Claire Jachymiak / Hans Lucas pour « Le Monde »

 

Internet : dans les campagnes, des réseaux de fibre optique menacés

Par Pierre Manière Publié le 07 octobre 2025

 

Dans les territoires ruraux de l’Hexagone, les collectivités ont installé, grâce à d’importantes subventions publiques, de vastes réseaux Internet à très haut débit. Mais leur exploitation coûte parfois si cher que certains gestionnaires d’infrastructures redoutent d’être étouffés financièrement.

Le chantier bat son plein, mercredi 24 septembre au matin, sur une petite route en bordure de Navilly, un village de 435 habitants de la Saône-et-Loire. Perché sur la nacelle d’une camionnette, l’un des trois techniciens de la société BVS, une PME spécialisée dans les réseaux numériques, installe un nouveau câble de fibre optique sur des poteaux, de part et d’autre d’un tunnel qui passe sous des voies ferrées. Impossible, pour des raisons de sécurité, de le suspendre au-dessus des caténaires de la SNCF. Les techniciens n’ont d’autre choix que de le faire passer sous le tunnel, par le biais d’un fourreau tout juste enfoui au milieu de la route.

Ces travaux permettront aux habitants de deux maisons situées de l’autre côté du tunnel de disposer d’un Internet ultrarapide. Mais ils sont loin d’être neutres sur le plan financier. Entre l’installation du câble, la soudure de ses six fibres optiques ou les tests pour s’assurer que tout fonctionne bien, la facture de ce travail minutieux, qui a mobilisé les techniciens pendant une journée, est salée : entre « 9 000 euros et 10 000 euros, pour seulement deux maisons », confie Virginia Martin, la directrice de la mission très haut débit de la Saône-et-Loire. Ces travaux relevant de la « vie du réseau » foisonnent. « Ce n’est jamais fini », soupire la responsable.

Le cas de Navilly illustre l’équation budgétaire pour le moins complexe de l’exploitation d’un réseau de fibre dans les campagnes : des coûts élevés pour un nombre de clients limité. C’était déjà le cas pour la construction du réseau – ils s’établissent à 165 millions d’euros en Saône-et-Loire, qui a bénéficié d’une subvention de l’Etat de 87 millions, pour 102 000 logements, dont 60 % sont abonnés à la fibre. Ça l’est aussi pour son exploitation dans la mesure où l’addition à l’échelle du département s’élèvera cette année entre « 2 millions et 3 millions d’euros », selon Henri-Bénigne de Vregille, le directeur général de Bourgogne-Franche-Comté Numérique, la société publique responsable des réseaux ruraux de la Saône-et-Loire, mais aussi de la Côte-d’Or, du Jura, de l’Yonne et de la Nièvre.

 

L’installation doit être enterrée sous une ligne SNCF, à Navilly (Saône-et-Loire), le 24 septembre 2025. CLAIRE JACHYMIAK / HANS LUCAS POUR « LE MONDE »

 

« Le problème, insiste ce dernier, c’est que ces coûts s’avèrent bien plus élevés qu’anticipé. » Selon lui, à ce jour, les recettes du gestionnaire d’infrastructures – en l’occurrence Bourgogne-Franche-Comté Fibre (BFC Fibre), filiale d’Orange Concessions (groupe Orange), qui commercialise la fibre optique aux opérateurs grand public – ne couvrent pas ces dépenses et les investissements initiaux des collectivités. Au point de menacer le fragile équilibre économique qui permet de financer l’entretien des réseaux.

 

Situations précaires

Dans l’Hexagone, ces préoccupations sont partagées par la majorité des 85 réseaux ruraux, ou réseaux d’initiative publique (RIP), construits par les départements dans le cadre du plan national de mise en place de la fibre optique. Lancé en 2013, celui-ci ambitionne de généraliser l’accès à cette technologie dans tout le pays d’ici à la fin de l’année.

Jusqu’à présent, il a coûté 23 milliards d’euros – dont plus de la moitié d’argent public –, selon un rapport de la Cour des comptes publié le 2 avril. Si l’Etat n’a pas lésiné sur les subventions, c’est précisément pour permettre aux habitants des campagnes et des zones peu peuplées de bénéficier de la fibre. Et ce, au même prix que dans les villes. Car ces territoires majoritairement ruraux, qui représentent environ 45 % de la population, sont jugés peu rentables par les opérateurs.

