« Si je veux continuer mes études, je dois partir »
Les espoirs et les rêves de la jeunesse enclavée du Haut-Jura
21/07/2025 Clara Monnoyeur , Pauline Gauer
Ils viennent d’avoir le bac et s’apprêtent à quitter leurs montagnes pour les études. Au cœur du Massif du Jura, la jeunesse de la ville de Saint-Claude raconte ses envies d’ailleurs, souvent restreintes par le manque de transports et de moyens.
Lycée Pré Saint-Sauveur, Saint-Claude (39) – « Si je n’ai pas le bac, franchement, je ne sais pas ce que je fais… » Assise sur un banc en pierre, Carole, 18 ans, angoisse. Son avenir dépend d’une liste de noms. Y a-t-il le sien ? 11h30, la grille verte du lycée coulisse. Quand certains pressent le pas, Carole y va à reculons. Dans sa robe rose, elle se fige devant le bout de papier placardé sur une vitre, avant d’exploser : la jeune fille saute, crie, pleure. « Je l’ai, je l’ai ! » Autour d’elle, les montagnes du Massif du Jura semblent s’être écartées pour la laisser respirer. À la rentrée, si elle trouve une alternance en graphisme, elle devrait quitter sa petite ville, Saint-Claude, pour Dijon, à 150 kilomètres dans le département voisin. Pas le choix, le Jura n’a pas de cité universitaire.
Alors qu'elle n'y croyait pas, Carole décroche le bac. / Crédits : Pauline Gauer
Le lycée Pré Saint-Sauveur, caché au fond de la vallée de Saint-Claude. / Crédits : Pauline Gauer
La Bourgogne-Franche-Comté est la première région rurale de France. « C’est petit ici », lâche Polly, néo-bachelière. « Non, c’est grand quand même », lui rétorque sa copine Zoé, avec comme argument les 8.500 habitants qui font de Saint-Claude la troisième commune la plus peuplée du département, 5.000 de moins qu’il y a 50 ans. L’ancienne cité ouvrière de production de pipes et de taille de diamants est sur le déclin, vieillissante. Située à 435 mètres d’altitude, dominée par les sommets montagneux, engoncée dans sa vallée, elle est surnommée le « trou » ou la « cuvette » par les jeunes du coin. Il faut compter une heure de route pour rejoindre Lons-le-Saunier, le chef-lieu du département, et 1h30 pour Genève en Suisse. « Chaque jour, on se dit qu’être à Lyon serait plus simple », ajoutent Polly et Zoé, qui voient dans la troisième plus grande ville de France – elle aussi à 1h30 de route – une liberté qu’elles ne connaissent pas au quotidien.
Zoé et Polly rêvent d'une vie étudiante en ville. / Crédits : Pauline Gauer
Les montagnes du Massif du Jura surplombent la ville de Saint-Claude. / Crédits : Pauline Gauer
Les deux jeunes filles dépendent des quelques bus scolaires et de leurs parents pour se déplacer. Dans la région, plus de la moitié des jeunes vivent comme elles, dans une commune rurale. Ils ont globalement des difficultés d’accès aux services de santé, de formation, d’emploi-insertion, de sport, de culture ou d’information, et se trouvent souvent à plus de 30 minutes en voiture de ces services. C’est trois fois plus que dans les grands pôles urbains. Polly insiste :
« C’est beau ici, et la nature me rend heureuse. Mais la vie en ville, c’est vraiment ce qui m’attire. »
Polly et Zoé, les futures étudiantes. / Crédits : Pauline Gauer
À l’occasion des élections municipales qui auront lieu en mars 2026, StreetPress a décidé de tirer le portrait de Saint-Claude, dans le Jura. / Crédits : Pauline Gauer
Partir faire de grandes études
« J’ai eu mention très bien, je suis une arnaque ! », balance Paul, surexcité devant la copie de ses résultats. « Je vais pouvoir toucher 900 euros par an pendant trois ans », clame le garçon de 18 ans, ravi d’avoir décroché l’aide au mérite, réservée aux étudiants boursiers. Un soulagement pour celui qui vit seul avec sa mère depuis le décès de son père, quand il était en classe de quatrième. « Il y a quelques formations dans le coin, mais pour faire des études, il faut partir », précise-t-il, en pensant à l’argent qu’il devra mettre de côté pour payer son logement, les transports et ses courses.
