Robert DOISNEAU/GAMMA RAPHO/Adagp, Paris, 2025

 

L’héritage maudit de Vasarely : escroqueries, toiles volatilisées, petit-fils caché…

Par Gilles Rof  03 août 2025

 

Victor Vasarely ne souhaitait que le bonheur à ses descendants. C’était compter sans l’appétit de sa famille et d’un cortège de profiteurs qui se sont allègrement approprié ses créations. Vingt-huit ans après la mort du maître de l’art optique, une grande partie de sa collection est dispersée aux quatre vents et un interminable combat judiciaire oppose le petit-fils de l’artiste et sa belle-mère.

La haute silhouette de Jacques Chirac dépasse d’une petite foule d’invités. Sourire séducteur et cheveux soigneusement plaqués en arrière, le premier ministre français, fringant quadragénaire, donne du « mon cher maître » à l’homme d’une élégance surannée qui le guide à travers les salles. Victor Vasarely, tempes blanches et coupe ondulée, costume pourpre cintré et lunettes carrées, ne fait pas ses 70 ans.

Ce 14 février 1976, l’artiste vit un sommet de sa prolifique carrière. L’inauguration de sa « cité polychrome du bonheur » doit valider son visa pour l’éternité. Un bâtiment fou qu’il a fait pousser sur une butte à la sortie d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Au loin, la montagne Sainte-Victoire, muse minérale de Paul Cézanne, un de ses modèles. Tout à côté, les HLM du quartier populaire du Jas-de-Bouffan. Et, au sommet d’un large mamelon d’herbe verte, ces panneaux géants en acier anodisé, disque blanc sur fond noir et disque noir sur fond blanc, formant une façade qui se déploie comme un paravent : la signature de la Fondation architectonique Vasarely.

Soit 5 000 mètres carrés d’imposantes alvéoles, ornées de quarante-quatre de ses œuvres monumentales, peintures ou tapisseries aux formes hypnotiques. « L’homme, qui a besoin de respirer de l’oxygène, de manger des vitamines et des protéines, a également besoin d’avoir une satisfaction pour l’œil… », philosophe l’artiste au micro d’une journaliste, ponctuant sa phrase d’incessants « N’est-ce pas ? » marqués par le fort accent de sa jeunesse hongroise.

A quelques pas, Claude Pompidou, veuve de Georges, est venue témoigner de l’amitié sincère que le président de la République, mort deux ans plus tôt, en avril 1974, portait à Victor Vasarely. Quelques années auparavant, c’est elle, chapeau cloche et tailleur seventies, qui inaugurait dans une même parade officielle le Musée didactique de Gordes (Vaucluse), premier volet de la fondation et autre preuve de la réussite du maître de l’art optique. En cet hiver 1976, entouré de notables aixois et l’air inspiré, Jacques Chirac ose une prédiction. L’événement est, assure-t-il, « prometteur pour l’avenir de l’homme, pour l’avenir de l’architecture, pour l’esthétique… et plus généralement pour le bonheur ».

 

Claude Pompidou, Jacques Chirac et Victor Vasarely, lors de l’inauguration de la Fondation Vasarely, à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), le 14 février 1976. LOUIS MONIER/BRIDGEMAN IMAGES/ADAGP, PARIS, 2025

 

Près d’un demi-siècle plus tard, les mots du grand Jacques sonnent comme un sortilège maléfique. Le bonheur ? L’héritage de Victor Vasarely, pape de l’abstraction géométrique, icône de la pop culture des années 1970, ne l’a guère apporté à ses deux descendants directs : son fils aîné, André, 93 ans aujourd’hui, ancien médecin à la Sécurité sociale, vit reclus et affaibli par la maladie d’Alzheimer, et son cadet, Jean-Pierre, artiste lui aussi sous le pseudonyme d’Yvaral, est mort en 2002. Il a en revanche attiré une flopée de personnages – avocats, élus, galeristes, administrateurs – qui ont grappillé des pans entiers de ce trésor à l’ampleur difficile à estimer.

