Areski, «homme de l’ombre» en pleine lumière
Le compositeur kabyle sort son troisième album solo, «Long Courrier», véritable lettre d’amour à sa femme et alter ego, Brigitte Fontaine, avec qui il réédite un disque trésor enregistré en 1980
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Areski Belkacem, chanteur, musicien et compositeur français, à Paris, le 11 décembre 2018. (Ludovic Carème/Agence VU)
par Jacques Denis
publié le 11 août 2025
Après l’interview, Areski sonne l’heure de rentrer dans ce qui lui sert, ces temps-ci, de foyer : une grande pièce au rez-de-chaussée du magnifique Couvent des Récollets jouxtant la gare de l’Est, où il est en résidence de création avec sa femme, Brigitte Fontaine. Elle l’attend, allongée, costumée de pied en cape comme dans le clip Merde à la mer, une chanson qu’elle vient d’enregistrer avec Axel Bauer. Justement l’homme du tube Cargo de Nuit est à son chevet en train d’écouter sur son téléphone le Foundou d’Alla, un génial solo de oud, tandis qu’Areski vient, lui, de faire réchauffer un cassoulet. En plein épisode de canicule, ça ne s’invente pas !
En 2010 dans un portrait de der et la sortie de ce qui était alors son deuxième disque solo en quarante ans de carrière, Libération s’exaltait : «Areski reste un des plus grands compositeurs vivants de la chanson française, l’auteur d’au moins deux albums cultes, l’Incendie en 1974 et Vous et nous en 1977, avec des bombes avant-garde du genre Patriarcat. Si Gainsbourg était Chopin, lui c’est Berlioz.»
Quinze ans plus tard, troisième album pour cet adepte du «slowbiz», «je vais à mon rythme. Ce qui compte, c’est l’écoulement des choses. Je ne cherche pas la notoriété, la reconnaissance… ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’aller vers moi-même. Ce que je fais ici, contrairement à ce que je fais pour Brigitte où je compose avec son univers».
Le disque s’appelle Long Courrier : «J’avais pensé à “Passage des désirs”, en référence notamment à une ruelle dans le Xe arrondissement. Et puis après avoir écouté le disque, Brigitte a proposé plutôt long courrier. C’était tout trouvé.» Long Courrier donc, une lettre d’amour entre les lignes à Brigitte Fontaine, qui fait suite au Triomphe de l’amour, un album tout à la fois fantasque et fantastique, mêlant vibrations baroques et inflexions folk rock, effluves nord-africains et échos de bal populaire… «Cette fois, j’avais envie de le concevoir seul. J’arrivais en studio avec ma guitare et je chantais ce dont j’avais envie. Tout le disque s’est enregistré ainsi. Naturellement. Une amie qui est passée pendant les sessions m’a donné un texte à lire : l’Onde. C’était le titre qui me manquait pour conclure l’album.» On pourrait penser que l’enregistrement s’est fait facilement, en deux temps trois mouvements.
En fait, Areksi a passé trois mois pour les prises de sons – «souvent la première est la bonne» – et quelques années de retouches, d’ajouts avec des musiciens complices : «J’ai demandé à chacun d’ajouter leurs touches, des couleurs. Je savais ce que je voulais. Ce sont des artistes, plus que des instrumentistes. Ils ont joué ce qu’ils entendaient de ce que j’avais envie, à partir de la trame que j’avais posée. J’aime bien les mélanges de timbres, un peu improbables. C’est l’une de mes marques de fabrique.»
Brigitte Fontaine et Areski Belkacem lors d'une interview, à Paris, le 12 mars 1985. (Jean-Pierre Leloir/GAMMA-RAPHO)
En duo à partir de 1970 avec Brigitte Fontaine, ils ont réalisé une bonne vingtaine d’albums. Lui sculptant des écrins pour ses écrits dont le génial Patriarcat, à base d’hybridations bruitistes et de pulsations électroniques («Oh, chérie, je suis ton président /Mon taux de croissance est supérieur à celui d’un patron de gauche»), et le Nougat, un doux délire enluminé d’arabesques à l’intitulé tout désigné pour sortir d’une période de vaches maigres.
Des titres signés Areski, arrangeur à sa main mais aussi acteur à ses heures, notamment pour Ça va ça vient de Pierre Barouh, qui a créé le label Saravah éditant les disques avant-gardistes d’Areski-Fontaine, soit les aventures de deux ouvriers de banlieue plantés pour cause de grève des transports à Paris qui vont dériver dans des soirées avec le Magic Circus de Jérôme Savary...