Paul, la tête entre ses mains, et ses potes, attendent les résultats du bac. / Crédits : Pauline Gauer
Victoire pour Gaspard et mention très bien pour Paul, sous le regard de Robin, satisfait lui aussi. / Crédits : Pauline Gauer
Le jeune homme a grandi avec « l’épée de Damoclès de la réussite au-dessus de la tête ». Son demi-frère, lui, a raté le bac de peu, et sa mère, immigrée chinoise, croit en l’émancipation par l’école. « Je devais toujours ramener les meilleures notes. » Il ambitionnait d’entrer dans de prestigieuses écoles d’ingénieur ou des prépas de renom, comme Hoche à Versailles (78). Le besogneux à la langue bien pendue pensait avoir ses chances : il est le seul à avoir décroché la plus haute mention de sa promo en spécialité physique-chimie. Il a pourtant été refusé presque partout :
« Si on veut se consacrer à un parcours d’excellence en venant d’un lycée de province, c’est un peu compliqué. »
La ville de Saint-Claude est surnommée le « trou » ou la « cuvette » par les jeunes du coin. / Crédits : Pauline Gauer
Son établissement n’est pas bien classé., et être le meilleur ne suffit pas toujours. Il ira en prépa intégrée à Belfort, à 260 kilomètres et trois heures de route. Même déception pour son pote Robin, qui aimerait travailler dans la diplomatie : Sciences Po Reims, le Havre… « Refus », lâche-t-il.
« Si on veut continuer les études, on doit partir », répètent les lycéens. / Crédits : Pauline Gauer
Manque de trains
Robin se prépare à rejoindre sa fac de secteur, située à Besançon, dans le Doubs, à deux heures de route. L’avantage « Besac » – comme les étudiants surnomment la ville étudiante, en vieux franc-comtois – c’est qu’il existe encore une ligne de TER directe pour s’y rendre en 2h40. Mais pour combien de temps ? Le tronçon de 73 kilomètres, qui dessert neuf gares du Haut-Jura, est menacé de suspension d’ici 2026. L’actuel maire Divers droite de Saint-Claude, Jean-Louis Millet, proche du très droitier Philippe de Villiers, et qui a soutenu le candidat d’extrême droite Éric Zemmour, en a fait son combat :
« On nous parle d’écologie, de mobilité douce, et on veut fermer des lignes de trains. »
Une lutte partagée par son opposant et prédécesseur communiste Francis Lahaut. « C’est notre combat commun pour l’intérêt de notre territoire », affirmaient les deux hommes qui se partagent le fauteuil de maire en alternance depuis 1995 sur France Info en mai dernier.
La ligne de 73 km, qui dessert neuf gares du Haut-Jura, est menacé de suspension d'ici 2026. / Crédits : Pauline Gauer
Jugée trop chère et trop vétuste pour être rénovée, la ligne de TER Saint-Claude-Oyonnax, qui faisait le lien entre les régions Bourgogne-Franche-Comté et Auvergne-Rhône-Alpes, a fermé en 2018. Tout comme le guichet de la gare. Désormais, pour se rendre à Lyon ou Dijon, principales autres destinations des étudiants après Besançon, il y a au moins deux changements de trains. Sinon, il faut compter sur les bus : autour de 3 heures pour Lyon et de 3h30 pour Dijon. En 2021 Marie-Christine Dalloz, députée Les Républicains (LR) du département, le déplorait déjà :
« Dans le Jura, il est devenu très difficile, voire impossible, selon les secteurs, de circuler en train. »
Autour de Saint-Claude, les petites routes de montagnes sont sinueuses. / Crédits : Pauline Gauer
Faire du stop ou attendre
Le pouce en l’air à la sortie de la ville de Saint-Claude, Paul, le premier de la classe, s’arme de son plus beau sourire. C’est ce qui fait la différence, assure ce spécialiste du stop. Le garçon habite à Lajoux, village le plus élevé du massif du Jura, perché à une altitude de 1.100 mètres, à 20 kilomètres de son lycée. Il est 13 heures et s’il veut rentrer chez lui, il n’a pas d’autres choix. Le bus scolaire ne passe que deux fois par jour. Une heure de montée – contre 20 minutes en voiture – à travers les lacets de la vallée pour rejoindre son village de moins de 300 habitants.
« Dans le stop, c'est le sourire qui fait tout ! » / Crédits : Pauline Gauer
« Ici, sans voiture, t’es mort », commente son amie Célia. Heureusement, elle peut compter sur sa pote Carole pour se faire trimballer de droite à gauche. Devant le lycée, des voitures sans permis attendent leur jeune chauffeur.