 

Combat sans fin

Depuis 1992, date de la première plainte déposée devant la justice, le nom de l’artiste alimente des kilomètres de procédures, hante les tribunaux en France comme aux Etats-Unis et provoque la méfiance des experts et des collectionneurs. Articles et livres s’enchaînent, déroulant leur vérité dans le combat sans fin auquel se livrent Pierre Vasarely, petit-fils de l’artiste et fils unique de Jean-Pierre, dit Yvaral, et Michèle Vasarely, née Taburno, sa belle-mère, seconde épouse d’Yvaral.

Le premier, que la cour d’appel de Paris a reconnu comme légataire universel de Victor en 2005 – une décision confirmée par la Cour de cassation en 2015 –, accuse la seconde d’avoir pillé la succession du peintre et de refuser de se soumettre aux arrêts de la justice française. Exilée sur l’île de Porto Rico, l’octogénaire rétorque que tous les tableaux en sa possession lui ont été cédés « par le maître lui-même » ou par son mari.

Dernier épisode en date, le 30 avril : la Cour de cassation a renvoyé les protagonistes vers la chambre d’instruction du tribunal de Paris dans le cadre d’une procédure lancée en… 2009. La mise en examen de Michèle Taburno-Vasarely pour abus de confiance et blanchiment, prononcée par le juge Tournaire le 13 avril 2023, à San Juan, la capitale portoricaine, a été annulée pour un point technique. Le magistrat n’avait pas le droit de procéder à un tel acte sur un territoire étranger. Chaque camp a commenté la décision comme une victoire. En attendant la suite.

A quelques mois de son cinquantenaire, la fondation se redresse peu à peu après avoir frôlé la liquidation judiciaire en 2007. Le musée de Gordes n’existe plus depuis 1996. Au Centre architectonique d’Aix, classé monument historique en 2013 et Musée de France en 2020 (appellation donnant droit en priorité à des subventions de l’Etat), une bonne partie des œuvres monumentales, piquées par les intempéries ou les mauvais traitements du public, reste encore à rénover. Le nombre de visiteurs plafonne à 80 000 par an après le pic de 100 000 atteint avant le Covid-19.

 

La Fondation Vasarely, à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). NINA MEDIONI POUR M LE MAGAZINE DU MONDE/ADAGP, PARIS, 2025

 

Malgré 11 millions d’euros d’aides publiques déjà investis, les fonds manquent pour boucler la réhabilitation de ce bâtiment complexe. « Le projet est en bonne voie », affirme, confiant, l’ancien directeur du Centre Pompidou Bernard Blistène, désormais membre du conseil d’administration et très impliqué dans la relance de la fondation. Mais, comme beaucoup d’acteurs du monde de l’art, l’ex-patron de Beaubourg aimerait désormais que « l’importance considérable de l’œuvre prenne le pas sur les gossips [potins] ». Un vœu pieux ?

 

« Vasarelymania »

Né à Pécs en 1906, dans ce qui était encore l’Empire austro-hongrois, Victor Vasarely, de son vrai nom Gyözö Vásárhelyi, s’installe à Paris dans les années 1930. Il gagne sa vie dans la publicité et, pendant trois décennies, développe son style avant-gardiste. Un alphabet graphique inédit, des œuvres cinétiques qui semblent bouger en restant immobiles…

Les années 1960-1970 sont celles de la « vasarelymania ». Façades des bâtiments publics et de la radio RTL (cosignée avec son fils Yvaral), murs des salons familiaux, pochette de l’album culte de David Bowie Space Oddity… Les formes géométriques du « maître » investissent tout l’espace, jusqu’aux dos des panneaux publicitaires Decaux.

L’artiste met aussi en place une redoutable machine de diffusion, contrôlée par son épouse, Claire Spinner, qu’il a rencontrée à Budapest sur les bancs de l’école Mühely, déclinaison hongroise du Bauhaus allemand. Les originaux, créés de sa main, se déclinent en d’innombrables « multiples » : sérigraphies, planches, tapis, objets… L’argent coule à flots, mais le peintre l’apprécie moins que la reconnaissance. En octobre 1972, il signe le texte manifeste « Mon projet », où il exprime la façon dont il veut laisser sa trace dans l’histoire. « Il est plus noble de donner à tout le monde que d’accaparer tout pour soi et pour ses proches. (…) En résumé, je lègue l’essentiel de mes créations à la communauté, le mieux représentée en fin de compte par l’Etat de toujours », écrit-il.

