madeleine Roediger, accompagne les éleveurs dans leur reconversion. © Mathieu Génon / Reporterre

Autre objectif : « Sortir du clivage, du dialogue impossible avec les agriculteurs. Moi non plus, je n’aurais pas envie d’écouter quelqu’un qui n’a jamais touché une vache de sa vie et qui me dit “Ça ne va pas la façon dont tu t’occupes de tes animaux” ! » explique celle qui vient d’obtenir son certificat d’agricultrice en Suisse.

Loin des clichés, elle essaie donc de « comprendre leur réalité, d’où ils viennent, pourquoi ils font certains choix », pour ensuite « construire ensemble ». Car depuis 2021, Virginia accompagne les éleveurs qui le souhaitent dans leur reconversion.

 

Changer de vie

« Ces personnes me contactent parce qu’elles ont eu un déclic éthique, elles ne supportent plus d’exploiter et de faire abattre leurs animaux », décrit Virginia.

Ce à quoi s’ajoutent généralement des problèmes financiers. « 100 % des gens que j’ai rencontrés sont devenus agriculteurs parce qu’ils avaient à cœur de nourrir la population et par amour des animaux, même si c’est paradoxal. Mais tout le système en place fait qu’ils se retrouvent à donner des numéros aux animaux, à les considérer comme des lots et pas comme des individus… Ils sont souvent désillusionnés par ce système. »

Le jour de leur rencontre, Virginia leur pose systématiquement la même question : « Qu’est-ce que vous feriez de votre vie si vous n’aviez aucune contrainte ? » À partir de là, elle les amène à se projeter vers autre chose. « Certains ne se sont jamais posé la question. »

Virginia Markus leur a montré que leur projet «  n’était pas une utopie  », dit Madeleine Roediger. © Mathieu Génon / Reporterre

Elle se souvient d’un ancien agriculteur suisse, Stéphane Baud, qui avait abandonné son rêve d’être boulanger à cause d’une allergie aux farines industrielles, et s’était rabattu sur l’élevage. Depuis sa rencontre avec Virginia en 2021, il a cédé ses bovins et lancé une boulangerie 100 % végétale — avec des céréales anciennes et des farines bio auxquelles il ne fait pas de réactions. En plus de l’avoir aidé à définir et monter son projet, l’association y a participé financièrement.

« Il est temps que ça s’arrête, ça me fait vraiment trop mal au cœur »

« Je ne leur demande pas du tout de devenir végane — certains le deviennent, d’autres non. La seule règle, c’est que le nouveau projet ne doit plus être à base d’exploitation animale. Ensuite, je m’adapte à tout : la temporalité, dans quel ordre on fait les choses », dit Virginia.

L’association constitue un vrai soutien pour ces personnes parfois au bout du rouleau. Une ancienne éleveuse reconvertie lui a un jour confié que, sans son aide, elle aurait mis fin à ses jours. « Elle n’avait personne qui la comprenait et elle ne pouvait plus supporter ce quotidien. »

 

Dernière saison

Depuis quatre ans, en tout, Virginia a été contactée par une vingtaine d’éleveurs qui réfléchissaient à une reconversion. 13 projets ont abouti : 3 en France, le reste en Suisse ; et 3 autres sont encore en cours dans l’Hexagone. Dont celui de Madeleine et Olivier. « Ça nous a fait du bien de la rencontrer, elle nous a montré que notre projet était possible, que ce n’était pas une utopie », dit Madeleine.

Leur saison se terminera donc au mois d’octobre. « Il est temps que ça s’arrête, ça me fait vraiment trop mal au cœur », confie Olivier. Le couple espère garder ses 125 brebis, son cheval et ses poules, et monter un sanctuaire pour d’anciens animaux d’élevage qui sera géré par Olivier. Il doit encore définir et fermer les parcs, installer des abris adaptés. Coût estimé : 30 à 40 000 euros. L’association Co&xister leur donnera un « coup de pouce » sur cette partie.

À la place, les éleveurs aimeraient créer un refuge pour animaux d’élevage et des hébergements touristiques sur leur ferme. © Mathieu Génon / Reporterre

De son côté, Madeleine s’occupera de créer et gérer des gîtes « de demain », semi-enterrés, « intégrés pleinement dans la nature ». Elle y proposera des retraites et des formations sur la sensibilisation au végétal. Coût estimé : 120 000 euros. L’emprunt contracté ne suffira pas, elle devra sûrement faire une partie des travaux elle-même. Le duo continuera par ailleurs sa culture des céréales « pour ne pas avoir à se fournir à l’extérieur ».

« Ils ont le courage de changer, se réjouit Virginia. Leur chance, c’est qu’ils ne sont pas issus du monde agricole. Ils n’ont pas de loyauté envers une famille qui freinerait le changement, par exemple. Souvent, il y a de gros enjeux financiers et de loyauté intergénérationnelle. »

Madeleine et Olivier, sûrs de leur choix, ont aussi réussi à s’émanciper du regard de leurs voisins. « Certains n’ont pas compris, mais nous demandent maintenant comment on va faire, s’amuse Olivier. Ça les intéresse, parce que le monde agricole est en souffrance. Je pense que beaucoup aimeraient faire comme nous. »

«  Je pense que beaucoup [d’éleveurs] aimeraient faire comme nous  », selon Olivier Monnet. © Mathieu Génon / Reporterre

En Suisse, Virginia a noté que les évolutions politiques, ces dix dernières années, encouragent les agriculteurs à changer de voie. La loi agricole pour 2030 favorise ainsi explicitement la végétalisation de l’alimentation et de l’agriculture — bien loin de ce que fait le gouvernement français. « Je pense que des agriculteurs vont changer leurs pratiques non pas par prise de conscience, mais parce que les subventions vont être redirigées », selon Virginia.

Consciente qu’elle ne verra pas de son vivant « une société parfaitement égalitaire », elle espère que « le fait de considérer les animaux comme une ressource changera ». Et que la souffrance du monde agricole disparaîtra. Mais cela ne se passera pas sans des changements politiques et législatifs forts.

 

Collé à partir de <https://reporterre.net/Ces-eleveurs-se-reconvertissent-pour-ne-plus-exploiter-leurs-animaux>