Carole et sa voiture rouge jouent le rôle de taxi. / Crédits : Pauline Gauer
Polly, qui compte s’expatrier à Paris, a terminé ses séances de conduite accompagnée et récupéré avec avidité la voiture de ses grands-parents. Mais, malgré son assiduité, la pénurie nationale d’examinateurs retarde toujours son examen du permis. Ici, les auto-écoles sont pleines et les listes d’attente s’étendent sur des mois.
Le trio Zoé-Polly-Cloé dépend des quelques bus scolaires et de leurs parents pour se déplacer. / Crédits : Pauline Gauer
En janvier dernier, des lignes de bus de la ville ont été supprimées, faute de rentabilité. Alors, quand elles n’ont pas cours l’après-midi, le binôme Polly-Zoé n’a plus qu’à attendre le seul bus scolaire de 17h30. Pour patienter, elles se retrouvent dans leur QG, en bas d’un escalier en ferraille qui mène au « Centre ados ». Isolées du reste du monde, les inséparables parlent de films, d’expos, ou débattent de l’avenir de la Palestine en mangeant des madeleines.
Le QG secret de Cloé, Zoé et Polly. / Crédits : Pauline Gauer
L'escalier en ferraille du Centre Ados comme refuge. / Crédits : Pauline Gauer
Vival, lac et soirées en fôret
« Quand on n’a pas cours, soit on reste au lycée, soit on va en ville faire des emplettes, soit on traîne chez moi », explique Basile, un brin timide. Ses parents ont une maison sur les hauteurs. « On n’a rien d’autre à faire », balance son copain Robin. « Ici y’a rien, à part des pharmacies, des coiffeurs et des kebabs. Y’a même pas de magasins de vêtements pour les gars. » Il enchaîne :
« Il y a un MacDo mais il est dans la zone commerciale, et faut prendre un bus pour y aller. »
À Saint-Claude, il y a ceux aussi qui s'ennuient, dépités face aux devantures d'un autre temps jamais rouvertes. / Crédits : Pauline Gauer
Après avoir traversé le petit pont qui surplombe la rivière de la Bienne, grimpé la côte qui longe l’hôpital et passé derrière la cathédrale, Basile, Robin, Gaspard et Paul débarquent au Vival – Jura Shop, dans la rue commerçante du Pré. Après avoir acheté des canettes de soda, le groupe de garçons fait demi-tour en s’arrêtant serrer quelques mains. « Ici, tout le monde se connaît. »
Saint-Claude, sa rue commerçante du Pré, et ses ponts surplombant la Bienne. / Crédits : Pauline Gauer
Lenny, 17 ans, préfère garder son repaire secret, situé quelque part le long de la rivière, prêt d’un ancien entrepôt désaffecté. Posés face à l’eau, à l’abri des regards, lui et ses potes passent le temps, raconte-t-il. Le jeune garçon est souvent le dernier arrivé. Il est le seul à bosser. Les autres ont décroché. « Y’a rien ici pour les jeunes », assure l’étudiant en apprentissage dans un restau. Une fois sa journée terminée, il zone dans les rues du centre-ville ou dans le parc d’à côté :
« Quand on est ensemble, on ne fait rien. Eux, ils fument, et moi, je les regarde fumer. Après, on joue à FIFA. »
Après-midi au lac de Vouglans pour les néo-bacheliers Paul, Carole et Célia. / Crédits : Pauline Gauer
Les filles détruisent Paul au Uno, qui se prend un +12. / Crédits : Pauline Gauer
Cet après-midi, Carole, encore tremblante des résultats de son bac, peut enfin souffler. Elle a en poche le trio gagnant de l’indépendance : « Bac, permis, voiture. » Pour fêter ça, elle a troqué sa jolie robe pour un maillot de bain. « Ici, ce qu’il y a de mieux, c’est d’aller se baigner », sourit son amie Célia, devant l’eau bleue turquoise du lac de Vouglans.
Amour, gloire et comté. / Crédits : Pauline Gauer
Après la baignade, confidences dans l'herbe. / Crédits : Pauline Gauer
Dans un coin d’herbe à côté de la plage de la Mercantine, les futures étudiantes, à plat ventre sur leur serviette, retracent leurs années lycée : les profs, les copains, les embrouilles et les soirées.