En l’occurrence, à la Fondation Vasarely, que la France pompidolienne a reconnue d’utilité publique dès 1971 et pour laquelle le couple ne mégote pas sur la dépense, rénovant le château de Gordes et bâtissant le site d’Aix-en-Provence à coups de millions de francs. Membres du conseil d’administration, André et Jean-Pierre ne trouvent alors rien à redire à la volonté de leurs parents de « parachever [leur] idéal ». « Il est entendu que nos biens immobiliers et mobiliers, ainsi que nos économies constitueront un héritage coutumier en leur faveur », précisent Claire et Victor Vasarely.

 

Réhabiliter « Bonzi »

Lunettes cerclées, cheveux blancs ondulés dans la nuque comme son grand-père les portait à la fin de sa vie, volubile, Pierre Vasarely, 64 ans, se pose aujourd’hui en gardien de cette volonté. « On s’est beaucoup moqué du côté communiste mondain et mégalo de Victor, mais on omet de dire à quel point il a été généreux. Il ne faut pas oublier que Claire et lui sont des immigrés qui arrivent en France sans rien. Ils ont un parcours incroyable, se lient d’amitié avec un président de la République et donnent le fruit de ce qui a été leur travail pendant soixante ans à l’Etat », résume-t-il, assis dans une des vastes salles de la fondation aixoise qu’il préside depuis 2009.

Le fils d’Yvaral a été reconnu comme « seul titulaire » du droit moral sur l’œuvre de son grand-père par la justice française. Et il le rappelle régulièrement à ceux qui veulent l’exploiter, ce qui lui vaut une double réputation. Celle de « féroce procédurier » pour sa belle-mère et ses alliés, alors que ses soutiens célèbrent « un chevalier blanc qui se dévoue corps et âme pour redresser la fondation », comme le dit Bernard Blistène.

 

Pierre Vasarely, légataire universel de Victor Vasarely, dans la fondation de son grand-père, à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), le 7 juillet 2025. NINA MEDIONI POUR M LE MAGAZINE DU MONDE/ADAGP, PARIS, 2025

Cet été, Pierre Vasarely organise à Aix une rétrospective inédite : la première consacrée au pétillant travail artistique de Claire Vasarely. Cette volonté de réhabiliter « Bonzi » (le petit nom que Victor donnait à son épouse) n’a rien de gratuit. Pour Pierre, le décès de sa grand-mère, en 1990, est le tournant qui ouvre la voie au pillage du patrimoine familial, « sans aucun respect pour l’idée première de Claire et Victor », comme il le raconte dans un pavé de 540 pages, Le Pillage (Fage éditions) coécrit en 2021 avec la journaliste Laetitia Sariroglou.

 

L’affaire Debbasch

Les descendants du couple n’ont toutefois pas été les premiers à troubler l’héritage. Avant la saga Vasarely, il y a eu l’affaire Debbasch. Des années de procédures entre 1992 et 2005. Taille modeste, sortant rarement sans son yorkshire, Love, à qui il a consacré un livre passionné, Un amour de Love (La Marge, 2001), Charles Debbasch n’a pas le charme du peintre. Mais il en impose. Brillant juriste, doyen de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, il conseille le président de la République Valéry Giscard d’Estaing en matière de culture et d’éducation.

Ses réseaux sont tentaculaires. En mars 1981, Victor et Claire Vasarely cherchent un gestionnaire pour leur fondation, projet d’une vie devenu trop lourd. Une société japonaise leur propose un contrat. Mais le couple choisit l’université Aix-Marseille-III, sa faculté de droit et son doyen juriste. Ils en sont persuadés, Charles Debbasch saura rendre l’œuvre éternelle. Pierre, leur petit-fils, propulsé « conseiller du président » à sa sortie de Sciences Po Aix, n’échappe pas à l’emprise de cet homme érudit et influent.