En ce début 1970, Areski compose des bandes-son pour Peter Brook et monte sur scène en qualité de comédien dans le cadre du Centre international de recherche théâtrale. Pourtant, il va très tôt devenir cet «homme de l’ombre qui ne cherche pas à tout prix la lumière». Lui s’entend aussi comme un artisan, qui façonne ses chansons avec le temps nécessaire – «Ce qui n’est pas fait avec le temps n’existe pas».
Pour le prénommé Larezeki selon l’état civil, tout a commencé le 23 janvier 1940, à Versailles. Le gamin d’origine kabyle se fait l’oreille auprès de parents qui tiennent un resto, où tous les week-ends les musiciens ripaillent aux sons du tango, de la chanson réaliste, la culture du bled aussi. «Toute la semaine j’attendais le vendredi !» le gamin ne se fait pas prier, branché au jazz, la bande-son de la libération, mais aussi celle de l’émancipation de toute une jeunesse, pour celui qui, à l’adolescence, va tâter des baguettes aux jam sessions qui inondent les caves de Saint-Germain-des-Prés. Et puis il y aura Jacques Higelin, rencontré sous les drapeaux, au début des années 1960 et avec lequel il crée Niok en 1969, une espèce de happening qui fait l’affiche au Lucernaire. La même année, ils enregistrent un album ensemble avec notamment le titre Remember, dont Areski est le compositeur et l’interprète, et dont Higelin dira plus tard qu’il lui a été inspiré par la mort dans un accident de voiture de Françoise Dorléac, la sœur de Catherine Deneuve. Entre-temps, il y a eu Mai 68 et l’occasion pour cet anarchiste bohème de jouer dans les usines, chez Lip ou Renault, de se placer du côté du prolétariat. Pour lui, le sujet demeure d’actualité : «Ce n’est pas bouger les lignes qu’il faut, mais en écrire d’autres !»
Areski peut tout dire comme bon lui chante. Hier comme aujourd’hui, malgré la maladie qui le contraint désormais à Paris, faisant des sessions à l’hôpital d’où il revient parfois en vrac et suivant des prescriptions carabinées : «Douze cachets le matin, cinq le midi, quatre le soir.» Ce qui ne l’empêche pas d’être à l’établi sur un album de Brigitte Fontaine et même un autre de lui… Encore ! Déjà ? pas possible ! «Tu peux me croire, il est déjà écrit !» Areski y chantera une recette de chakchouka, à sa façon. Et de déclamer : «Dieu est une grande pharmacie, on y trouve tout ce qu’on veut, de jour comme de nuit…»
L’actualité Areski outre son nouvel album, c’est la ressortie d’un disque longtemps maudit et interdit par le couple Areski-Fontaine, Les églantines sont peut-être formidables, paru en 1980 qu’ils avaient renié, «Nous n’avions pas aimé cet album, à cause des arrangements très jazz rock. Aujourd’hui, nous sommes très contents, on entend des passages théâtraux très intéressants. C’est comme si on réparait ce premier jet qui nous déplaisait.» Les maquettes ont été exhumées et le disque réapparaît dans une version brute, débarrassée des arrangements d’une production inutile. Les deux disques paraissent sur le label Kuroneko («chat noir» en japonais). Pas le signe d’un mauvais présage si l’on en juge par les précommandes du monde entier – une deuxième édition était déjà en route avant même la sortie effective – et les articles qui saluent Areski, élevé au rang des artistes cultes : «J’ai une certaine dose de narcissisme et de l’opportunisme quand il faut», concède-t-il sous son chapeau d’un léger sourire. A entendre, la plus belle chanson du nouvel album, celle en ouverture avec une profondeur de chant, incite à la réécoute : un Pays. Lequel ? «Ce pays est en moi, c’est le mien et j’y tiens. Il n’y en a pas qu’un, au moins deux : l’Algérie du fait de mes parents et la France. Je m’en accommode très bien.» A bon entendeur.
Brigitte Fontaine et Areski Belkacem Baraka 1980 (Kuroneko)
Areski Long Courrier (Kuroneko)
Collé à partir de <https://www.liberation.fr/culture/areski-homme-de-lombre-en-pleine-lumiere-20250811_JNFASMDMT5DFZM7QP3ICVAZ5S4/?redirected=1>