Dans la bande de Carole, on rigole beaucoup. / Crédits : Pauline Gauer
Paul est hilare, coiffé d’une casquette floquée « comté » sur la tête. À partir de 22 heures, les pelouses de ce petit coin de calme seront réquisitionnées pour « faire soirée » face à l’eau. Les filles préfèrent quitter les lieux pour aller écouter de l’électro dans la forêt, un peu plus loin. Une fête improvisée dans une cabane avec sono, organisée par des anciens du lycée. « On n’a pas le choix, c’est la seule soirée ! », lâche Célia qui préfère la techno.
Se baigner au pays du comté. / Crédits : Pauline Gauer
Casquette comté, baskets et chaussettes Lidl, le style à la jurassienne. / Crédits : Pauline Gauer
Avant de partir, Carole montre du doigt un chalet posté au-dessus des montagnes de sapins. C’est dans ce restau à la vue panoramique sur le lac qu’elle va travailler cet été. La liberté a un prix. « J’ai la réparation de la voiture à payer », lâche Carole avec un rire jaune, qui a dû débourser plusieurs centaines d’euros après un accident. Sans compter l’essence et l’assurance.
Carole et Célia, les fêtardes. / Crédits : Pauline Gauer
Une baignade bien méritée. / Crédits : Pauline Gauer
Finalement, après une journée en voiture, fatiguées des kilomètres parcourus, les copines ont lâché le projet forêt, pour une soirée à La Fraternelle – La maison du Peuple, lieu culturel, au centre.
Carole et Célia se défoulent à la Frat', lieu culturel de Saint-Claude, lors d'une soirée DJ set - vinyle. / Crédits : Pauline Gauer
« Je reviendrai »
« Je ne me vois pas habiter là plus tard », juge Polly, déjà prête à commencer sa vie parisienne en septembre avec une double licence sciences politiques-philosophie à la Sorbonne. « C’est bien quand ta vie est faite, ou pour la retraite. » Zoé aussi s’apprête à rejoindre sa sœur à Lyon pour une prépa Beaux-Arts. Leur copine Cloé, elle, préfère rester, faire des études courtes et travailler directement. Et pourquoi pas bosser en Suisse, comme ses parents, ouvriers dans une usine. De l’autre côté de la frontière, le travail ne manque pas et les salaires sont bien plus élevés. En moyenne, le revenu brut est 75% plus élevé qu’en France. Sur 18.500 travailleurs résidant dans le bassin de Saint-Claude, plus de 4.300 travaillent de l’autre côté de la frontière.
Partir, rester, revenir ? / Crédits : Pauline Gauer
« Il ne faut pas rester au même endroit toute sa vie », confie Lenny, pensif. « Je me vois bien aller à Paris. » Le jeune homme n’a jamais quitté « son trou » et pense avoir « des choses à accomplir » :
« Je sais que je reviendrai un jour à Saint-Claude. Parce que je viens d’ici et que je suis bien dans ma cuvette ! »
Killian, le revenant, a lancé sa pizzeria dans le centre ville de Saint-Claude. / Crédits : Pauline Gauer
La région a du mal à retenir sa jeunesse, dont les départs contribuent au vieillissement de la population de la région. Killian, lui, est revenu après quelque temps à Genève. Derrière son bar, ses mains tournent sur sa pâte à pizza. Le jeune homme de 25 ans a l’impression d’être à sa place, enfin. « Les montagnes me manquaient. » Las d’entendre en boucle que sa ville est morte, il a lancé sa pizzeria, tout en développant un service de livraison pour ceux qui ne peuvent pas se déplacer. « Tout le monde a le droit à un petit plaisir. » L’affaire marche bien, et il a même pu embaucher deux salariés, dont un jeune sans-papiers, comme un pied de nez au maire anti-immigration :
« J’ai grandi dans l’entraide et le partage. Je voulais apporter ça à Saint-Claude. »
Killian et ses montagnes. / Crédits : Pauline Gauer
Les yeux rivés sur le béton du Centre Ados, les inséparables Zoé et Polly fixent une dernière fois les traces de vernis qu’elles ont laissées sur le sol lors de leurs après-midi manucures : « Ça va nous manquer quand même… »
Le grand départ. / Crédits : Pauline Gauer
Collé à partir de <https://www.streetpress.com/sujet/1752851304-espoirs-reves-jeunesse-enclavee-montagnes-jura-saint-claude-transports-bac-etudes-franche-comte-municipales>