Onze ans plus tard, le fiasco est total. L’université a laissé le lieu péricliter. Et Charles Debbasch s’est très largement servi sur la bête. Sous son mandat, la fondation paye les factures de rénovation de son appartement dans le 16e arrondissement de Paris, rémunère sa compagne pour un rapport fantôme, accueille des juristes amis pour des soirées où le champagne coule à flots. Sans en référer aux Vasarely, il crée aussi une société immatriculée au Panama pour récupérer l’argent des ventes d’œuvres à des galeristes américains. Michèle Vasarely est la première à repérer les abus du doyen et pousse son beau-père à demander sa démission. Mais Charles Debbasch s’accroche. Et c’est finalement la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui, en juin 1993, le déchoie de sa présidence.

 

Réfugié à Lomé

Un an et demi plus tard, la saga Vasarely vit son premier épisode rocambolesque. Le 25 novembre 1994, Charles Debbasch déjeune avec ses avocats, dont le réputé Jacques Vergès, à L’Escargot, un petit restaurant à deux pas de « sa » fac de droit. Il sait que l’étau se resserre : sa compagne est en garde à vue à Paris et ses locaux dans la capitale ont été perquisitionnés. Le juge Guenaël Le Gallo, qui instruit la plainte des Vasarely contre lui pour escroquerie et abus de confiance, a émis un mandat d’amener. Le magistrat s’inquiète d’une possible fuite à l’étranger : depuis quelques années, Charles Debbasch a tissé des liens en Afrique, conseille le président du Togo, Gnassingbé Eyadéma, et possède à ce titre un passeport diplomatique.

Dans la salle de L’Escargot, l’arrestation tourne à l’esclandre. Le juriste hurle au scandale et, soutenu par ses avocats, refuse d’accompagner les gendarmes. Protégé par un cordon d’étudiants qui scandent « Libérez Debbasch ! », il court se réfugier à l’intérieur de l’université. Craignant l’émeute, les gendarmes se replient – après en avoir informé le juge – et le siège de l’université, surréaliste, commence.

En robe d’avocat, décorations de chevalier de la Légion d’honneur et de commandeur de l’Ordre du mérite bien en vue, le doyen donne une conférence de presse dans un amphithéâtre. Jacques Vergès assis à ses côtés, il dénonce « un procédé inacceptable », puis se barricade dans son bureau, où défilent les journalistes. Charles Debbasch ne cédera que deux jours plus tard. Le juge, agacé, l’enverra directement dormir à la prison des Baumettes, à Marseille, pour deux mois et demi de détention préventive.

 

Charles Debbasch, ancien président de l’institution, ex-doyen de l’université de droit, comparaît pour détournement d’œuvres, au tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), en décembre 2001. SIPA

 

Il faudra encore attendre sept ans pour que le procès du doyen s’ouvre. En décembre 2001, devant le tribunal correctionnel d’Aix, la procureure dénonce un « pillage systématique de l’œuvre de Victor Vasarely ». Le 1er mai 2005, la cour d’appel valide sa condamnation à deux ans de prison, dont un an ferme, pour avoir détourné 400 000 euros et des dizaines d’œuvres. Le juriste a alors 67 ans et, comme le redoutait la justice, s’est réfugié à Lomé, au Togo, où il conseillera la dictature jusqu’à son décès, en 2022.

 

Musée vidé

La présidence Debbasch a sapé la fondation. Mais le vrai siphonnage reste à venir. Le 14 décembre 1995, Jacques Chirac, élu président en mai, fête son premier semestre à l’Elysée. A Aix, le conseil d’administration de la Fondation Vasarely se réunit dans un climat pesant. Le bâtiment est fermé au public depuis quelques jours, pour cause d’électricité défaillante. Victor Vasarely, 89 ans, n’est pas là. Affaibli, il vit en maison médicalisée, sous tutelle familiale. Il s’éteindra deux ans plus tard. Pour l’instant, son fils Yvaral le représente. Sa belle-fille Michèle, elle, préside le conseil depuis mai. Avec André, l’aîné des frères Vasarely, et Henriette, l’épouse de ce dernier, ils font front commun. Tous quatre veulent leur part de l’héritage de Claire.

Conseillés par l’avocat Yann Streiff, ils plaident le « dépassement de la quotité disponible ». Autrement dit, ils dénoncent le fait qu’en dotant la fondation de 1 260 originaux – sur les 8 000 attribués au plasticien – et de 26 000 sérigraphies inaliénables, leurs parents les ont dépossédés d’une partie de leurs biens.

