Pourquoi acceptons-nous de nous déchausser à l’aéroport ?
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Midi Libre - MICHAEL ESDOURRUBAILH
Publié le 04/08/2025
Selon l’Association internationale du transport aérien, 4,89 milliards de passagers ont pris l’avion en 2024, soit plus de 13 millions de personnes chaque jour qui traversent ces dispositifs de contrôle. Et des files d’aéroport aux bacs de contrôle, un rituel discret a façonné leurs comportements et leur a fait accepter sans y penser la logique sécuritaire… tous, ou presque, ont enlevé leurs chaussures sans broncher.
7 h 30, terminal 2E de Roissy. Dans la file qui mène au contrôle, un cadre détache sa ceinture d’un geste mécanique, une mère sort les biberons de son sac, un touriste soupire en délaçant ses chaussures. Tous avancent dans un silence ponctué de bips, à peine troublé par le bruit des casiers sur des tapis roulants.
Cette scène se répète inlassablement : selon l’Association internationale du transport aérien, 4,89 milliards de passagers ont pris l’avion en 2024, soit plus de 13 millions de personnes chaque jour qui traversent ces dispositifs de contrôle.
On pourrait n’y voir qu’une procédure technique nécessaire. Pourtant, observé avec un œil anthropologique, ce moment banal révèle une transformation d’identité aussi efficace que discrète. Car il se passe quelque chose d’étrange dans ces files d’attente. Nous entrons citoyens, consommateurs, professionnels – nous en sortons « passagers en transit ». Cette métamorphose, que nous vivons comme une évidence, mérite qu’on s’y arrête.
La mécanique d’une transformation rituelle
Ce qui frappe d’abord, c’est la dépossession progressive et systématique. Objets personnels, vêtements, symboles de statut disparaissent dans des bacs plastiques standardisés. Cette logique semble arbitraire : pourquoi les chaussures et pas les sous-vêtements ? Pourquoi 100 ml et pas 110 ml ? Cette apparente incohérence révèle en réalité une fonction symbolique : créer un dépouillement qui touche aux attributs de l’identité sociale.
L’ethnographe Arnold van Gennep avait identifié dès 1909 cette première phase des rites de passage : la séparation. L’individu doit abandonner son état antérieur, se délester de ce qui le définissait dans le monde profane. Ici, le cadre cravaté devient un corps anonyme, dépouillé provisoirement de son costume, soumis au même regard technologique que tous les autres. Cette égalisation forcée n’est pas un effet de bord mais le cœur du processus : elle prépare la transformation d’identité en neutralisant temporairement les hiérarchies sociales habituelles.
Puis vient l’examen : scanners, détecteurs, questions sur nos intentions. « Pourquoi voyagez-vous ? Qui allez-vous voir ? Avez-vous fait vos bagages vous-même ? » Chaque voyageur devient temporairement suspect, devant prouver son innocence. Cette inversion de la charge de la preuve – renversement du principe fondamental « innocent jusqu’à preuve du contraire » – passe inaperçue tant elle semble « logique » dans ce contexte.
Cette phase correspond à ce que Van Gennep appelait la marge ou période liminale, que l’anthropologue Victor Turner a ensuite développée : un moment où le sujet, privé de ses attributs sociaux habituels, se trouve dans un état de vulnérabilité qui le rend malléable, prêt à être transformé. Dans cet entre-deux technologique, nous ne sommes plus tout à fait des citoyens, pas encore des voyageurs.
Bande-annonce du film Border line (2023), de Juan Sebastián Vásquez et Alejandro Rojas, qui illustre le tout-sécuritaire lors des contrôles aux frontières.
Enfin, la réintégration, selon l’ethnographe Arnold van Gennep : nous voilà admis dans l’espace post-contrôle. Nous sommes officiellement devenus des « passagers » – un statut qui suppose docilité, patience, acceptation des contraintes « pour notre sécurité ». L’espace post-contrôle, avec ses duty free et ses cafés hors de prix, marque cette transformation : nous ne sommes plus des citoyens exerçant un droit de circuler, mais des consommateurs globaux en transit, doublement dépossédés de notre ancrage politique et territorial.
Un théâtre sécuritaire paradoxalement efficace
Ces dispositifs présentent un paradoxe troublant. D’un côté, ils détectent effectivement des objets interdits (couteaux oubliés, liquides suspects) et exercent un effet dissuasif réel. De l’autre, ils peinent face aux menaces les plus sophistiquées : en 2015, des équipes de test états-uniennes ont réussi à faire passer des armes factices dans 95 % de leurs tentatives.
En six ans (de 2007 à 2013), le programme de détection comportementale états-unien SPOT a coûté 900 millions de dollars et n’a détecté aucun terroriste. Il a raté les seuls vrais terroristes qui sont passés dans les aéroports, mais il n’y a eu aucun détournement aux États-Unis. Le programme semble donc à la fois inutile (pas de menace réelle) et inefficace (échec sur les vraies menaces).
Cette inefficacité opérationnelle se double d’un déséquilibre économique majeur : selon l’ingénieur Mark Stewart et le politologue John Mueller, les dizaines de millions investis annuellement par aéroport génèrent si peu de réduction effective du risque terroriste que les coûts dépassent largement les bénéfices escomptés.