Le coût du chantier est compris entre « 9 000 euros et 10 000 euros », d’après Virginia Martin, la directrice de la mission très haut débit de la Saône-et-Loire. A Navilly, le 24 septembre 2025. CLAIRE JACHYMIAK / HANS LUCAS POUR « LE MONDE »

Problème, beaucoup de RIP considèrent leur situation financière comme étant précaire, voire en péril : 75 % d’entre eux ont « observé des surcoûts liés à l’exploitation des réseaux », relève la Cour des comptes dans son rapport. C’est le cas du Syndicat intercommunal d’énergie et d’e-communication de l’Ain. Celui-ci gère, par le biais d’une régie, le réseau de fibre du département, permettant à près de 350 000 habitations et entreprises d’y accéder. Son vice-président, Michel Chanel, déplore un net déséquilibre entre ses recettes et ses coûts d’exploitation. « On brûle 3 millions de cash par an », se lamente-t-il.

Et pour cause : les dépenses explosent dans « ce territoire très rural, où les lignes de fibre s’étendent, en moyenne, sur 1 kilomètre pour parvenir au client ». Ce qui entraîne des interventions aussi difficiles que coûteuses quand des dysfonctionnements surviennent. Face à cette situation intenable, M. Chanel redoute, à partir de 2027, de devoir « restreindre la maintenance, qui entraînera une forte dégradation du réseau ». Avec, par ricochet, le risque d’inciter des clients à bouder la fibre, et à se tourner vers des technologies alternatives, comme la 4G ou la 5G à usage fixe, voire le satellite.

D’autres acteurs, eux, sont déjà dans le rouge. « Il y a quinze jours, je suis passé tout près de la cessation de paiement », s’est ému Thibaut Simonin, le président de Charente Numérique, lors d’un colloque réunissant la filière des télécoms, le 14 mai à Paris. Ce syndicat mixte, qui gère 116 000 lignes de fibre dans le département, s’est dit étranglé sur le plan financier. « On ne tiendra pas trois ans, a renchéri M. Simonin. Je ne suis même pas sûr qu’on soit capable de monter le budget de l’année prochaine. »

 

« Déviation » des coûts

Outre les collectivités qui ont construit les RIP, les opérateurs d’infrastructures auxquels a été confiée l’exploitation, après des appels d’offres, tirent aussi la sonnette d’alarme. Méconnus du grand public, ces acteurs s’appellent Orange Concessions, XP Fibre (filiale d’Altice France, la maison mère de SFR), Altitude Infra, Axione (filiale de Bouygues Energies & Services), ou Lumière (ex-TDF). Depuis le lancement du plan d’installation de la fibre, « beaucoup d’imprévus ont engendré une déviation très significative de nos coûts », insistait Arnaud Van Troyen, le directeur général d’Altitude Infra, lors d’un colloque, le 17 septembre, à Dijon.

 

A Navilly (Saône-et-Loire), le 24 septembre 2025. CLAIRE JACHYMIAK / HANS LUCAS POUR « LE MONDE »

 

Le dirigeant a évoqué les dégradations liées aux raccordements parfois chaotiques des abonnés, après le passage de sous-traitants indélicats et sous-payés. Mais aussi les « phénomènes climatiques », qui vont crescendo : « Nous l’avons vu de façon dramatique dans l’Aude », a-t-il expliqué. Dans ce département, les équipes d’Altitude Infra reconstruisent une grande partie des réseaux dévorés par les flammes du gigantesque incendie qui a ravagé, du 5 au 9 août, près de 17 000 hectares de végétation.

Pour doper leurs recettes et éviter de sombrer, la plupart des RIP espèrent renégocier les prix de gros auxquels ils vendent leur fibre aux opérateurs commerciaux. Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free paient autour de 5 euros par ligne par mois. Préconisé en décembre 2015 par l’Arcep, le régulateur des télécoms, ce tarif n’a pas été révisé depuis. Rien n’interdit aux RIP de l’augmenter, mais, s’ils le font, ils s’exposent alors à la perte de leurs subventions. Résultat : tous font pression sur le régulateur pour qu’il revoie sa copie.