Comme Bernard Tapie quelques années plus tard dans son conflit avec le Crédit lyonnais, ils vont utiliser, sur les conseils de leur avocat, la procédure d’un arbitrage privé. Le collège arbitral, formé du notaire de la famille et de deux membres cooptés par elle, évalue à près de 450 millions de francs la somme que la fondation doit restituer aux fils Vasarely. La décision percute une situation financière compliquée : un redressement fiscal de 17 millions de francs pour des ventes de tableaux réalisées sous Charles Debbasch… La justice valide la procédure. « Et, comme il n’y a pas d’argent dans les caisses, on se sert en tableaux », résume Pierre Vasarely, qui assure ne pas avoir eu voix au chapitre à l’époque.

 

Les plaignants, le fils du peintre, André Vasarely, sa belle-sœur Michèle Taburno-Vasarely, et leur avocat, Yann Streiff, au tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), en décembre 2001. Plus tard, eux aussi feront l’objet de poursuites. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP

 

Combien d’œuvres inaliénables quittent alors les réserves de la fondation ? « Chaque fils en a eu une centaine, Michèle une quarantaine, et près de deux cents sont retournées à Victor », calcule Pierre Vasarely. Le Musée de Gordes est vidé, le site d’Aix asséché. Quatre-vingt-sept œuvres sont également cédées à l’avocat Yann Streiff en guise de rémunération. Il récupère aussi le bureau du maître. Un meuble imposant en trois caissons décorés, dont on a, depuis, perdu la trace. « L’Etat n’a pas tenu son rôle de protection du patrimoine donné. Sans cela, les œuvres n’auraient pas quitté la France », rage toujours le petit-fils.

 

Arbitrage frauduleux

Dénoncé par la fondation, l’arbitrage sera jugé frauduleux en 2014. Et Yann Streiff radié du barreau de Paris en 2019. Vingt et une des œuvres reçues en honoraires par l’avocat seront saisies dans une vente aux enchères à la demande de Pierre Vasarely. Deux autres seront rendues anonymement par des collectionneurs. Entre-temps, Michèle Taburno-Vasarely, elle, a traversé l’Atlantique, emportant avec elle plusieurs centaines d’œuvres.

A 84 ans, l’épouse d’Yvaral garde un regard mutin, une voix flûtée et une passion pour les robes brodées de fleurs et d’oiseaux, qui lui donnent un air d’Alice au pays des merveilles. « Une personnalité réjouissante, dotée d’une forte intelligence, une dame inoffensive qui n’est pas en fuite et a toujours répondu aux juges », plaide son avocate, Julia Minkowski, star du barreau de Paris. A Porto Rico, la pimpante octogénaire vit dans un ancien collège catholique, merveille rococo qu’elle a fait rénover, entourée de chats, de poupées en porcelaine, d’œuvres d’art, de son personnel de maison et de sa fille adoptive.

C’est ce décor kitsch, qu’elle dévoile avec gourmandise sur son compte Instagram, que les agents de la police fédérale américaine (FBI) investissent le 11 avril 2023 à la demande du juge Tournaire. La belle-fille de Victor Vasarely a été avertie de leur passage. Mais elle ne les attend pas si tôt. En visioconférence, elle livre un récit épique de l’événement. « A 6 heures du matin, je suis réveillée par des cris. J’entends “FBI”. J’ouvre la grille en chemise de nuit et pieds nus et me retrouve face à six mecs cagoulés avec des fusils d’assaut. Je pensais qu’ils étaient là pour me protéger », raconte-t-elle, d’un ton innocent. Les agents fédéraux viennent saisir 112 des plus de 200 tableaux en sa possession.

 

Mandat d’arrêt international

« Mon beau-fils m’accuse d’avoir passé mes œuvres aux Etats-Unis en fraude. Mais ce n’est pas vrai », se défend-elle. Michèle Taburno-Vasarely reconnaît toutefois qu’elle a quitté l’Hexagone en 2004 pour échapper à la pression judiciaire : « Je savais qu’en France je ne pourrais pas travailler, que j’aurais des ennuis tous les jours », concède-t-elle. Et qu’elle aurait dû aussi répondre aux injonctions des juges, et notamment à cet arrêt de la cour d’appel de Paris de 2022 ordonnant, outre le retour en France des œuvres issues des successions Vasarely, leur partage entre les ayants droit.