L’expert en sécurité Bruce Schneier parle de « théâtre sécuritaire » pour désigner cette logique : des mesures dont l’efficacité principale est de rassurer le public plutôt que de neutraliser les menaces les plus graves. Ce n’est pas un dysfonctionnement mais une réponse rationnelle aux attentes sociales.
Après un attentat, l’opinion publique attend des mesures visibles qui, bien que d’une efficacité discutable, apaisent les peurs collectives. Le « théâtre sécuritaire » répond à cette demande en produisant un sentiment de protection qui permet de maintenir la confiance dans le système. Les chercheurs Razaq Raj et Steve Wood (Leeds Beckett University) décrivent sa mise en scène aéroportuaire, rassurante mais parfois discriminatoire.
Dans cette logique, on comprend pourquoi ces mesures persistent et se généralisent malgré leurs résultats limités. En outre, elles contribuent à renforcer une adhésion tacite à l’autorité. Ce phénomène s’appuie notamment sur le biais du statu quo, qui nous enferme dans des dispositifs déjà établis et sur une dynamique sociétale de demande toujours croissante de sécurité, sans retour en arrière semblant possible.
L’apprentissage invisible de la docilité
Car ces contrôles nous apprennent quelque chose de plus profond qu’il n’y paraît. Ils nous habituent d’abord à accepter la surveillance comme normale, nécessaire, bienveillante même. Cette habituation ne reste pas cantonnée à l’aéroport : elle se transfère vers d’autres contextes sociaux. Nous apprenons à « montrer nos papiers », à justifier nos déplacements, à accepter que notre corps soit scruté « pour notre bien ».
Le système fonctionne aussi par inversion des résistances. Résister devient suspect : celui qui questionne les procédures, qui refuse une fouille supplémentaire, qui s’agace d’un retard, se transforme automatiquement en « problème ». Cette classification morale binaire – bons passagers dociles versus passagers difficiles – transforme la critique en indice de culpabilité potentielle.
À force de répétition, ces gestes s’inscrivent dans nos habitudes corporelles. Nous anticipons les contraintes : chaussures sans lacets, liquides prédosés, ordinateurs accessibles. Nous développons ce que le philosophe Michel Foucault appelait des « corps dociles » : des corps dressés par la discipline qui intériorisent les contraintes et facilitent leur propre contrôle.
Au-delà de l’aéroport
Cette transformation ne se limite pas aux aéroports. La pandémie a introduit des pratiques comparables : attestations, passes, gestes devenus presque rituels.
Nous avons pris l’habitude de « présenter nos papiers » pour accéder à des espaces publics. À chaque choc collectif, de nouvelles règles s’installent, affectant durablement nos repères.
Dans la même veine, l’obligation de se déchausser à l’aéroport remonte à une seule tentative d’attentat : en décembre 2001, Richard Reid avait dissimulé des explosifs dans ses chaussures. Un homme, un échec… et vingt-trois ans plus tard, des milliards de voyageurs répètent ce geste, désormais inscrit dans la normalité. Ces événements agissent comme des « mythes fondateurs » qui naturalisent certaines contraintes.
Le sociologue Didier Fassin observe ainsi l’émergence d’un « gouvernement moral » où obéir devient une preuve d’éthique. Questionner un contrôle devient un marqueur d’irresponsabilité civique. Ce qui rend cette évolution remarquable, c’est son caractère largement invisible. Nous ne voyons pas le rituel à l’œuvre, nous vivons juste des « mesures nécessaires ». Cette naturalisation explique sans doute pourquoi ces transformations rencontrent si peu de résistance.
L’anthropologie nous apprend que les rituels les plus efficaces sont ceux qu’on ne perçoit plus comme tels. Ils deviennent évidents, nécessaires, indiscutables. Le système utilise ce que le politologue américain Cass Sunstein appelle le « sludge » : contrairement au « nudge
» qui incite subtilement aux bons comportements, le sludge fonctionne par friction, rendant la résistance plus coûteuse que la coopération. Les travaux de psychologie sociale sur la soumission librement consentie montrent que nous acceptons d’autant plus facilement les contraintes que nous avons l’impression de les choisir. En croyant décider librement de prendre l’avion, nous acceptons librement toutes les contraintes qui s’y rattachent.
Questionner l’évidence
Identifier ces mécanismes ne signifie pas qu’il faut les dénoncer ou s’y opposer systématiquement. La sécurité collective a ses exigences légitimes. Mais prendre conscience de ces transformations permet de les questionner, de les délibérer, plutôt que de les subir.
Car comme le rappelait la philosophe Hannah Arendt, comprendre le pouvoir, c’est déjà retrouver une capacité d’action. Peut-être est-ce là l’enjeu : non pas refuser toute contrainte, mais garder la possibilité de les penser.
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (U. de Bourgogne) et CERIIM (Excelia), Excelia
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Collé à partir de <https://www.midilibre.fr/2025/08/04/mais-au-fait-pourquoi-acceptons-nous-de-nous-dechausser-a-laeroport-12859620.php>