C’est le cas de Nouvelle-Aquitaine très haut débit (NATHD). Cette société publique locale exploite et commercialise cinq RIP sur sept départements de la région, pour un total de 730 000 logements raccordables à la fibre. En décembre 2023, elle a décidé un quasi-doublement du prix d’accès à son réseau, à plus de 10 euros par ligne par mois. Mais NATHD s’est heurtée, le 2 avril 2024, à un avis négatif de l’Arcep, qui s’interrogeait sur le « caractère objectif et proportionné » de la décision. Ce qui l’a obligée à renoncer à son augmentation, de peur que l’Etat ne ferme le robinet des subventions. « Ce n’est que partie remise », espère Mathieu Hazouard, le président de NATHD. Sinon, prévient-il, il n’aura d’autre choix que de « demander tous les ans aux collectivités de compenser [ses] déficits (…), ce qui n’est pas acceptable ».

 

A Navilly (Saône-et-Loire), le 24 septembre 2025. CLAIRE JACHYMIAK / HANS LUCAS POUR « LE MONDE »

 

Face à la colère des réseaux d’initiative publique, l’Arcep a lancé, le 24 juillet, une consultation publique visant à « objectiver » leurs coûts d’exploitation, en vue de proposer, d’ici à la fin de l’année, une « évolution éventuelle » des prix de gros. « Certaines raisons peuvent expliquer que les coûts d’exploitation se soient avérés plus importants que prévu », convient Laure de La Raudière, la présidente du régulateur.

 

Promesse d’équité

Mais concernant les difficultés financières de certains réseaux, elle n’écarte pas « la possibilité que, pour gagner les appels d’offres, certains exploitants [les opérateurs d’infrastructures] se soient montrés trop optimistes sur leurs plans d’affaires ».

Un avis que ne partage pas Ilham Djehaïch-Mezouar, la présidente d’Infranum, la fédération des entreprises françaises des infrastructures numériques, et directrice générale d’Altitude Infra THD. Hors de question, à ses yeux, de remettre en question les plans d’affaires : tous ont, d’après elle, été « audités », et passés au crible par les « experts », les « conseillers juridiques (…) et financiers », qui ont accompagné les collectivités.

Du côté des grands opérateurs commerciaux, la perspective de voir ces tarifs de gros augmenter fait figure d’épouvantail. Directrice des relations extérieures d’Iliad, la maison mère de Free (dont le propriétaire, Xavier Niel, est actionnaire à titre individuel du Groupe Le Monde), Ombeline Bartin considère que « les difficultés financières des réseaux ruraux ne sont pas objectivées ». Elle renvoie au rapport de la Cour des comptes qui, il est vrai, précise que « le risque d’un déficit d’exploitation pérenne sur un RIP (…) n’est, à ce stade, pas avéré ». Si elle convient qu’il peut « exister des problèmes localement », Mme Bartin argue que les tarifs de gros ont été « longuement négociés, et acceptés, avec des opérateurs d’infrastructures qui connaissent leur métier ». Elle précise aussi qu’il existe déjà « des clauses permettant une certaine évolution des prix ».

 

A Navilly (Saône-et-Loire), le 24 septembre 2025. CLAIRE JACHYMIAK / HANS LUCAS POUR « LE MONDE »

 

A Orange, la réponse diffère selon que l’on s’adresse à l’opérateur commercial, bien connu du grand public, ou à Orange Concessions, son opérateur d’infrastructures, qui gère pas moins de 4,6 millions de lignes en fibre optique pour le compte des collectivités. Si le porte-parole du second plaide, comme ses homologues, pour « une augmentation maîtrisée » des tarifs de gros, le porte-parole du premier souhaite, tout comme Free, « la pleine application de ses contrats ». Avec sa casquette d’opérateur commercial, Orange se fend aussi d’un avertissement : « Si les coûts des opérateurs augmentaient, projette le porte-parole, il serait difficile de ne pas les répercuter sur les prix de vente aux clients. » De quoi réduire à néant la promesse d’équité tarifaire du plan national de mise en place de la fibre. Avec une France des champs qui paierait alors plus cher sa fibre que celle des villes.

Pierre Manière