Si son avocate parisienne estime que les faits reprochés sont prescrits, Michèle Taburno-Vasarely reste sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par la justice française. « Aujourd’hui, à cause de Pierre, le nom est brûlé. Quand il a commencé ses attaques, je lui ai écrit : “Tu es assis sur un tas d’or, tu finiras sur un tas de cendres.” S’il ne faisait pas tous ces scandales, la cote de Vasarely ne vaudrait pas aujourd’hui trente fois moins que celle de Soulages », grince-t-elle. Dans le vieux San Juan, l’épouse d’Yvaral a créé sa propre fondation. Et se plaint des juges français et de son beau-fils, qui, dit-elle, s’intéressent surtout « à ce qui se passe sous [sa] couette ». « Si on l’écoute, on se demande avec qui je n’ai pas couché. Pour lui, je suis une sorcière », soupire-t-elle.

Inquiète des conditions de stockage des tableaux saisis, Michèle Taburno-Vasarely compte encore sur l’action de ses avocats américains et sur le chaos provoqué par Donald Trump au sein du FBI et de la justice américaine pour les récupérer. Les rendra-t-elle un jour à la fondation d’Aix-en-Provence ? « Pas tant que Pierre Vasarely en est le président », promet-elle. La justice risque pourtant de se priver de son avis. Le 8 juillet, après une nouvelle audience, la juge fédérale Maria Antongiorgi Jordan a annoncé qu’elle dira début août si les œuvres doivent revenir en France.

 

Soutien inattendu

Dans son exil outre-Atlantique et son combat contre son beau-fils, l’octogénaire s’est découvert un soutien inattendu. Un potentiel descendant Vasarely que personne n’avait vu venir. Dans une interview à Paris Match en août 2022, Xavier Terlet, expert de l’innovation alimentaire, régulièrement invité sur les plateaux pour parler protéines et nutrition, assure être le fils caché d’André et donc le second petit-fils de Victor. C’est sa mère qui lui a révélé la chose au début des années 2000. Il avait alors 42 ans. Pour appuyer ses dires, Xavier Terlet, 66 ans aujourd’hui, possède de nombreuses photos et vidéos où il partage des moments de vie avec André Vasarely. Comment est-il entré en contact avec ce père qu’il ne connaissait pas ? « J’ai appelé la première Vasarely trouvée dans l’annuaire. C’était Michèle, raconte-t-il. Une femme très bienveillante, contrairement à Pierre Vasarely. »

Il produit aussi un test génétique effectué en Belgique. Mais, curieusement, ce test ne porte pas le nom de son père putatif. « André n’a pas voulu le faire sous sa vraie identité parce qu’il était terrorisé par Henriette, son épouse », justifie Xavier Terlet. Ce dernier soupçonne son potentiel cousin germain d’être à l’origine d’une lettre d’avocat, reçue le 16 janvier 2017, qui lui intime de ne plus rencontrer André. Ce que Pierre Vasarely dément. Dans un article paru dans Libération le 19 mars, Xavier Terlet s’étonne aussi qu’un tableau – Arcturus I, qu’il avait vu chez André, soit vendu aux enchères par la fondation et son président. Dans un de ses droits de réponse cinglants, ce dernier précise que l’œuvre fait partie des tableaux rendus par son oncle après l’annulation de l’arbitrage.

Si Xavier Terlet a fait « le tour des meilleurs avocats de Paris » pour se renseigner sur ses chances d’être reconnu officiellement par un père biologique encore vivant – « elles sont nulles », assure-t-il –, il affirme ne pas viser l’héritage Vasarely. « J’avais besoin de poser une vérité médiatique. C’est fait. Je n’ai pas envie de me bousiller la vie en entrant dans ce combat. Vous trouvez que les héritiers ont l’air heureux ? », interroge-t-il. Comme le présupposait Jacques Chirac, le génie de Victor Vasarely a beaucoup apporté à l’art. Pour le bonheur de ses descendants, il avait tort.